Hier, la Cour Suprême a
publié un arrêt qui déclenche une nouvelle fois les passions entre
les organisations des droits de l''homme, la justice et le
gouvernement. Le plus haut tribunal argentin a jugé que devait être
appliquée dans le cas d'un homme condamné pour crime contre
l'humanité (crime de la dictature militaire) un texte de loi qui
était en vigueur au moment de son jugement mais qui a été abrogé
depuis, selon le double principe de la non-rétroactivité des lois
et de la préséance de la mesure la plus favorable au condamné en
cas de dilemme.
La loi en question
prévoyait que les jours de prison préventive soient
comptés double dès le premier jour de la troisième année de ce
régime particulier (d'où son nom de loi du 2 pour 1, 2 por 1)). L'application de cette mesure rend
officiellement sa liberté au criminel (1) qui a porté l'affaire
devant la Cour Suprême et redonne un espoir immense à 750 autres
condamnés pour des faits similaires.
La Cour a donc jugé qu'en
cas de crime contre l'humanité, la règle qui doit régir
l'application des peines est la même que celle que l'on applique aux détenus condamnés pour des crimes et délits ordinaires, ne relevant pas de l'imprescriptibilité. Mais ce jugement n'a pas été établi à l'unanimité : l'arrêt porte la signature de trois juges tandis qu'un argumentaire dit de minorité a été établi par les deux autres magistrats, parmi lesquels le président de la Cour Lorenzetti (que la gauche abhorre).
Cliquez sur l'image pour obtenir une haute résolution La photo de une est pour le procureur de Mar del Plata qui a été agressé dans son bureau hier |
Le Secrétaire d'Etat aux
droits de l'homme, Claudio Avruj, n'a jamais caché son souhait qu'une fois la condamnation
prononcée, les condamnés soient tous traités sur un pied d'égalité, qu'il s'agisse de crimes contre l'humanité ou de crimes ordinaires. Une fois connu l'arrêt de la Cour Suprême, il a publié un commentaire favorable, ce qui a le don de mettre hors d'eux les militants des droits de l'homme ayant pignon sur rue. Notez bien
qu'en Argentine, tout le monde, politiques aux affaires en tête,
commente en permanence les décisions de justice, contrairement à
ce qui se pratique la plupart du temps en Europe où la
séparation des pouvoirs implique qu'on ne fasse aucun commentaire
sur une décision de justice, surtout si elle est définitive, comme c'est le cas ici.
Plus
prudent peut-être, le Ministre de la Justice, si contesté par la
gauche (2), a évité de prendre position sur l'arrêt lui-même et
s'est déclaré opposé à une règle unique d'application des peines
pour tous les détenus, quelle que soit la nature des faits reprochés.
Les organismes de droits
de l'homme, Abuelas de Plaza de Mayo, H.I.J.O.S., le CELS, etc., ont
marqué un désaccord immédiat et ne cachent pas leur colère,
estimant qu'il s'agit d'un pas vers l'impunité. Les arguments, qui
sont humainement compréhensibles, me mettent mal à l'aise par leur
caractère vengeur : les associations estiment en effet que les
réductions de peine ne peuvent pas s'appliquer aux crimes de la
dictature tant que les condamnés n'auront pas révélé ce qu'ils
ont fait de leurs victimes. Humainement, il est difficile de balayer
ce raisonnement d'un revers de la main et pourtant, il reste du droit
imprescriptible de tout être humain de garder le silence devant son juge, même si ce silence est odieux et lâche, même s'il prolonge la souffrance de la victime (et c'est toujours le cas, dans un fait divers comme dans un crime d'Etat). Le silence, c'est la stratégie très fréquente qu'applique ce type de criminel, que ce soit à Nuremberg, à La Haye, au
Rwanda, sans parler de la Turquie où le massacre des Arméniens
n'est toujours pas considéré comme un crime organisé par l'empire
ottoman, plus de cent ans après (1915).
Devant cette colère des
associations de victimes, il faut aussi reconnaître que les lenteurs
de la procédure pénale argentine font que toutes les instructions
pour crimes contre l'humanité durent plus que deux ans et que par
conséquent cette loi ancienne peut s'appliquer à pratiquement tous
les procès qui ont eu lieu avant son abrogation en 2001. Il y a en effet de
quoi être furieux. De là à accuser le gouvernement pour une
décision de justice, il y a un gouffre...
Cliquez sur l'image pour obtenir une haute résolution Mêmes choix éditoriaux qu'à La Nación mais la disposition relative des titres change |
De son côté, commentant
un article de Página/12, dont elle est une fervente lectrice,
l'ex-présidente Cristina Kirchner a twitté qu'un tel arrêt n'aurait pas été prononcé quand elle était aux affaires. Quel aveu ! Comment peut-elle soutenir, après ce tweet, qu'elle a toujours
respecté la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la
justice ? Or la rumeur publique l'accuse depuis très longtemps
d'avoir mis la magistrature sous pression, d'avoir menacé les juges
pour obtenir des décisions qui lui conviennent, au point qu'elle a
été soupçonnée, dès le début, d'avoir commandité la mort
violente, en janvier 2015, d'un procureur, Alberto Nisman, qui
s'apprêtait à l'accuser de crime de haute trahison. Son commentaire est
donc particulièrement surprenant et même dangereux pour sa propre
défense dans les instructions qui sont conduites actuellement à son
encontre.
Dans cet article, c'est à
dessein que je ne mets pas en illustration la une de Clarín, qui a
choisi pour photo centrale un manifestant vénézuélien transformé
en torche humaine.
Pour en savoir plus :
lire l'éditorial qui
analyse la portée juridique de l'arrêt de la Cour suprême (La
Nación)
lire l'entrefilet de La Prensa sur la position du ministre de la Justice
lire l'entrefilet de Clarín sur le tweet de l'ex-présidente
lire l'article principal de Página/12, vent debout contre la sentence
A noter que tous les
quotidiens consacrent plusieurs articles à l'événement
Ajout du 5 mai 2017 :
lire l'article de La Prensa reprenant l'analyse de Graciela Fernández Meijide, ex-membre de la Conarep (la toute première commission d'enquête sur les crimes de la Dictature) et militante des droits de l'homme qui se tient à l'écart des associations partisanes. Elle fait partie des victimes qui ont accepté de témoigner devant l'assemblée plénière des évêques d'Argentine mardi dernier (voir mon autre article du 4 mai 2017)
lire l'article de La Prensa sur les risques induits par l'application de l'arrêt en faveur du 2 por 1 : l'un des petits-enfants retrouvés par Abuelas craint en effet que son père adoptif, qui a été condamné pour vol d'enfant et adoption illégale, ne s'en prenne à lui s'il sort de prison, ce qui pourrait arriver puisqu'il a à présent purgé sa peine au terme de cette ancienne loi. Certains parents "adoptifs" ont en effet maltraité l'enfant "adopté" (volé) et ils sont plusieurs, parmi les petits-enfants retrouvés, à avoir dénoncé ces mauvais traitements pendant l'instruction de leur procès ou à la barre pendant une audience de jugement.
Ajout du 5 mai 2017 :
lire l'article de La Prensa reprenant l'analyse de Graciela Fernández Meijide, ex-membre de la Conarep (la toute première commission d'enquête sur les crimes de la Dictature) et militante des droits de l'homme qui se tient à l'écart des associations partisanes. Elle fait partie des victimes qui ont accepté de témoigner devant l'assemblée plénière des évêques d'Argentine mardi dernier (voir mon autre article du 4 mai 2017)
lire l'article de La Prensa sur les risques induits par l'application de l'arrêt en faveur du 2 por 1 : l'un des petits-enfants retrouvés par Abuelas craint en effet que son père adoptif, qui a été condamné pour vol d'enfant et adoption illégale, ne s'en prenne à lui s'il sort de prison, ce qui pourrait arriver puisqu'il a à présent purgé sa peine au terme de cette ancienne loi. Certains parents "adoptifs" ont en effet maltraité l'enfant "adopté" (volé) et ils sont plusieurs, parmi les petits-enfants retrouvés, à avoir dénoncé ces mauvais traitements pendant l'instruction de leur procès ou à la barre pendant une audience de jugement.
(1) Il était déjà sorti
de prison, de toute façon. La sentence réduit considérablement sa
peine. Il a purgé derrière les barreaux plus d'années qu'il
n'aurait dû au terme de cet arrêt.
(2) Les organisations des
droits de l'homme, qui rassemblent des victimes de la dictature qui
se sont engagées et non pas des militants attachés à ces valeurs
pour elles-mêmes, sont parmi ses plus fermes opposants.