Il
y a deux cents ans aujourd'hui, le général José de San Martín,
libérateur de l'Argentine, du Chili et du Pérou, subissait son
unique revers militaire dans les douze ans qu'il a consacrés à la
guerre d'indépendance du continent.
De
nuit, à la fin du carême, comme c'est aussi le cas cette année,
alors qu'il n'avait pas même encore donné aux hommes l'autorisation
de mettre les fusils en faisceau pour le bivouac, les forces
absolutistes placées sous les ordres du général Osorio, gendre du
vice-roi du Pérou, l'attaquèrent par surprise, semant dans les
rangs chilo-argentins qu'il commandait une panique rapide qui aboutit
à la dispersion de l'armée patriote et indépendantiste. Le
Directeur suprême du Chili, Bernardo O'Higgins (1778-1842), fut
gravement blessé à cette occasion : une fracture ouverte au
bras, ce qui, dans les conditions médicales du début du XIXème
siècle, mettait véritablement sa vie en danger. San Martín, avec
sa garde et une partie de son état-major, parvint à réaliser une
retraite sûre jusqu'à San Fernando, d'où il s'appliqua, pendant
trois jours, à rassembler ses troupes, sans dormir ni changer de
vêtements.
L'homme
était si populaire au Chili que lorsqu'il rentra à Santiago,
hirsute, sale et épuisé, il fut acclamé par la population civile.
A sa plus grande surprise. Il n'avait jamais vu qu'on acclame un
commandant qui ne revenait pas vainqueur. Mais un bruit avait couru à
Santiago dans la nuit du jeudi 19 au vendredi 20 mars : San
Martín, écrasé par sa défaite, s'était donné la mort sur le
champ de bataille. Quant à O'Higgins, il avait disparu dans la
déroute et on ne savait pas ce qu'il était advenu de lui. Une peur
immense avait saisi les habitants de Santiago à l'idée de perdre un
officier d'une telle qualité et un chef d'Etat énergique dans
l'enjeu qu'était la résistance d'un Chili indépendant face aux
tentatives de reprise en main des royalistes, commandés par la très
coloniale Lima, avec en arrière-fonds le souvenir cuisant de la
lointaine bataille de Waterloo, qui trois ans auparavant avait porté
le coup de grâce à l'épopée napoléonienne (1). On a conservé
des descriptions de la capitale saisie de panique, avec des familles
qui pliaient bagages et partaient, dans un désordre invraisemblable,
se réfugier à Mendoza, de l'autre côté des Andes.
La
réussite de son coup de main surprit Osorio lui-même : ses
rapports militaires montrent qu'il est soudain pris d'une exultation
qui se transforme très vite en forfanterie. Une perte de lucidité
qui allait lui coûter cher. Cette réaction disproportionnée nous
en dit long sur la réputation militaire dont jouissait San Martín
et sur la peur qu'il inspirait à l'ennemi.
Trois
semaines plus tard, Osorio était vaincu à Maipú et, oubliant toute
règle de l'honneur, il prenait la fuite avant même la fin des
combats. Ces trois semaines, San Martín les avait employées, heure
par heure, à reconstituer ses forces, malgré un calendrier peu
propice à un tel retournement de situation. Imaginez seulement que
la Semaine Sainte et ses nombreux exercices spirituels s'étaient
immiscés dans l'entraînement et les manœuvres préparatoires à la
bataille définitive. Et de fait, le dimanche 5 avril, Maipú marqua
la fin des espoirs des pro-Espagnols de reprendre quelque contrôle
que ce soit sur le Chili (2).
Aujourd'hui,
à Buenos Aires, La Nación marque le coup en publiant une chronique de l'historien Daniel Balcameda sur cet épisode assez mal étudié
de la guerre d'indépendance.
(1)
Or les Sud-Américains avaient commencé à rapprocher San Martín de
Napoléon, après qu'il avait traversé les Andes, en janvier et
février 1817, pour libérer le Chili, retombé en 1814 sous la coupe
du vice-roi du Pérou.
(2)
Cette "surprise de Cancha Rayada" est amplement documentée dans mon
livre, San Martín par lui-même et par ses contemporains, que j'ai
publiés aux Editions du Jasmin.