Cielos
de Sangre, Vidalas de amor est un disque qui porte une triple
signature : celle d'un politologue de la UBA (présenté parfois
comme historien) (1), Hernán Brienza, et de deux musiciens,
Alejandro Guyot, chanteur, et Edgardo González, guitariste, tous
deux membres de la formation 34 Puñaladas, dont vous entendez
parfois parler dans ces colonnes. Le titre se comprend mieux quand on
sait que le cielo et la vidala sont des types de chanson-danse du
folklore argentin, qui sont là pour rappeler l'appartenance au
courant fédéraliste du héros ainsi honoré, le colonel Manuel
Dorrego (1787-1828), mis à mort à Buenos Aires, dont il était
alors le Gouverneur, par l'unitariste Juan Lavalle, qui usurpa
ensuite ses fonctions à la tête de la province de Buenos Aires
(c'était longtemps avant que la ville et la province ne se séparent,
en 1880).
Les
deux officiers avaient pris part à la guerre d'indépendance,
souvent dans les mêmes campagnes. Ils avaient tous les deux servi
sous les ordres de José de San Martín, qui s'apprêtait à remettre
le pied sur le sol argentin lorsqu'ils vidèrent leur querelle de si
sanglante façon (2). C'est lui qui a donné son nom à la fameuse
Plaza Dorrego, où se bat le cœur du marché de San Telmo, le
dimanche. Depuis sa disparition tragique, Dorrego est entouré d'un
halo mythique, d'une aura quasi-romantique, tout en restant un
personnage historique très mal connu des Argentins, comme la plupart
des héros de cette période de leur histoire.
L'officier tel qu'on le voyait dans la Buenos Aires de 1877 Extrait d'un livre d'histoire paru cette année-là |
Le
disque, qui est sorti fin novembre et que les deux musiciens ont déjà
présenté en avant-première depuis presque un an dans diverses
salles de Buenos Aires, résulte d'une rencontre entre ces trois
intellectuels, une rencontre qui est à la fois artistique et
idéologique.
Le
CD est né de l'idée de composer un disque-livre avec les chansons à
thématique historique et patriotique que Hernán Brienza avait en
tête lorsqu'il a écrit sa biographie de Manuel Dorrego, El loco
Dorrego, el último revolucionario, sorti chez Marea Editorial en
février 2007 (voir la fiche de l'ouvrage chez l'éditeur) (3). Ce
livre se présente lui-même comme une succession de chapitres aux
titres musicaux : Carnavalito del Duende, Vidalita oriental,
Chacarera del exilio, Milonga del fusilado, etc. (4). Le ton général
est original et plus profond, à ce qu'il me semble, que celui de
nombreux auteurs de la ligne revisionista (voir à ce propos mon dernier article sur la question, celui que j'ai consacré à la crise
au sein de l'Institut Dorrego). En outre, cet auteur dépasse les
vieilles crispations intellectuelles et politiques qui caractérise
cette grille de lecture de l'histoire en Argentine. Il est vrai aussi
qu'à quarante-trois ans, il est plus jeune que la plupart des
revisionistas et qu'il appartient à la génération nouvelle, celle
de la Démocratie d'après 1983, de la démocratie tout court. Et
ceci explique sans doute cela.
Un extrait mis en ligne par la maison de disques
La
même chose peut être dite des deux musiciens, qui appartiennent
aussi à la génération montante. Après une longue expérience dans
le tango et la musique urbaine underground, les voici qui se lancent
dans la tradition rurale, la musique de l'Intérieur, la musique des
champs, avec cet album de seize plages, dont deux d'extraits de
discours (5) et deux autres d'extraits du livre de Brienza (lus par
lui-même).
Pour
ce que j'ai pu en écouter grâce aux vidéos promotionnelles mises
en ligne par la maison de disque Acqua Records, les deux musiciens
transforment rudement bien leur essai et rejoignent le groupe des
artistes qui peuvent fusionner les deux genres, longtemps considérés
comme aussi incompatibles que l'huile et l'eau. Ils interprètent des
œuvres dont ils ne sont pas les auteurs et parmi lesquels on
retrouve quelques classiques portègnes comme La Mazorquera de
Monserrat et Los Jazmines de San Ignacio, tous deux extraits de la
série fédérale de Héctor Pedro Blomberg et Enrique Maciel dans
les années 1930, et d'autres des différentes régions argentines à
des dates diverses, en général plus récentes, signés Jorge
Cafrune, Adolfo Abalos, Eduardo Falú, Roberto Rimoli Fraga, Ariel
Ramírez et j'en passe... La crème de la crème de la musique
populaire argentine, tout ça dans un seul disque !
L'été
donne à Página/12 l'occasion de faire la une de ses pages
culturelles avec cet album, en nous offrant en prime une interview croisée des trois auteurs. A lire (en espagnol).
Pour
aller plus loin :
écouter également Hernán Brienza présenter son ouvrage, son héros et sa
démarche sur le site Internet argentin Cuento mi libro (je [te] raconte mon livre), qui offre aussi une transcription intégrale des huit minutes de la vidéo.
(1)
Si vous êtes un lecteur fidèle de Barrio de Tango, vous savez que
la discipline historique en Argentine présente un visage bien
différent de celui qu'elle a en Europe et en Amérique du Nord. Il
s'agit plus souvent de polémique politique et de contentieux
idéologique que de recherche en sciences humaines. Né en 1971,
Hernán Brienza appartient donc à une unité de l'Université de
Buenos Aires mais il ne fait pas pour autant de l'histoire au sens
scientifique du terme. Il est aussi journaliste et travaille à La
Razón et à Perfil (groupe Clarín).
(2)
J'ai inclus cet épisode éclairant dans San Martín par lui-même et
par ses contemporains, en y intégrant une courte missive que San
Martín fit porter à Lavalle après l'exécution sommaire de
Dorrego, pour tenter de l'amener à des mœurs politiques plus
civilisées.
(3)
On peut en télécharger gratuitement un extrait ainsi que la table
des matières en format pdf pour se rendre compte de la nature de la
démarche de l'auteur. Très instructif.
(4)
On dirait la structure d'un livret d'opérette ou d'oratorio profane
écrit par Horacio Ferrer !
(5)
Il s'agit de discours de José Artigas, le grand héros de
l'indépendance uruguayenne, qui est aussi l'une des plus grandes
figures de la mouvance fédéraliste au XIXème
siècle, et de Cristina de Kirchner, l'actuelle présidente argentine
(ne cherchons pas la couleur du bulletin de vote des concepteurs du
disque !)