Le pénaliste qui vient de quitter la Cour suprême de la Nation argentine donne ce matin une nouvelle interview à Página/12, une conversation très sérieuse, à bâtons rompus, en bras de chemise d'été, avec café et cigarettes... Avant de quitter ses fonctions au sein du plus haut organe de l'appareil judiciaire de la République, Raúl Zaffaroni était déjà connu par son franc-parler et par sa franchise. Mais maintenant qu'il est sorti du système, il parle à cœur ouvert, sans avoir besoin de ménager ni Y ni Z. Et ça commence très fort : ce que je vais le plus regretter de la Cour suprême, c'est le chauffeur, dit-il à Irina Hauser avec laquelle il s'entretient longuement dans les colonnes du journal de gauche.
Il parle de terrorisme médiatique en se référant au groupe Clarín, contre lequel le président uruguayen José Mujica s'est aussi prononcé il y a peu comme à un danger pour la démocratie et la liberté d'information (1). Il y parle aussi d'un secteur de la magistrature qui s'est aligné derrière Clarín en prenant parti, au sens partisan du terme, contre le Gouvernement national, pourtant légitimement élu. Un véritable scandale dans une démocratie où les juges se doivent de rester neutres sur le plan politique.
Quelques extraits :
–Usted inició caminos en la Corte, como un fallo donde sus colegas lo acompañaron en la inconstitucionalidad de la reclusión por tiempo indeterminado en casos de multirreincidencia, pero cambiaron de opinión y lo dejaron solo cuando tuvieron que fallar sobre la simple reincidencia en plena discusión del Código Penal. [...]
–Pasa algo bastante grave en materia penal en la Corte. Mis disidencias suelen ser tres líneas que piden correr vista al procurador, que implica abrir la instancia. Pero mis colegas no abren la instancia. ¿Por qué? No son penalistas, y toda cuestión penal es problemática porque sale en el diario. Mis colegas tienen miedo, el miedo del que no es penalista. No es que sean reaccionarios o fascistas. Temen el escándalo periodístico, este terrorismo mediático que sufrimos. Es un problema que está sufriendo toda la judicatura de la región. Hay países donde un juez hace una sentencia garantista y lo echan automáticamente.
Página/12
- Vous avez ouvert des pistes à la Cour, comme cet arrêt dans lequel vos collègues vont ont accompagné sur l'inconstitutionnalité de la détention sans limite de temps en cas de multirécidiviste mais ils ont changé d'avis et ils vous ont laissé seul lorsqu'il a fallu se prononcer sur la simple récidive en pleine discussion [parlementaire] sur le Code pénal. […]
- Il se passe quelque chose d'assez grave en matière pénale à la Cour. Il était fréquent que je sois contre deux ou trois lignes qu'il faut soumettre au procureur, ce qui implique d'entamer la procédure. Mais mes collègues n'entament pas la procédure. Pourquoi ? [Parce que] ils ne sont pas pénalistes et un sujet pénal pose problème parce que les journaux en parlent. Mes collègues ont peur, la peur de celui qui n'est pas pénaliste. Ce n'est pas qu'ils soient réactionnaires ou fascistes. Ils ont peur du scandale journalistique, ce terrorisme médiatique dont nous souffrons. C'est un problème dont souffre tout le système judiciaire du continent. Il y a des pays où quand un juge rend une sentence qui garantit [le respect de la Constitution], il est automatiquement révoqué.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
–¿Lo dice por algún caso en particular?
–Ha ocurrido en Honduras. Acá y en toda la región hay un terrorismo de medios que está empeñado en montar un aparato represivo fuerte, que corresponde a los intereses transnacionales, que quieren imponer una sociedad treinta/setenta, una sociedad excluyente. En una sociedad excluyente, al setenta por ciento lo tenés que controlar e ideológicamente creen que lo van a controlar. Salvo algunos países donde ya no es necesario porque se controla matándose entre ellos en forma masiva, como México.
–¿O sea que la mayoría de nuestra Corte cedió ante ese terrorismo?
–Tienen miedo. Se asustaron. Yo no le puedo hacer entender a un civilista estas cosas.
–¿Cómo se contrarresta la mala prensa que tiene el garantismo?
–Yo diría la mala televisión que tiene el garantismo, lo que más cuenta es la televisión, que se maneja emocionalmente. Pero lo fundamental en América latina es que si no superamos el monopolio de medios, no vamos a salir del pozo en el que estamos. Porque sin una pluralidad de medios no hay información suficiente, y el monopolio u oligopolio de medios es análogo a los autoritarismos de mediados del siglo pasado. En América latina, en este genocidio por goteo que estamos viviendo, el equivalente de los judíos de la Shoá son los pibes de nuestros barrios precarios, que están muriendo por miles. Y Televisa, Rede Globo, TV Azteca, todo eso lo minimizan. O te dice que lo de Guerrero (el estado mexicano donde fueron desaparecidos 43 estudiantes) es un hecho puntual, de un municipio, o que la violencia no empeora, porque hemos llegado a la meseta.
Página/12
- Vous dites ça pour un cas en particulier ?
- Cela s'est passé au Honduras. Ici et sur tout le continent, il y a un terrorisme des médias qui est impliqué dans la création d'un appareil répressif fort, qui correspond aux intérêts transnationaux, qui veulent imposer une société semblable à celle des années 30-70 (2), une société qui exclut [les non-possédants]. Dans une société qui exclut, à 70% tu dois contrôler [l'appareil répressif] et ils croient qu'ils vont le contrôler idéologiquement. Sauf quelques pays où ce n'est pas nécessaire parce que le contrôle se fait à travers des massacres mutuels à grande échelle, comme au Mexique.
- Ne serait-ce pas plutôt que notre Cour a cédé devant ce terrorisme ?
- Ils ont peur. Cela les fait trembler. Moi je ne peux pas faire entendre ces choses-là à un spécialiste du droit civil.
- Comme peut-on pallier le fait que le constitutionnalisme ait mauvaise presse ?
- Je dirais que le constitutionnalisme a mauvaise télévision. Ce qui compte, c'est la télévision qui se conduit par l'émotion. Mais fondamentalement, en Amérique latine, si nous surpassons le monopole des médias, nous n'allons pas sortir du puits dans lequel nous nous trouvons. Parce que sans une pluralité médiatique, il n'y a pas d'information suffisante et le monopole ou l'oligopole médiatique est analogue aux autoritarismes du milieu du siècle passé. En Amérique latine, dans ce génocide au goutte à goutte que nous vivons, l'équivalent des juifs de la Shoah ce sont les mômes de nos quartiers précaires qui meurent par milliers (3). Et Televisa, Réseau Globo, TV Azteca, tout ce système le minimise. Ou il te raconte ce que Guerrero (l'Etat mexicain où 43 étudiants sont portés disparus), c'est un fait ponctuel, un truc dans une ville, ou que la violence n'augmente pas, parce que nous sommes arrivés à la stabilisation.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Un peu plus loin, il propose un changement radical de l'organisation de la Cour suprême.
–Entonces ahora va a faltar un/a penalista en la Corte.
–Lo que faltaría es una Corte divida en salas que tenga una sala penal. Sería indispensable. Tendría que tener por lo menos once miembros. Primero porque no se puede tener una enorme concentración de poder en cinco personas, más allá de quién sea cada uno. No es sano. Y hay una cuestión de funcionamiento. Según la Constitución de 1853/1860, nuestra Corte es de control de constitucionalidad normativo, tiene que decir si hay leyes que son inconstitucionales. Un día, en 1904, la Corte empezó a analizar la arbitrariedad de las sentencias. Empezó a romper sentencias. Con otro nombre, empezó a hacer casación, como creación pretoriana de la propia Corte. Eso que fue excepción, al cabo de 110 años se convirtió en la regla. Hoy, por inconstitucionalidad normativa, en la Corte no hay más que cien causas. Las 14 mil restantes son por arbitrariedad. Entonces, si estamos haciendo casación, lo que necesitamos es tener salas especializadas.
Página/12
- Alors maintenant, on a besoin d'un ou une pénaliste à la Cour.
- Ce dont on aurait besoin, c'est d'une Cour fonctionnant avec plusieurs chambres dont une chambre pénale. Ce serait indispensable. Il faudrait qu'il y ait au moins onze membres. D'abord parce qu'on ne peut pas laisser une énorme concentration de pouvoir entre les mains de cinq personnes, au-delà de la personnalité de chaque intéressé. Ce n'est pas sain. Et il y a un problème de fonctionnement. Selon la Constitution de 1853-1860 (4), notre Cour fait du contrôle de constitutionnalité normatif, elle doit dire s' il y a des lois qui sont inconstitutionnelles. Un jour, en 1904, la Cour a commencé à faire de la cassation, une initiative prétorienne de la Cour elle-même. Ce qui fut alors une exception s'est transformé au bout de 110 ans en règle. Aujourd'hui, au terme de l'inconstitutionnalité normative, il n'y a pas plus de 100 dossiers. Les quatorze mille restants sont des dossiers pour verdicts arbitraires. Alors, si nous faisons de la cassation, ce dont nous avons besoin, c'est de chambres spécialisées.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Je ne saurais trop vous inviter à aller lire l'intégralité de cet entretien très éclairant sur le contexte juridique et légal de la vie en Argentine en cliquant sur le lien. Bien entendu, cela exige une certaine maîtrise de l'espagnol, mais en cas de difficulté, vous pouvez vous faire aider par Reverso, le traducteur en ligne dont le lien est permanent dans le bas de la Colonne de droite.
Clarín a répliqué dans sa propre édition de ce jour.
C'est aussi le cas dans La Nación (autre journal compris dans le même courant médiatique défenseur d'intérêts supranationaux dénoncé par Zaffaroni).
La Prensa consacre aussi à ces déclarations un simple entrefilet.
A noter que les trois journaux de droite choisissent le même passage de l'interview, celle où le juge honoraire souligne la légèreté des accusations qui pesent actuellement sur le vice-président Amadou Boudou et le menace de passer en jugement pénal (il aurait déclaré une fausse adresse pour l'immatriculation d'un véhicule il y a de nombreuses années, alors qu'il était encore marié à une femme dont il a depuis divorcé).
Pour consulter les autres articles concernant Raúl Zaffaroni dans Barrio de Tango, cliquez sur le mot-clé ZR dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.
Clarín a répliqué dans sa propre édition de ce jour.
C'est aussi le cas dans La Nación (autre journal compris dans le même courant médiatique défenseur d'intérêts supranationaux dénoncé par Zaffaroni).
La Prensa consacre aussi à ces déclarations un simple entrefilet.
A noter que les trois journaux de droite choisissent le même passage de l'interview, celle où le juge honoraire souligne la légèreté des accusations qui pesent actuellement sur le vice-président Amadou Boudou et le menace de passer en jugement pénal (il aurait déclaré une fausse adresse pour l'immatriculation d'un véhicule il y a de nombreuses années, alors qu'il était encore marié à une femme dont il a depuis divorcé).
Pour consulter les autres articles concernant Raúl Zaffaroni dans Barrio de Tango, cliquez sur le mot-clé ZR dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.
(1) Le gouvernement brésilien, sous la conduite de Dilma Roussef qui vient d'entamer son second mandat, vient d'annoncer qu'il présenterait prochainement un projet de loi contre les oligopoles médiatiques. Au Brésil, la puissance médiatique s'appelle Globo, gigantesque groupe qui posséde des radios, des télévisions, des quotidiens et des magazines, pour couvrir tout le spectre de l'information.
(2) La période qui va de 1929-1930 au milieu des années 1980 est celle où, à part quelques rares exceptions comme les mandats de Perón en Argentine (1945-1955) ou la révolution cubaine, l'Amérique du Sud a été sous la coupe d'abord de la Grande-Bretagne alliés aux Etats-Unis puis seulement celle des Etats-Unis, après la seconde guerre mondiale. C'est l'époque des putschs, des dictatures militaires ou civiles en tout genre, des révolutions de palais au sein de gouvernements anticonstitutionnels, etc. C'est aussi une époque de corruption des individus et de tout l'appareil d'Etat à un point que l'on peine à imaginer en Europe mais dont on s'aperçoit actuellement que nos pays n'étaient sans doute pas aussi indemnes que nous le pensions alors. C'est une période où les économies de ces pays à peine décolonisés ont été mises en coupe réglée par les puissances impérialistes. Ces économies et ces sociétés ne s'en sont toujours pas remises à l'heure actuelle, même si, pour deux de ces pays, elles semblent bien en voie de rétablissement (le Brésil et l'Argentine).
(3) A rapprocher des propos tenus par le Pape François en toute occasion, depuis sa visite à Lampedusa en juillet 2013.
(4) La toute première constitution appliquée en Argentine, une constitution fédérale rédigée sous la conduite de Juan Bautista Alberdi (1810-1884), un grand juriste profondément démocrate, dont vous trouverez une trace littéraire dans San Martín par lui-même et par ses contemporains, car il nous a laissé un portrait du grand héros national qui en dit autant sur le général San Martín que sur lui-même. Alberdi est un personnage très attachant de l'histoire politique et intellectuelle de l'Argentine. Sa constitution a subi de nombreuses adaptations depuis sa promulgation en 1854 mais son esprit a perduré au fil du temps.