"Ce que Menem a fait" dit le gros titre au-dessus de l'impressionnante liste de décisions aberrantes contre l'intérêt national |
Carlos Menem avait 90 ans. Sa disparition, hier, dimanche, n’a surpris personne et n’a guère peiné que sa famille et ses amis personnels. Il était hospitalisé dans une clinique chic de Buenos Aires depuis deux mois et on le savait à toute extrémité. Les médecins ont fait des miracles pour qu’il survive jusqu’à hier. Depuis quelques années, sa santé était plus que chancelante mais il restait néanmoins sénateur national pour la province de La Rioja, où il était né et où il continuait de jouir d’une assez belle popularité. Il avait même participé aux sessions en visioconférence que le Sénat a organisé à l’automne dernier, au début de la pandémie.
Pour le reste du pays, Carlos
Menem demeure à jamais lié à une phase de libéralisation de type
thatchérien de toute l’économie argentine et à la faillite du
pays à la fin de l’année 2001, une crise dont le pays ne s’est
jamais ni pleinement ni durablement remis.
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C’est à lui qu’on doit la disparition de l’indispensable réseau ferré qui reliait les unes aux autres les villes et les provinces de cet immense pays, un réseau remplacé depuis par un système de cars privés, plutôt confortables (pour les meilleures compagnies) mais beaucoup plus lents et surtout plus polluants. C’est à lui que l’on doit un rapprochement diplomatique et économique avec les États-Unis qui faisait de l’Argentine un pays satellite de l’Oncle Sam, un pays qui avait perdu sa souveraineté dans presque tous les domaines, à commencer par celui de sa monnaie, stupidement alignée sur le cours du dollar. On lui doit aussi un système privé et unique de retraite par capitalisation qui a ruiné des centaines de milliers de pauvres gens et que Cristina Kirchner a aboli lorsqu’elle était présidente pour le remplacer par un système par répartition beaucoup plus équitable et nettement moins risqué pour les salariés (pour autant qu’ils sont déclarés). Menem a vendu à l’encan le patrimoine national, notamment des entreprises rentables comme YPF (la compagnie pétrolière créée par le président radical Yrigoyen au début du 20e siècle) et Aerolíneas Argentinas (créée par Perón après la Seconde Guerre mondiale), toutes deux revenues dans le giron de l’État sous le mandat de Cristina sans que son successeur immédiat, Mauricio Macri, puisse les reprivatiser pendant les quatre ans de sa présidence ultralibérale. Menem a aussi désarmé les services publics de contrôle de l’État qui peine encore aujourd’hui à maîtriser la collecte de l’impôt et à sanctionner ceux qui trichent dans tous les domaines, notamment celui du droit du travail et de la sécurité sociale. C’est lui enfin qui a amnistié les criminels de la Dictature militaire, qui avaient pu être condamnés sous Raúl Alfonsín, le président du retour à la démocratie (années 1980), et qui ont retrouvé le chemin des tribunaux et des prisons sous d’autres chefs d’inculpation sous les trois mandats des Kirchner, mari et femme (années 2000).
L’homme avait été élu sur un
programme péroniste et il a mené une politique diamétralement
opposée aux grands axes de cette idéologie : souveraineté
nationale, justice sociale et redistribution des richesses par
l’intermédiaire d’une politique volontariste et du développement
des services publics. Comme l’immense majorité des péronistes, il
a beaucoup souffert sous la dernière dictature militaire, ce qui
rend ses agissements des années 1990 d’autant plus
incompréhensibles.
"Carlos Menem, le péroniste qui a donné son nom à une décennie", dit le gros titre La photo montre le président avec la famille Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
Sur le plan international, Carlos Menem était aussi très lié aux pays arabes dont sa famille était originaire avant de s’installer en Argentine lors de la Grande Immigration (1880-1930) : la Syrie et le Liban, eux-mêmes en guerre ouverte avec Israël. Dans un Proche-Orient encore et toujours à feu et à sang, il a joué un jeu des plus dangereux. Il a été fortement soupçonné par certains magistrats instructeurs d’avoir favorisé personnellement, depuis la Casa Rosada, les terroristes suspectés d’avoir commis l’attentat antisémite contre la AMIA (18 juillet 1994), la mutuelle juive qui fait aussi office de consistoire israélite pour toute l’Argentine, un attentat qui a fait 86 morts et laissé plus de 300 blessés dans les décombres de la rue Pasteur, en plein Buenos Aires. Certains de ces victimes demeurent invalides à vie. Il a pourtant bénéficié d’un manque de zèle certain de la part de l’appareil d’État pour mettre les choses au clair à travers un procès en bonne et due forme. Jamais été condamné, il reste donc innocent pour toujours mais cette procédure interrompue empêchera de lever définitivement le soupçon qui pèse sur lui. Le procès de l’attentat reste à tenir et ce carnage impuni est l’un des pires scandales qui ternit la justice argentine.
Aujourd’hui, les associations
des victimes de la dictature (Madres de Plaza de Mayo,
Abuelas, etc.) ont fait savoir qu’elles n’éprouvaient ni
émotion et ni regret devant la disparition de cet homme. Les partis
et personnalités de gauche n’émettent au mieux que des
déclarations neutres et sans affect. Certains syndicalistes ont opté
pour des déclarations offensives, assez malvenues ne serait-ce que
par égard pour les proches, qui ont le droit qu’on respecte leur
peine. La DAIA (confédération des associations représentatives
juives) rappelle les soupçons qui ont pesé sur l’ancien chef
d’État. A Rome, L’Osservatore Romano se contente d’un
minuscule entrefilet de trois phrases. Seule une partie de la droite
argentine, son aile néolibérale, voit en lui une grande figure
politique qui manquera dans le paysage argentin et dont l’histoire
relèvera la mémoire.
"Carlos Menem est mort, l'homme politique qui a marqué les années 1990 et changé le péronisme" Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
En tant qu’ancien président, Carlos Menem reçoit les honneurs dus à son rang : cercueil recouvert du drapeau national et veillé dans le salon bleu du Sénat, garde d’honneur du régiment des grenadiers à cheval, trois jours de deuil national (1) et visite, quoique très rapide, de l’actuel président au Congrès où, accompagné de la première dame, il a salué la famille puis s’est brièvement incliné devant le défunt avant de quitter les lieux au bout d’un petit quart d’heure. Le minimum protocolaire…
Hier, vers 20 h, lorsque la dépouille mortelle est arrivée au Congrès, il n’y avait à l’extérieur du bâtiment, sous la pluie battante qui affecte Buenos Aires depuis plusieurs semaines maintenant, qu’une centaine de personnes qui attendaient l’ouverture des portes pour lui rendre hommage. Aujourd’hui, à l’entrée du Congrès, la file des admirateurs en deuil n’est guère plus nourrie.
Baptisé dans la religion catholique à sa naissance comme la quasi-totalité des descendants des immigrés levantins et comme en attestent ses prénoms, Carlos Saúl Menem sera toutefois enterré dans l’après-midi, dans le carré musulman du cimetière de La Tablada (San Justo, dans la banlieue de Buenos Aires), là où son fils aîné repose déjà depuis plusieurs années.
La vice-gouverneure de la province de La Rioja lui succédera au Sénat.
Pour en savoir plus :
lire l’article principal de La Prensa, qui est loin de lui être hostile (il a modernisé l’Argentine, prétend le premier article paru à l’annonce de sa mort)
lire l’article principal de Clarín, qui apprécie plutôt la confusion politico-idéologique qui aura marqué les deux mandats de ce président imprévisible et incompréhensible, qui, de surcroît, a toujours joué à fond de son pouvoir de séduction et a fourni de nombreux sujets à ce tabloïd avec sa vie sentimentale agitée et ses nombreux drames personnels pour faire pleurer Margot
(1) Une ville de la province de Córdoba, Río Tercero, a déjà annoncé qu’elle ne mettrait pas les drapeaux en berne. Selon le communiqué du maire, la ville refuse de s’associer au deuil national afin de dénoncer l’impunité dont Menem aurait joui jusqu’à ce que la justice ne puisse plus rien contre lui. Dans une semaine, devait s'ouvrir la première audience du procès de l'explosion intervenue en 1995 dans l'arsenal militaire situé dans cette ville. Menem était le dernier dont l'inculpation avait été maintenue. La cause s'éteint avec sa mort. On ne saura jamais judiciairement ce qu'il s'est passé.