Le poète et essayiste Luis Alposta, dont j’ai déjà eu l’occasion de vous parler dans les colonnes de ce blog (lien avec les autres articles le concernant), rend ce mois-ci hommage à la chanteuse et compositrice Rosita Quiroga, qu’il a bien connue à l'occasion de l'anniversaire de sa naissance. Elle était née le 15 janvier 1896 (même si certaines sources avancent la date, fausse, du 16 janvier 1901) dans le quartier de La Boca et elle est décédée le 16 octobre 1984, dans le centre portègne, dans sa maison de la Avenida Callao.
Parmi les trésors qu’il conserve chez lui (et dans la mémoire de son ordinateur qui est une véritable caverne d’Ali Baba), Luis a gardé la dernière photo de Rosita Quiroga, prise le 15 octobre 1984, la veille de sa mort. On y voit une dame d’un âge certain (elle avait donc déjà 88 ans) tout sourire, débordante de vie, étonnamment jeune et fraîche pour le nombre d’années inscrit au compteur de l’Etat-Civil. La photo ci-dessus a été prise quelques mois auparavant, pas beaucoup plus tôt et vous avez vu l’allure qu’elle a ! Et ce sourire !
Le nom de Rosita Quiroga, contrairement à ceux de Libertad Lamarque, Tita Merello et Ada Falcón, trois grandes chanteuses de la même génération qui firent d’assez longues carrières, n’a guère atteint nos rivages. On ne trouve (et c’est bien regrettable) aucun disque d’elle dans les bacs de nos grandes surfaces du disque. Pourtant elle fut l’une des interprètes féminines majeure du tango faubourien et canyengue, pleine de la gouaille de cette Buenos Aires du peuple, à l’égal de Tita Merello. Elle fut l’amie des poètes Celedonio Flores (1896-1947) et Enrique Cadícamo (1900-1999). Elle fut l’une des premières chanteuses à graver des disques et ce dès le début des années 20. Elle fut la première artiste de tango argentin à se produire au Japon, très tôt, après que le Baron Megata fut rentré de Paris en 1926 à Tokyo, ses valises pleines de disques de tangos de Manuel Pizarro (enregistrés dans la capitale française !) (1)
Pour elle (et avec elle puisque la musique est d’elle), Luis a écrit, le 10 juin 1984 (2), une milonga dans un style très simple, sans jeu de mot, qui coule comme un discours de remerciement lorsqu’on porte spontanément un toast à un ami cher. Dans Campaneando mi pasado (en zieutant mon passé), à quelques mois de sa mort qui sera soudaine, la jeune vieille dame porte en effet un toast à la vie. Vous pouvez l’écouter la chanter dans un enregistrement que Luis n’hésite jamais à partager et où elle l’interprète en direct à la télévision, quelques semaines tout juste avant sa disparition. Il vous suffit pour cela de cliquer sur ce lien, qui vous conduit directement à cet hommage en audio, disponible sur Buena Noticia, journal et radio généraliste sur Internet animée par le journaliste Marcelo Villegas (et lui aussi, il a un de ses sourires !).
Au cours de ce dialogue avec Marcelo Villegas, Luis Alposta raconte un peu de sa Rosita Quiroga... La dame qu'il rencontra lors d'une soirée de la Academia Porteña del Lunfardo alors qu'elle était déjà octogénaire et qu'elle s'était mise à prendre des cours de guitare malgré son arthose aux mains. La personnalité populaire qui pourtant voussoyait sa mère ("tratar de usted"). Le cordon bleu qui adorait se mettre au fourneaux pour ses amis. Il raconte comment il l'avait, par blague, affublée d'un nom et d'un prénom parfaitement japonais (Tasiro Garoki... son nom d'artiste mais en verlan)... Le tout dure quelques minutes d'une excellente diction (donc ce n'est pas trop, trop dur à suivre pour autant qu'on comprenne déjà un peu l'espagnol oral, minimum pour n'importe quelle émission de radio).
Lorsque la fenêtre de l'interview s'ouvrira, le titre que vous verrez apparaître sur la gauche de l'écran (sous Explorer), Mosaicos porteños, est celui d’un ouvrage, de Luis Alposta, toujours disponible dans le commerce. Il est paru aux éditions Marcelo Oliveri, en mars 2005.
Dans cette milonga, dont voici la première strophe, c’est bien le style de Luis Alposta (celui qu’on retrouve plus tard dans un poème dédié à Osvaldo Pugliese et sur lequel j’aurai plus tard l’occasion de revenir) et pourtant c’est tellement elle qui parle. Et ceux qui connaissent bien le répertoire d’une certaine Edith Gassion (de 20 ans sa cadette et de ce côté-ci de l’Atlantique) pourront comprendre, à travers ce couplet, pourquoi certains journalistes s’amusent à dire de Rosita Quiroga qu’elle était la Piaf argentine (alors qu’ils devraient dire l’inverse !).
Yo le agradezco a la vida
los amigos que me ha dado.
Y si volviese al pasado
quisiera otra vez cantar
con Rosita Montemar, (3)
Magaldi... ¡minga de tele! (4)
Estrenar tangos de Cele, (5)
verme gordita y feliz (6)
y con Ciriaquito Ortiz (7)
tomar un feca con chele. (8)
(Luis Alposta, 10 juin 1984)
Je remercie la vie
Pour les amis qu’elle m’a donnés.
Et si je devais retourné au passé
Je voudrais à nouveau chanter
Avec Rosita Montemar,
Magaldi... Il y avait pas la télé !
Créer des tangos de Cele,
Me voir rondelette et heureuse
Et avec Ciriaquito Ortiz
Prendre un café au lait...
(Traduction Denise Anne Clavilier,
avec l’autorisation de Luis Alposta)
A ne pas manquer non plus sur Buena Noticia, la page de l'émission Para escucharnos en los valores, où vous avez quelques émissions à écouter (dont une interview d'un grand humoriste argentin récemment disparu, le rosarino Roberto Fontanarrosa, décédé à la mi-2007). Allez aussi jeter un coup d'oeil sur la page Entrevistados et admirer l'impressionnante liste des personnalités passées ces derniers temps par ce studio (Horacio Ferrer, Litto Nebbia, José Gobello et bien sûr Luis Alposta, entre autres et pour m'en tenir au tango, mais tous les sujets de la société sont traités).
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Toute la radio sur Barrio de Tango
(1) Luis Alposta a écrit avec Edmundo Rivero pour la musique un tango d’hommage au Baron, introducteur du tango dans l’archipel nippon, A lo Megata, que vous pouvez écouter sur Todo Tango par le chanteur japonais mais dans le texte Ikuo Abo (lien). Une merveille de diction, là aussi !
(2) Luis Alposta note toujours très précisément la date de ses poèmes...
(3) Rosita Montemar, autre cancionista d’avant-guerre. Les deux Rositas furent très amies.
(4) Agustín Magaldi, chanteur et compositeur aujourd’hui bien oublié mais qui fut dans les années 20, 30, 40 une très grande vedette. Il a d’ailleurs sa tombe dans le carré des personnalités du cimetière de la Chacarita avec Osvaldo Pugliese, Aníbal Troilo, Carlos di Sarli et Benito Quinquela Martín...
Minga de tele : c’est pourtant à la télé qu’elle a créé ce tango ! On en a que cet enregistrement-là et il est hors commerce.
(5) Cele, c’est Celedonio Flores, qu’on avait surnommé el Negro Cele. Tout le monde l’appelait Cele, jusqu’à ses neveux sur son monument funéraire à une cuadra de celui de Carlos Gardel, à la Chacarita.
(6) gordita y feliz : elle était en effet plutôt ronde, ce qui n’était pas pour déplaire à la gente masculine d’ailleurs qui appréciait les femmes bien en chair...
(7) Ciriaco Ortiz, un grand bandonéoniste de la même génération qu’elle. Ciriaquito est un diminutif.
(8) Feca con chele : c’est du verlan ! Renversez les syllabes et vous vous y retrouverez... Luis Alposta aime beaucoup le verlan (el vesre). Mais là, c’est son vocabulaire à elle, sa manière à elle de parler au jour le jour telle que vous la voyez là, assis sur ce divan, avec ce rang de perles autour du cou... E’ causait faubourg, la p’tite dame !