mardi 17 avril 2012

Prendre le taureau par les cornes, acte II [Actu]

Cela faisait quinze jours environ que le sujet était dans toutes les conversations politiques en Argentine : le pays renationalise sa compagnie pétrolière, YPF, privatisée sous le gouvernement de Carlos Menem qui en céda le capital et la pleine propriétaire à la pétrolière espagnole Repsol.


Cristina Fernández de Kirchner continue la politique de reprise en main des activités économiques clés qui assurent au pays son indépendance économique. Après la renationalisation de la compagnie aérienne transcontinentale Aerolineas Argentinas et de sa filiale intérieure Austral (voir mes articles sur ce sujet), après la suppression des régimes de base de retraite par capitalisation au profit d'un régime général par répartition qui a le vent en poupe depuis maintenant plusieurs années et porte une partie de la consommation intérieure (voir mes articles sur ce sujet), voilà que l'Etat reprend le contrôle de l'exploitation des réserves de pétrole patagoniennes, une région dont la Présidente et son défunt mari ont longtemps été des élus locaux (lui comme maire puis gouverneur de la capitale puis de la Province de Santa Cruz et elle comme sénatrice de cette même province pétrolifère).

YPF avait été créé, comme régie nationale des gisements et raffineries d'hydrocarbures, en 1922 par le premier président de gauche élu en Argentine (en 1916), Hipólito Yrigoyen, l'un des co-fondateurs de l'UCR, le plus vieux parti argentin, aujourd'hui en pleine déconfiture politique, idéologique et électorale mais qui fut néanmoins un des axes de la vie politique nationale tout au long du 20ème siècle. La vente de ce bijou de famille pendant l'ère ultra-libérale de Menem (qui imitait Thatcher et Reagan) avait été l'un des plus violents coups portés contre la souveraineté et le développement économiques nationaux, Repsol n'ayant pas hésité dès la prise de contrôle à se comporter en prédateur sans scrupule, comme l'ont fait successivement dans le ciel Iberia puis le groupe Marsans contre Aerolineas.

La nationalisation d'YPF prendra, comme ce fut le cas pour le transporteur aérien, la forme de l'expropriation du capital, après le vote d'une loi dont le projet a déjà été déposé sur le bureau du Congrès. Le Gouvernement national possédera 51% des actions, laissant à Repsol 6% sur les 57 dont elle dispose actuellement. Sur cette part du capital, l'Etat national conservera 51% et cèdera les 49% restant aux différentes Provinces pétrolières du pays. Le tribunal des évaluations financières (tribunal de tasación) aura la charge de fixer un prix pour ces actions, prix qui sera alors versé à Repsol par les nouveaux actionnaires publics, si tout se passe bien. Cette même opération avait été rendue beaucoup plus compliquée avec Marsans, il y a quelques années, parce que le gouvernement espagnol avait appuyé le voyagiste de tout son poids, en exerçant sur le gouvernement argentin un véritable chantage. Mais les choses ont changé depuis. L'Espagne est frappée par une crise épouvantable qui tire sa croissance vers le bas tandis que l'économie argentine est sur la pente ascendante avec ce que les Argentins appellent des taux [de croissance] chinois (tasa china). Le gouvernement de Mariano Rajoy pousse des cris d'offraie, il s'est même réuni en urgence hier soir mais il n'est pas dit qu'il disposera cette année d'autant de pouvoir qu'autrefois dans les relations bilatérales, d'autant que le reste du Mercosur risque bien de se ranger du côté de Cristina alors que l'Union Européenne est plutôt en panne de solidarité surtout avec les pays méridionaux, comme on le voit depuis tous ces mois où les Etats jouent chacun pour soi.

Le Gouvernement a d'ores et déjà nommé une nouvelle direction composée, comme d'ordinaire dans ce cas, d'hommes politiques issus des futurs ministères de tutelle. C'est ce qu'on appelle en droit argentin une "intervención" (mise sous tutelle).


En commission parlementaire, le projet a déjà été discuté et il a reçu l'approbation très large, en réunissant pour une fois la majorité kirchneriste et une bonne part de l'opposition. L'unité nationale s'est formée dans les deux hémicycles comme pour la renationalisation d'Aerolineas. Il n'en va pas de même dans la presse où les journaux d'opposition font leur mauvaise tête accoutumée et tiennent un discours et des analyses à la limite de la déloyauté envers le pays, jouant à nouveau à fond toutes les cartes à leur disposition contre le gouvernement porté aux affaires par les élections d'octobre dernier (voir mon article du 24 octobre 2011 sur ce résultat en cliquant sur le lien).

De tous les quotidiens argentins, La Nación est celui qui va le plus loin dans ce sens en se faisant rien moins que le porte-parole de Repsol et des Espagnols contre les intérêts argentins (il est vrai aussi que les Provinces pétrolifères sont toutes gouvernées par la majorité, seules deux Provinces agricoles et viticoles ont voté à droite ou pour des alliés de la droite ultra-libérale si bien représentée à Buenos Aires par Mauricio Macri). Dans la presse argentine, l'affaire occupe plusieurs articles et largement plus de la moitié du contenu du jour sur les sites Internet. La presse espagnole est elle aussi déchaînée et plus elle se situe à droite, plus agressif est le ton général des articles. La comparaison de ce qui s'écrit de part et d'autre de l'Atlantique est d'ailleurs fort instructive. Depuis la mi-octobre, je me trouve plongée pour le besoin de mes prochains livres dans la consultation de documents historiques relatifs à la guerre d'indépendance en Amérique du Sud et en lisant l'un après l'autre Página/12 et ABC ou même El País de Madrid, j'ai la nette impression de me retrouver deux cents ans en arrière puisque les arguments que les uns et les autres s'envoient à la figure n'ont pas changé depuis cet "heureux temps" où tout ce joli monde s'affrontait à coup de canon et de baïonnettes. Il n'est question d'un côté que de souveraineté nationale, de liberté de décider de l'exploitation de ses propres ressources et de pouvoir jouir du produit de son travail et de l'autre de droits de propriété acquis et dont la violation serait la pire félonie exercée par des responsables politiques auxquels on ne pourrait pas se fier... Une machine à remonter le temps !

Pour les passionnés de linguistique, le même une mais en catalan !

Repsol, qui fait semblant d'être surpris, a déjà valorisé sa filiale à un prix exorbitant (tant qu'à faire !) et annoncé qu'elle se porterait devant la justice internationale. Ce qui pourrait indiquer que le gouvernement espagnol n'est en effet plus en aussi bonne posture qu'au temps de la récupération d'Aerolineas pour mettre des bâtons dans les roues argentines et épargner à la firme espagnole des frais de procédure grâce à ses interventions. Ce matin, le cours de Repsol a fait une chute spectaculaire à la Bourse de Madrid.

Daniel Paz et Rudy trouvent bien entendu à s'en amuser avec un cocktail relevé qui mélange à part égale l'accident de chasse à l'éléphant du roi Juan Carlos en Afrique et la charge furieuse du PDG de Repsol à Madrid. Jugez-en vous-même !



Le grand dadais : Qu'est-ce qui s'est passé entre le roi d'Espagne et l'éléphant ?
Le gros moustachu : On dirait que l'eléphant a voulu exproprier Repsol.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Pour aller plus loin :
Lire l'éditorial par l'historien et économiste Mario Rapoport
En Espagne :
Lire l'article de El País (Madrid)
Lire l'article de ABC (Madrid)
Lire l'article de La Vanguardia (Barcelone - édition hispanophone)
Aux Etats-Unis (l'Oncle Sam goûte très modérément la mesure argentine)
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