dimanche 22 juillet 2012

Felipe Pigna a encore frappé [Disques & Livres]

Jusqu'à présent, je n'ai pas eu beaucoup d'occasion de vous parler des historiens argentins, qui jouent pourtant un rôle-clé dans l'actuel aggiornamiento politico-culturel en Argentine, à travers ce qu'on appelle là-bas le "révisionnisme historique" (1). Je vous ai déjà parlé de Osvaldo Bayer, à l'occasion d'une conférence qu'il donna sur l'anarchisme au Festival de la République de la Boca l'année dernière (voir mon article du 23 novembre 2011) et en plusieurs autres occasions de même nature, et de Norberto Galasso, à l'occasion, notamment, de la sortie de son essai sur les mythes de la Revolution de Mai (1810), en 2010 pour le Bicentenaire (voir mon article du 22 juin 2010 à ce sujet). Je vous avais aussi parlé, mais dans des circonstances plus tristes, de l'historien radical Felix Luna, à l'occasion de son décès, en 2009 (lire mon article du 6 novembre 2009). Mais Felipe Pigna, jusqu'à présent, était inconnu au bataillon pour les lecteurs francophones de ce blog. Rassurez-vous, en Argentine, c'est loin d'être un inconnu. Il serait plutôt à classer parmi les personnalités médiatiques les plus en vue.

Felipe Pigna est avant tout un historien militant, qui cherche à populariser sa discipline, à arracher le public adulte aux poncifs scolaires et à créer un marché critique de l'histoire. Ce pourquoi il publie beaucoup, mais vraiment beaucoup, notamment aux Editions Planeta. Des essais, des biographies, de la vulgarisation en bande dessinées. Il dirige un site Internet, que je vous conseille d'aller visiter, vous constaterez qu'il y a là une équipe nombreuse : El Historiador. Il a aussi son propre site Web. Il est également très présent à la radio et à la télévision où, je vous prie de me croire, il a un sacré abattant. Il travaille à l'Université et au CONICET (l'organisme national de la recherche scientifique et technique). Et ce qui ne gâche rien, 1) il a un style très agréable à lire, très prenant, qui fait qu'on ne lâche pas facilement un des ses bouquins, 2) je crois avoir compris dans l'un de ses ouvrages qu'il connaît aussi très bien notre langue, puisqu'il y a traduit des textes fondateurs de la Révolution de 1789.

Mardi dernier, il présentait donc son dernier travail en date, une biographie de Evita Perón, intitulé Evita, Jirones de su vida (Evita, lambeaux de sa vie), au Museo Evita, situé à Palermo dans un ancien foyer pour enfants et mères en détresse fondé par Eva dans une vieille demeure patricienne (2). En général, les livres de Pigna provoquent des remous, ce qu'il y dit va trop souvent à l'encontre de ce que beaucoup de gens croient, sans que cette croyance soit appuyée sur des arguments bien solides, et relève d'une vision très profondément politique de la relation qu'une Nation doit avoir avec l'élaboration de sa propre histoire, ce qui est une pierre de fondation quand il s'agit de structurer un Etat démocratique. Et la plupart du temps, ce qu'il dit, il le dit de la manière la plus hétérodoxe qui soit, à dessein, pour provoquer ses concitoyens et les inciter à réfléchir sur l'histoire du pays.

En l'occurrence, Página/12 lui a consacré l'article principal de ses pages culturelles mercredi dernier. Et vous aurez déjà compris qu'entre Página/12 et Felipe Pigna, c'est un peu le même combat de l'anti-penser en rond.

Ce qui donne déjà cette image de couverture, qui vaut à elle toute seule tout un discours politique, difficile à décrypter pour un Européen mais qui saute aux yeux des Argentins. Tout dans cette photo va à l'encontre de la dignité que l'on attend d'un historien digne de ce nom, qui devrait paraître bien coiffé (c'est-à-dire avec les cheveux courts), avec une barbe bien taillée ou le visage parfaitement rasée, en costume cravate (c'est le minimum), sur fond de bibliothèque à volumes reliés en cuir et dorés sur tranche, et enfin avec, dans toute son attitude, la gravité empesée qui sied à la fonction. Je vous laisse jouer tout seul au jeu des sept erreurs avec cette une du cahier culture et spectacle ?

Ensuite, il y a l'interview où il y va franco comme d'habitude, en provoquant sans sourciller l'ire de ses homologues plus traditionnels.

Quelques extraits :

Sur son choix de titres, toujours en référence avec la culture ambiante (grandes oeuvres littéraires, chansons, films, citations célèbres...). Ce qui le rend parfois, malheureusement, un peu dificile à lire pour les étrangers (c'est le revers de la médaille de son talent et de sa flamme, mais il est vrai que comme la grande majorité des historiens révisionnistes, il ne travaille pas pour la gloire internationale, il travaille pour son pays et ses compatriotes, et cette manière d'écrire en est d'ailleurs la preuve).

“Me gusta mucho jugar con los títulos y subtítulos”, dice él, rodeado de libros y claridad solar en su oficina de Caballito. “Aunque a muchos les parezca poco académico, a mí me divierte y a los lectores también... es una forma de descomprimir cuando estás hablando de cosas fuertes. Lo hago porque me divierto y porque le falto el respeto a la autoridad constituida... es una forma de subversión cotidiana que está muy buena”
Felipe Pigna, in Página/12

J'aime beaucoup jouer avec les titres et les sous-titres, dit-il, entouré de livres et d'une luminosité solaire dans son bureau de Caballito (3). Bien que cela paraisse peu académique à beaucoup, moi, ça m'amuse et les lecteurs aussi (4)... C'est une manière de décomprimer quand tu es en train de parler de choses fortes. Je le fais parce que ça m'amuse et parce que je manque de respect pour l'autorité constituée. C'est une forme de subversion quotidienne qui est très bonne.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿Por qué un libro sobre Evita, hoy?
–Hacía falta hablar de ella desde un punto de vista más político que pintoresco o de mito. Yo creo que pocas personas en la historia tienen una vida tan concreta y palpable en hechos como Evita, y que el mito fue construido posteriormente. Fue una de las personas que más hizo, que más actuó concretamente en la realidad. El libro plantea una Evita que construyó política, y por eso le doy mucho espacio a su palabra, para que la gente sepa qué pensaba ella, porque generalmente se la analiza sin darle la posibilidad de defenderse. La encaro como sujeto histórico, político, y no como personaje pintoresco, en suma, en el marco, como decía antes, de una biografía contextuada, con guiños a la literatura y esas licencias que otros historiadores no se pueden tomar.
Felipe Pigna, in Página/12

- Pourquoi un livre sur Evita, aujourd'hui ?
- Jusqu'à présent on n'avait pas parlé d'elle d'un point de vue plus politique que pittoresque ou comme un mythe. Moi je crois qu'il y a peu de personnes dans l'histoire qui ont une vie aussi concrète et palpable en faits qu'Evita et que le mythe a été construit par la suite. Elle a été une des personnes qui ont le plus fait, qui ont le plus agi concrètement dans la réalité. Le livre pose une Evita que a construit de la politique, et c'est pour ça que je laisse beaucoup de place à sa parole, pour que les gens sachent ce qu'elle pensait elle, parce que généralement on l'analyse sans lui donner la possibilité de se défendre. Je l'envisage comme un sujet historique, politique et non pas comme un personnage pittoresque (5), en somme, dans le cadre, comme je disais avant, d'une biographie contextualisée, avec des clins d'œil à la littérature et à ces licences que d'autres historiens ne peuvent pas se permettre. (6)
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿Cómo se posiciona entre ambos en este período de resignificación histórica que atraviesa la cultura política argentina?
–La verdad es que no creo en el evitismo, porque me parece que es un infantilismo. Creo que el peronismo hubiera sido tal sin Evita. El líder estaba, su construcción política existía, la capacidad política de Perón es innegable, pero indudablemente Evita le agrega un contenido que lo transforma en revolucionario y revulsivo para algunos. Tampoco creo que Evita haya sido un apéndice de Perón, como él mismo se lo da a entender a Tomás Eloy Martínez en el famoso reportaje de 1970. Creo que él tenía ciertos celos por esta cuestión del líder carismático que no quiere competencia. Igual, ese reportaje es muy de época, porque él está viendo el fenómeno de las juventudes que se vuelcan fuertemente a Evita, porque para ellas es más accesible, querible y con muchas menos contradicciones que Perón. Evita le presenta a la juventud montonera muchas menos contradicciones que Perón, porque es una militante revolucionaria muy vinculada con lo sindical, y Perón, bueno... el General era el General, pero Evita es la que se podía poner en el panteón de los setenta, junto al Che. Hubo un fuerte evitismo, y aún lo hay, que no tiene raigambre en la historia, porque Evita sola no podía ser nada. Lo digo con todo el cariño y el respeto que ella merece como sujeto político.
Felipe Pigna, in Página/12

- Comment vous positionnez-vous entre les deux [Evita et Perón] dans ce moment de rédéfinition de l'histoire qui parcourt la culture politique argentine ?
- Pour dire vrai, je ne crois pas dans l'évitisme, parce que ça me paraît un infantilisme. Je crois que le péronisme aurait été la même chose sans Evita. Le leader était là, sa construction politique existait, la capacité politique de Perón est inégalable, mais indubitablement Evita lui ajoute un contenu que le transforme en processus révolutionnaire et répulsifs pour quelques uns. Je ne crois pas non plus que Evita ait été un appendice de Perón, comme lui même le laisse entendre à Tomás Eloy Martínez dans le fameux reportage de 1970 (7). Je crois qu'il avait une certaine jalousie sur cette question de leadership charismatique et qu'il ne voulait pas de concurrence. D'ailleurs, je pense que ce reportage est très daté parce qu'il voit alors le phénomène de la jeunesse qui se tournait si ardemment vers Evita parce que pour elle elle est plus accressible, plus aimable et avec beaucoup moins de contradictions que Perón, parce qu'elle est une militante révolutionnaire très liée à la vie syndicales, et Perón, lui, bon... Le général, c'était le général, mais Evita, c'est celle qu'on pouvait placer dans le panthéon des années 70, avec le Che. Il y a eu un très fort évitisme et il y en a encore, qui a des racines dans l'histoire, parce que Evita toute seule ne pouvait rien devenir. Je le dis avec toute l'affection et le respect qu'elle mérite comme sujet politique.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿Cómo se posiciona usted, como historiador, frente al peronismo?
–Como un movimiento que respeto, y al que no empiezo devaluando como hacen algunos cientistas políticos muy a la europea, que hablan de populismo y, por lo tanto, meten al peronismo en una subcategoría. El peronismo es el movimiento político más importante del siglo XX y, por lo tanto, hay que analizarlo con categorías políticas, porque realmente transformó la realidad social argentina en lo más importante, que es lo redistributivo. Incorpora masivamente a la población al consumo y a los derechos, lo cual le provoca serios problemas, porque de pronto ingresa al consumo una gran cantidad de gente que no consumía pan, leche o carne. Entonces hay una primera inflación, que es la del ’49, que tiene que ver con el ingreso masivo de gente que produce demanda y una Argentina que está formateada desde la Década Infame para que consuma la mitad de la población, bajo un empresariado “nacional” que no se anima a aumentar la producción y prefiere aumentar los precios.
Felipe Pigna, in Página/12

- Comment vous positionnez vous, comme historien, par rapport au péronisme ?
- Comme un mouvement que je respecte et que je ne me mets pas à dévaluer comme le font certains scientistes politiques très à l'européenne qui parle de populisme (8) et du coup collent le péronisme dans une sous-catégorie. Le péronisme est le mouvement politique le plus important du 20ème siècle (9) et par conséquent, il faut l'analyser à travers des catégories politiques, parce qu'il a réellement transformé la réalité sociale argentine dans ce qui est le plus important, la redistribution [des richesses] (10). Il incorpore massivement la population dans la consommation et les droits, ce qui provoque de sérieux problèmes, parce que d'un seul couop il intègre dans la consommation une grande quantité de gens qui ne consommait ni pain, ni lait, ni viande. Alors il y a une première inflation, celle de 1949, qui a à voir avec l'arrivée massive de gens qui produisent une demande et une Argentine qui est formatée depuis la Década Infame (11) pour que consomme [seulement] la moitié de la population, sous un patronat "national" qui ne se risque pas à augmenter la production mais préfère augmenter les prix.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12
Visiter la page de l'émission de Felipe Pigna sur Radio Nacional, Historias de nuestra historia, l'histoire qui décoiffe les Argentins le dimanche midi pendant trois quarts d'heure (possibilité de téléchargement en mp3)

(1) Attention au sens des mots. Comme tango nuevo ne se réfère pas à Buenos Aires à un style chorégraphique qui marie la salsa et le tango comme en Europe mais au nouveau courant musical né après Piazzolla, avec la nouvelle vague des années 1990, le terme révisionnisme historique n'a rien à voir avec la remise en cause des crimes fascistes et nazis. Il désigne une nouvelle façon d'envisager l'histoire de l'Argentine en la débarrassant des scories tenaces du mitrisme, cette idéologie européanisante qui fit fureur à partir des années 1860 et marque jusqu'à aujourd'hui l'histoire événementielle et linéaire, donc simpliste, qu'on enseigne aux enfants et aux adolescents jusqu'au bac et qui marque la conscience des adultes.
(2) Conseil au passage : si vous allez à Buenos Aires, visitez ce musée. C'est un des plus beaux de la capitale argentine et l'un des mieux aménagés du point de vue pédagogique et muséographique. Une vraie splendeur dont j'aurais l'occasion de vous reparler prochainement car les danseurs Aurora Lubiz et Luciano Bastos doivent y donner un spectacle au mois d'août.
(3) Un quartier de classe moyenne, à Buenos Aires.
(4) Je confirme. On s'amuse beaucoup en le lisant.
(5) Cette question me paraît fondamentale dans toute la problématique politique actuelle concernant la culture en Argentine. Faire passer ce domaine de la vie du pays du pittoresque au politique. C'est vrai pour le tango, qui a été réduit au pittoresque par les gouvernements pro-Etats-Unis d'après la chute de Perón, de 1955 à 1983 (et on peut y ajouter les années 1990 parce que la politique de Carlos Menem a été très ambigüe sur le sujet). C'est vrai pour l'histoire et pour le sport, notamment le football. C'est vrai pour la presse et l'audiovisuel. Toute la politique culturelle avait pour but de donner à l'extérieur une image lisse et propre du pays, totalement irréelle, et d'empêcher le peuple, à l'intérieur, de réfléchir librement, d'exercer son sens critique, bref de ne surtout chercher midi à quatorze heures, des fois que cela lui permette de se rendre compte de l'importance du mensonge qui gouvernait le pays.
(6) Lui se les permet parce qu'il a une telle notoriété et une telle assise médiatique et éditoriale qu'il peut prendre de très haut les critiques que ses confrères universitaires ne se privent pas de lui adresser. Son travail suscite en effet beaucoup de rejet et sans doute, sous les arguments méthodologiques qui ne tiennent guère la route, beaucoup de jalousie, comme en France celui du physico-chimiste Hervé This, qui a l'art et la manière d'expliquer dans ses conférences au grand public les mystères de la chimie en termes simples, clairs et amusants et se fait traiter de clown ou de zouave par une grande partie de la communauté scientifique dont les propos pontifiants et soporifiques ennuient copieusement leur audience.
(7) Perón vivait alors en exil dans l'Espagne franquiste.
(8) C'est un des gros problèmes d'incompréhension entre nous et l'Argentine, c'est qu'au lieu d'essayer de comprendre, on colle une étiquette, si possible mal sonnante et injurieuse, et on croit avec résolution la difficulté intellectuelle qu'on ne sait pas surmonter. Cette étiquette de populisme mis sur l'épopée politique qu'a été et que reste le péronisme, sous et après Perón, a l'art d'agacer et plus que cela les historiens révisionnistes, notamment Felipe Pigna et Norberto Galasso, qui ne manquent jamais l'occasion de le dénoncer, jusque chez leurs compatriotes.
(9) Il faut bien sûr restreindre le champ géographique à l'Amérique du Sud. Encore une fois, le combat et la militance de Felipe Pigna, c'est en Argentine et en Amérique latine que ça se joue. Pas à l'échelle du monde.
(10) C'est bien entendu toujours et encore le même problème aujourd'hui, ce que Felipe Pigna et le journaliste ne manquent pas de faire remarquer en conclusion de cette interview.
(11) Les gouvernements anticonstitutionnels des années 1930, téléguidés par les intérêts britanniques.