jeudi 26 juillet 2012

Aujourd'hui, 60 ans après la mort d'Evita [Actu]


En fond, le panneau indicateur de la carte annonce "Junín", la ville et la région dont était originaire Evita avant son arrivée à Buenos Aires comme actrice.
La légende dit :
Elle attend sur le quai. Elle vient de consulter la voyante, qui lui a prédit :
Tu n'iras jamais en prison (1)
tu ne seras pas une grande actrice
tu n'auras pas d'enfant
un tremblement changera ta vie (2)
tu voyageras beaucoup, même après ta mort (3)
María Eva regrette d'avoir dépensé ces sous pour de telles bêtises. Quelle idiote, dit-elle. Elle prendra le train (4).
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Tous les journaux en parlent, bien que le personnage en dégoûte plus d'un dans les oligopoles médiatiques.
La fracture politique du paysage journalistique argentin se voit aujourd'hui comme le nez au milieu de la figure. Página/12 fait un cahier d'éditoriaux militants, composés par des hommes politiques et des historiens de l'école révisionniste (5). Clarín et La Nación ont préféré publier des albums d'images, sans légende ou légendées a minima. S'ajoute à cela l'annonce officielle, faite par la présidente, de l'émission prochaine, d'ici deux semaines, d'un nouveau billet de 100 pesos à l'effigie d'Evita, nouveau billet qui va peu à peu remplacer celui qui a cours actuellement, à l'effigie de Julio Argentino Roca, premier président de la Generación del Ochenta (génération au pouvoir entre 1880 et 1916, longue période de corruption sans limite) et grand massacreur d'Indiens devant l'Eternel, un épisode sanglant et raciste que l'histoire officielle dissimule ou omet du mieux qu'elle peut (ce qui devient de plus en plus difficile au fur et à mesure que la démocratie progresse).

Bien entendu, cette décision se veut clairement un symbole politique, ce qui n'est guère étonnant, tous les pays du monde utilisent leur monnaie pour afficher des valeurs et une histoire nationales, donc politiques, depuis que l'homme bat monnaie (la seule devise qui fasse exception est l'euro, auquel les peuples d'Europe ont beaucoup de mal à s'attacher affectivement, parce que, disent les numismates, qui s'y connaissent, les billets ont été conçus pour respecter une insipide -et laide- neutralité, dont le fâcheux résultat est d'empêcher toute espèce d'identification des gens à la monnaie qu'ils ont dans leur porte-feuille). Clarín, hostile comme d'habitude au gouvernement en place, va jusqu'à s'offusquer du choix et de la circulation simultanée de deux coupures différentes pour une même valeur, dont il laisse entendre que ce serait le comble de l'incohérence (comme si cette pratique n'existait nulle part ailleurs) et tire aussi le signal d'alarme en subodorant dans l'opération une nouvelle corruption du gouvernement, sans toutefois avancer d'arguments bien précis pour justifier de soupçons aussi graves.

Página/12, lui, célèbre l'anniversaire à la hauteur de l'émotion populaire que l'événement déclencha en son temps et que la mort de Néstor Kirchner, il y a deux ans, a beaucoup rappelée. Dessin de Miguel Rep hier, ci-dessus. Vignette de Daniel Paz et Rudy ce matin, ci-dessous. Et ces cinq éditoriaux pour analyser le phénomène et ses retentissements dans l'actualité...

En voici les premières lignes, signées par Felipe Pigna, qui tape en plein dans le mil comme si souvent :

Lo imborrable de la historia
Desde su muerte se ha escrito mucho sobre Eva Perón. No pocos autores se han dedicado a subestimarla, a estudiarla como un fenómeno folklórico, como ocurre con las tradiciones y los mitos populares. Porque la historia del poder tiene una especie de fascinación por convertir a los protagonistas del lado popular de la historia en “mitos”, desvalorizándolos y arrojando desde ese rótulo sospechas sobre sus verdaderas ideas y acciones. No ocurre lo mismo, para dar un solo ejemplo, con el general de La Nación, Bartolomé Mitre, general mítico que no ganó en su vida una sola batalla. Pero, más allá y por encima de la voluntad de sus enemigos, Evita fue un sujeto político y compartió con Perón el liderazgo carismático del peronismo, demostró una gran capacidad de conducción y construcción política, llegando a manejar dos de las tres ramas del movimiento: la femenina y la sindical. A esta influencia decisiva se sumó su tarea social en la fundación, que la ubicó definitivamente en los sentimientos y en las razones de sus descamisados, llegando con su obra y también con su proselitismo hasta los últimos rincones del país.
Felipe Pigna, in Página/12

Ce qu'on ne peut effacer de l'histoire
Depuis sa mort, on a beaucoup écrit sur Eva Perón. Beaucoup d'auteurs se sont consacrés à la sous-estimer, à l'étudier comme un phénomène folklorique, comme cea se passe avec les traditions et les mythes populaires. Parce que l'histoire du pouvoir secrète une espèce de fascination pour transformer les protagonistes du côté populaire de l'histoire en "mythes", dévalorisant et jetant depuis cet intitulé le soupçon sur ses idées et ses actions véritables. Cela ne se passe pas ainsi, pour donner un seul exemple, avec le général de La Nación (6), Bartolomé Mitre, général mythique qui n'a jamais gagné une seule bataille sans sa vie (7). Mais au-delà et par dessus la volonté de ses ennemis, Evita a été un sujet politique et a partagé avec Perón la conduite charismatique du péronisme, a démontré une grande capacité d'animation et de construction politique, arrivant à diriger deux des trois branches du mouvement, la féminine et la syndicale. A cette influence décisive, s'ajouta ses tâches sociales au sein de la fondation [qui portait son nom], qui la mit définitivement au coeur des sentiments et de la raison de ses sans-chemises, parvenant avec son oeuvre et aussi avec son prosélytisme jusqu'aux coins les plus reculés du pays.
(Traduction Denise Anne Clavilier)


Le jeune type : cela fait 60 ans qu'Evita est morte.
Le représentant de l'oligarchie (8) : Quelle horreur... La justice, ici ! 60 ans et l'affaire Evita n'est toujours pas résolue.
Le jeune type : Elle était malade. On ne l'a pas tuée.
Le représentant de l'oligarchie : Ah bon ? Ah ouais ? Avec l'envie que nous avions de le faire ?
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Pour aller plus loin :
lire les 5 éditoriaux de Página/12
voir le supplément de Clarín
voir l'article de La Nación sur le nouveau billet de 100 pesos.

(1) Tout est vrai mais dit sous une forme d'une banalité à faire pleurer. Tous les Argentins savent que tout est vrai.
(2) Le tremblement en question (temblor pourrait aussi se traduire par frisson ou frémissement) est un séisme terrible qui a eu lieu dans la zone andine argentine en 1943. C'est au cours d'une soirée de bienfaisance pour les victimes au Luna Park à Buenos Aires qu'une petite actrice de théâtre radiophonique fut présentée, par le grand poète tanguero Homero Manzi, semble-t-il, au fringant et ambitieux Secrétaire au Travail, qui présidait la soirée. Pour les quelques uns qui ne l'auraient pas encore deviné, il s'appelait Juan Domingo Perón, il n'était encore que colonel (d'un régiment de chasseurs andins) et il était veuf.
(3) Allusion à l'odyssée macabre du corps embaumé d'Evita après le renversement de Perón en 1955. Le corps fut d'abord caché en Argentine par les syndicats argentins, il fut ensuite envoyé en Italie où il fut enterré anonymement sur décision d'un gouvernement anti-péroniste, il fut ensuite rendu, par charité chrétienne ou prétendue telle, à Perón qui vivait alors avec sa troisième femme en Espagne, puis retourna en Argentine où il passa des jardins de la résidence présidentielle de campagne, à Olivos, au caveau des Duarte au cimetière de la Recoleta, à Buenos Aires,  où il est maintenant honoré par des très nombreux admirateurs.
(4) Le train dans le langage courant est tout à la fois une métaphore du niveau de vie et du destin. Comme le quai qui peut rappeler ici cette résignation qui forme le fond de la désespérance argentine, selon la belle formule de Raúl Scalabrini Ortiz, en 1933, El hombre que está solo y espera (l'homme qui est seul et qui attend). En l'occurrence, ce train est sans doute celui qui l'emmène à Buenos Aires, pour son tout premier rôle. D'où sa petite valise et l'arrêt chez la voyante juste avant.
(5) Comme je l'ai expliqué dimanche dans un article consacré au nouveau livre de Felipe Pigna, une biographie politique de Eva Perón, en Argentine, on appelle révisionnisme une nouvelle école historique qui conteste la lecture dépolisante héritée de Bartolomé Mitre (1821-1906), dont les oeuvres furent publiées entre les années 1860 et 1890. Une vision très particulière et hautement contestable qui fait encore aujourd'hui la pluie et le beau temps dans les manuels scolaires, que l'on commence toujours à décaper, malgré une très grande résistance d'une bonne partie du personnel enseignant et d'un bon nombre d'institutions culturelles d'origine patricienne (au 19ème siècle).
(6) Sorte de jeu de mots entre le titre du quotidien, fondé par Mitre, et la réalité politique qu'est la Nation, dont toute la droite a toujours eu la bouche pleine. Or il se trouve que ce matin, La Nación titrait sur le "mythe" Evita. La rédaction en chef de La Nación aurait voulu donner raison à l'historien poil à gratter qu'est Pigna qu'elle ne s'y serait pas prise autrement. Jusqu'à présent, je n'ai guère vu Pigna interviewé dans les colonnes de La Nación ni ses bouquins y faire l'objet de critiques fréquentes.
(7) Cela, c'est pour l'opposé à des héros nettement populaires, comme San Martín ou Rosas, qui ont été militairement infiniment plus brillants.
(8) Toujours le même visage à l'abondante pilosité et toujours aussi bas de plafond. Pour bien comprendre les sous-entendus de cette caricature, il faut savoir qu'en Argentine, les anti-péronistes (forcément primaires) ont été surnommés, sous Perón, gorilas et le surnom reste de vigueur. Le débat politique en Argentine rappelle par la violence de son mode d'expression ce qu'il était dans la France d'avant la Seconde Guerre Mondiale.