Le 17 août, vous le savez désormais si vous avez l'habitude de suivre ce blog, c'est en Argentine la dernière fête patriotique de la série de quatre jours fériés qui s'étale sur l'hiver austral :
- le 25 mai : anniversaire de la Révolution qui mit fin à l'Ancien Régime en 1810 ;
- le 20 juin : fête du drapeau (placé à cet endroit du calendrier, en l'honneur de Manuel Belgrano, créateur de la bannière argentine, décédé ce jour-là en 1820) ;
- le 9 juillet : anniversaire de la déclaration d'indépendance (en 1816)
- et le 17 août : celui de la mort du général José de San Martín, intervenue dans l'été 1850 à Boulogne-sur-Mer, en France. Même si beaucoup d'Argentins seraient bien incapables de situer notre plus grand port de pêche sur une carte de l'Hexagone (1)...
Ainsi donc hier, dimanche 17 août,
c'était la fête à San Martín
(et aujourd'hui, c'est un jour férié).
Suggestion de présentation, comme on dit sur les plats surgelés |
Et de fait, ce n'est pas un événement
triste que l'on commémore en ce long week-end. On y célèbre un homme
immensément populaire de son vivant et bien longtemps après sa
mort. On fête le héros, sans toujours bien savoir au reste qui il
était vraiment. Quand je suis ici, je suis toujours frappée de voir le peu que les gens, y compris très cultivés, connaissent de ces grands
héros et de la période révolutionnaire elle-même. On entend une
stupéfiante quantité de balivernes qui ne résistent pas à trois
secondes d'un examen de simple bon sens. C'est la grande différence
avec ce qui se passe en Europe où le public (pour peu qu'il soit un
rien motivé) sait assez bien qui ont été Charles Quint, Napoléon,
Victoria ou son bien-aimé oncle allemand, Léopold Ier, Roi des Belges. Dans l'ensemble,
on connaît passablement bien leur vie et leur personnalité. Pour les
héros argentins, il en va tout à fait autrement : les noms et les
visages sont certes connus et même archi-connus pour certains
d'entre eux, quelques uns de leurs hauts faits, par ailleurs
surexploités, le sont aussi mais tout le reste, et notamment leur
personnalité, leurs relations avec leurs contemporains, leurs prises
de position dans les circonstances qu'ils ont traversées et les
lieux où ils ont vécu, tout cela est noyé dans un flou savamment
entretenu pendant des décennies par une classe possédante qui
n'avait aucun intérêt à faire valoir que ces grands personnages
avaient été d'authentiques révolutionnaires, par des historiens universitaires pédants et embourbés dans des mondanités sans fin et par un enseignement de l'histoire d'une médiocrité à faire pleurer dans les programmes scolaires jusqu'au bac. Et je ne parle même pas de la
vie privée de ces hommes et femmes illustres : c'est là un domaine
où le fantasme règne en maître chez les lecteurs (qui gobent n
'importe quoi) comme chez les auteurs, dont par comparaison les insuffisances feraient passer Alexandre Dumas, Maurice Druon, André
Castelot, Alain Decaux et Jean Des Cars pour des historiens dignes
du Collège de France !
Ce qui, dans les cérémonies
protocolaires comme celles d'hier, nous donne à la fois le compassé
des postures (chez les civils et les militaires en retraite), l'éclat
des uniformes chez les militaires d'active (allié à une
décontraction certaine et fort déconcertante pour nous) et des
propos insondablement creux, ennuyeux à mourir mais pleins
d'emphase. L'indigence historique des harangues les situe à peine
au-dessus d'une leçon d'histoire d'école primaire et encore dans
les petites classes (2). Et malgré ce vide sidéral, tout le monde
vibre, tout le monde chante de tout son cœur
et surtout chacun y trouve son compte, puisque tout le monde y met et
y voit ce qu'il veut (mais j'ai tout de même entendu quelques
critiques sur la médiocrité du contenu). Dans cette auberge
espagnole trouvent donc encore à se loger de vieilles querelles
idéologiques rancies qui se poursuivent jusqu'au pied de la statue
du héros, précisément en un jour et une occasion où l'Argentine
est censée se rassembler autour du Père de la Patrie.
C'est ainsi qu'une demi-heure avant le
début de la cérémonie sur une Place San Martín
écrasée de soleil et encore vide à l'heure du déjeuner dominical,
j'ai été, sans même avoir le temps de me présenter, prise à
parti par un vieux monsieur, furieux de voir une place presque vide
(elle s'est remplie après) et partisan d'un silence pudique (mais
coupable) sur les crimes de la Dictature. Sans même se présenter
(or c'était une huile proche du commandement militaire), le voilà
que se met à insulter devant moi la Présidente de son propre pays,
comme si je ne pouvais qu'être d'accord et comme si c'était là
l'essentiel à échanger avec une Française présente sur cette
place, à cet endroit-là, à une telle heure et une telle date.
C'est mal connaître, me semble-t-il, l'identité française. N'est-il
pas allé jusqu'à faire mine de justifier l'assassinat de Laura
Carlotto, la fille de Estela de Carlotto, dont tout le monde a enfin
découvert la tragique histoire grâce à l'identification de son
fils disparu à la naissance (voir mes articles récents sous le
mot-clé Abuelas). Après tout, m'a-t-il lancé, ce n'était qu'une
guerrillera. Sous entendu (et cela a presque été formulé
ouvertement), elle n'a eu que ce qu'elle méritait (pour rappel :
Laura Carlotto avait une vingtaine d'années, elle attendait un
enfant, elle a été arrêtée et tenue au secret, sans jugement ni
motif légal, puis torturée, privée de son nouveau-né cinq heures
après la délivrance et quelques jours plus tard assassinée par du
personnel militaire agissant sur ordre dans un pays signataire de la
Déclaration universelle des Droits de l'homme et donc membre de
l'ONU). Cela a été très dur pour moi de ne pas exploser devant
cette volonté acharnée, sotte et bornée, de m'imposer ces vues
d'ailleurs très désordonnées (et pourtant il se rendait bien
compte qu'il y avait là de sa part une forme d'indélicatesse à mon
égard), devant cette impossibilité du dialogue, devant les théories
politiques fumeuses et même délirantes qu'il avançait et les
injures dont il couvrait un chef d'Etat démocratiquement élu,
auquel il reprochait plus que tout d'être une femme (plus sans doute
que d'être péroniste). C'était pathétique. Il m'a dit avoir 80
ans (Estela de Carlotto en a quatre de plus, et elle a l'esprit
nettement plus clair et plus vif que ce vieillard belliqueux).
Au-delà du scandale d'un homme âgé
qui tente de justifier, sans l'ombre d'un argument, fût-il de
mauvaise foi, un passé sanglant dont le pays a bien du mal à se
purger, le plus surprenant était qu'à aucun moment cet homme n'a pu
imaginer que ce qu'une Française venait honorer sur cette place
pouvait être l'exceptionnelle contribution du général à la cause
des droits de l'homme et que croyant sans nul doute honorer lui-même
San Martín, ce bonhomme
lui faisait l'insulte qui l'a le plus offensé sa vie durant, lui, le
général vainqueur et génial qui a passé son existence à haïr
les dictatures (notamment militaires) en temps de paix, a toujours
vomi le recours à la violence en politique intérieure et n'a jamais
ménagé aucun effort pour l'éviter en politique étrangère,
donnant systématiquement la priorité à la conciliation sur l'appel
aux armes, contrairement à ce que beaucoup, dont sans doute cet
éprouvant vieux monsieur, pensent encore aujourd'hui.
Cette fête du Día
de San Martín a donc
donné lieu à un dessin de Daniel Paz dialogué par Rudy, dans
l'édition dominicale de Página/12
(et qui ne doit pas avoir l'heur de plaire à mon pénible interlocuteur d'hier), un numéro spécial (très bien fait) de Billiken, la revue
enfantine dont je vous parle de temps à autre et dont je me suis
offert le numéro de la semaine (voir ci-dessus), un dépôt de gerbes sur la tombe du
général, dans la cathédrale de Buenos Aires (ci-dessus) et un autre au pied du
monument du quartier de Retiro.
Le juge Griesa (3) dit qu'il n'est pas
scientifiquement prouvé que San Martín
soit le Père de la Patrie et il a ordonné de soumettre Paul Singer
(4) à une analyse ADN.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Le tout en images et presque en direct.
(1) Mais quels sont ceux d'entre les
Français qui savent correctement situer l'île de Sainte-Hélène,
où la France détient pourtant un petit bout de territoire qui lui a
été octroyé par la Grande-Bretagne pour y installer un espace
muséographique, tout comme l'Argentine dispose depuis 1924 de la
maison où San Martín a
rendu le dernier soupir et en a fait un musée extraterritorialisé à
mi-hauteur de la Grande-Rue, entre port et citadelle.
(2) Le discours, délivré sans note et
sans papier, par le premier vice-président de l'Institut
Sanmartiniano, était un catalogue de faits militaires, sans aucune
vue d'ensemble, ni considération politique (il faut le faire !) ni
référence aux grands thèmes de cette vie de lutte : l'évangile
des droits de l'homme (selon l'expression qu'aimait le général), la
libération des esclaves, le développement technique et industriel
du pays (voir le travail qu'il avait abattu à Mendoza dans ce
domaine), la place accordée à la culture et à l'enseignement. Sans
parler des qualités humaines du bonhomme : sa courtoisie toujours
exquise, son charisme personnel, son sourire, son empathie, son
enthousiasme, son courage pour vaincre la maladie... Il faut dire
aussi que Buenos Aires a fêté hier le héros avec des autorités de
second rang. Les personnalités de premier plan, ministre de la
Défense, chef d'Etat-major, président de l'Institut (au discours
brillant, clair et largement renouvelé), colonel du Régiment, tous
s'étaient rendus dans les Provinces cuyaines, à Mendoza, San Juan
et San Luis, en pleine célébration depuis une semaine du
Bicentenaire de San Martín
à Cuyo. La capitale fédérale n'avait donc gardé que les seconds
couteaux ministériels et les vieilles badernes, ni très
sympathiques ni guère inventives, d'un Instituto Nacional
Sanmartiniano à la grand-papa, voire à l'arrière-grand-papa. Ils
étaient tous tellement ridés et courbés, ils paraissaient tous si
fragilisés par l'âge qu'on pouvait se demander s'ils n'étaient pas
là depuis la fondation par José Pacífico
Otero, en 1936. Cette célébration manquait singulièrement de
responsables en poste, au zénith de leur carrière et de leurs
moyens intellectuels et professionnels, pour qu'elle soit digne de la
hauteur de vue et de l'imagination au pouvoir que fut l'épopée
sanmartinienne de 1812 à 1822.
(3) Juge new-yorkais qui préside les
négociations autour du contentieux entre la République Argentine et
deux détenteurs privés de sa dette souveraine, deux fonds
d'investissement qui exigent le remboursement immédiat, sans
restructuration, de cette partie de la dette qu'à des fins
spéculatives, ils ont rachetée aux véritables investisseurs dans
l'emprunt d'Etat contracté il y a de nombreuses années par
l'Argentine. Thomas Griesa est dans la ligne de mire de tous les
Argentins, ou presque tous, toutes couleurs politiques confondues
(sauf sans doute mon affreux de la Plaza San Martín, qui
doit trouver ces gens-là fort à son goût).
(4) Actionnaire majoritaire d'un des
deux fonds d'investissement nord-américains.