samedi 11 juin 2022

L’interdiction du langage inclusif à l’école fait beaucoup causer [Actu]

"Interdit d'interdire", dit le gros titre sur le tableau
En haut, la condamnation de l'ex-présidente non élue
de la Bolivie à plusieurs années de prison pour putsch
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Depuis quelques années, les Argentins connaissent un phénomène de langage inclusif qui introduit un genre neutre dans une langue espagnole qui jusque là l’ignorait. Il y avait un masculin avec des terminaisons généralement en -o au singulier et en -os au pluriel et des terminaisons généralement en -a au singulier et en -as au pluriel. Quelques substantifs et adjectifs ont une terminaison en consonne au singulier, ce qui donne une désinence en -es au pluriel : par exemple joven / jovenes (jeune).

Au début, le neutre, inventé par des militants LGBTI pour répondre aux besoins de reconnaissance linguistique et grammaticale des personnes non-binaires, était marqué par un -x ou un @ qui prenait la place du -o ou du -a précédents. Ce qui était imprononçable, comme le langage inclusif français. Avec la pratique, les Argentins sont donc passés au -e. Ce qui, comme m’a dit un jour une de mes amies assez hostile au phénomène, revient à « parler français ». Et maintenant, ce langage peut passer à l’oral.

Clarín traite le sujet très discrètement : en bas à droite
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Progressivement, ce courant linguistique s’est ainsi étendu dans les milieux intellectuels, la presse et la littérature de gauche. On en trouve assez souvent la trace dans les colonnes de Página/12 et dans les autres périodiques du groupe Octubre. Le gouvernement de l’actuel président, qui est personnellement concerné dans sa proche famille par le phénomène (il a un enfant non binaire qui milite dans ce sens), pratique assez souvent ces innovations dans les discours officiels et les communiqués.

Avant-hier, le ministère de l’Éducation de la Ville Autonome de Buenos Aires a annoncé qu’il interdisait l’application du langage inclusif dans les écoles publiques de son ressort. L’argument de la ministre est assez simple et pas entièrement faux (mais pas entièrement vrai non plus) : la langue espagnole disposerait de tout ce qu’il faut pour respecter les exigences de reconnaissance et de bienveillance envers les personnes non-binaires. C’est un peu faux parce que la règle, qui vaut aussi en français, selon laquelle au pluriel le masculin l’emporte sur le féminin est encore plus rigoureuse qu’en français, où elle est déjà très forte. Il n’existe par exemple aucun mot pour désigner ensemble le père et la mère. On dit padres (père au pluriel). Même chose pour les enfants qui sont los hijos (hijo = fils). Idem pour les frères et sœurs qui sont los hermanos. Cela est vrai aussi pour un couple royal : ils sont « los reyes », les rois. En Espagne, jusqu’à il y a peu, le duché d’Albe était aux mains d’une femme, la Duquesa de Alba. Lorsqu’elle était mariée et qu’on parlait du couple, on les désignait comme « los duques de Alba », ce qui montre bien à quel point l’espagnol est grammaticalement peu adapté à toutes ces situations dont la société reconnaît peu à peu la légitimité !

Un peu moins discret ici : à gauche, à mi-hauteur
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Le gouvernement de Buenos Aires et la droite en général affichent un argument qui convainc beaucoup de gens, comme il convainc en France : cela complique l’apprentissage de la langue qui a déjà suffisamment à faire avec deux genres. En fait, il existe de nombreuses langues indo-européennes qui ont conservé les trois genres, masculin, féminin et neutre. C’est le cas de l’allemand ou de l’ukrainien, pour en prendre deux. Il est vrai que les langues latines ont généralement réduit le phénomène. Et l’espagnol est bel et bien une langue latine mais en Argentine, il a absorbé tant et tant de matériel linguistique venant de toute l’Europe et au-delà qu’il n’est pas à un enrichissement près.

La décision, hautement politique, de la ministre portègne de l’Éducation provoque donc bien du chahut dans le paysage pédagogique et idéologique du pays. A gauche, elle est vue comme une régression, un refus de la politique orientée vers l’égalité entre les sexes et l’accueil des personnes LGBTI développée par le gouvernement national pour secouer des traditions qui ont la vie dure. La ministre agit à dessein : dans un an et demi, ce sera les élections présidentielle et législatives. Et la droite s’apprête à partir à l’assaut du pouvoir au niveau national. La faible cote de popularité et de confiance du président actuel ainsi que les divisions partisanes à l’intérieur de la majorité lui laissent en effet beaucoup d’espoir.

© Denise Anne Clavilier

Pour aller plus loin :

lire le communiqué officiel du gouvernement de Buenos Aires

Ajout du 13 juin 2022 :
La ministre a menacé de sanctions disciplinaires les enseignants qui continueraient à utiliser le langage inclusif.

A ce propos :

Ajout du 15 juin 2022 :
Telle le petit village irréductible gaulois, une professeure d’histoire, elle-même trans, résiste encore et toujours à la répression ministérielle à Buenos Aires.
Pour en savoir plus :
lire l’article de Página/12