Página/12 était le seul quotidien à s'en faire l'écho ce matin : le Gouvernement argentin, c'est la présidente de la République qui vient de l'annoncer solennement, va informatiser les données du travail déclaré, ce qui va permettre de détecter le travail clandestin en faisant apparaître les trous qui mitent la toile du travail déclaré. En Argentine, on évalue au bas mot à 40% de l'activité salariée totale la part du travail au noir. Et ce travail au noir est particulièrement important dans le monde agricole, où un fameux scandale de traitement indigne des saisonniers a éclaté au tout début de l'année, dans les travaux publics et la construction et dans l'emploi à domicile (les domestiques sont souvent payés au lance-pierre et n'ont quasiment pas de protection sociale).
Au troisième trimestre 2010, le taux de travail au noir était estimé officiellement à 35,8% en moyenne mais atteignait jusqu'à 60% dans le secteur domestique et dans le secteur agricole, du moins dans certaines Provinces rurales, mais le ministre du travail lui-même évoque le chiffre de 50%, que de nombreux observateurs attribuent à la détérioration générale de l'économie nationale après la faillite financière de décembre 2001, ce qui selon le Ministre est une explication un peu trop facile.
Actuellement, avant l'informatisation du système, la procédure de régularisation du travail au noir une fois détecté s'étale sur 40 jours. Après la mise en place de ce Registre informatisé du Travail, cette régularisation pourra se faire en une seule journée. Ce qui devrait permettre d'établir un peu plus de justice sociale pour les salariés, de faire prospérer un peu plus les différents régimes de sécurité sociale, santé et retraite par répartition, et de faire rentrer des recettes fiscales, légales mais qui aujourd'hui échappent à l'Etat. Bien entendu, cette évasion fiscale et sociale n'est pas pour rien dans le manque chronique de moyens de l'Etat argentin, en proportion de sa population et en comparaison avec les Etats mieux organisés de l'hémisphère nord.
Le Ministre du Travail, Carlos Tomada, espère que le nouveau système informatique permettra aussi de détecter mieux et plus efficacement les mauvaises conditions de travail auxquelles les salariés sont soumis et que des scandales récents, celui de la manifestation des salariés externalisés de la Société des Chemins de Fer Roca en octobre (voir mes articles au sujet de cette manifestation avec mort d'homme) ou celui des conditions d'hébergement des saisonniers revélés le 2 janvier par Página/12 (et non par un inspecteur du travail ou une plainte devant le tribunal du travail), au moment où la Mesa de Enlace, le bureau de coordination des organisations patronales agricoles, réclamait à corps et à cris, une nouvelle fois, la levée de toutes les restrictions à l'exportation du blé (1). En effet, les inspecteurs seront désormais munis d'un netbook sur lequel ils pourront comparer en ligne leurs constatations sur le terrain avec les données déclarées, disponibles sur le Registre informatisé. Ce qui leur permettra de gagner du temps et de s'intéresser davantage aux autres dimensions du respect de la législation du travail, que l'actuel Gouvernement cherche à reconstituer (le droit du travail était relativement protecteur à la fin du mandat de Juan Perón, en 1955, et n'a pratiquement pas cessé d'être détruit après le renversement du Général jusqu'à la fin des années 1990, qui marqua la fin du mandat présidentiel de Carlos Menem).
De toute évidence et quoi qu'en disent les différents courants d'opposition, ce gouvernement suit une ligne politique claire et cohérente d'amélioration de l'organisation de l'Etat et de l'économie nationale. En août 2009, j'avais été frappée par la campagne de sensibilisation menée par le Gouvernement à l'intention des salariés, qui étaient incités à faire valoir leurs droits à la protection sociale devant leur employeur. J'avais trouvé la campagne légitime mais irréaliste : quand la moitié de l'activité est clandestine, comment voulez-vous qu'un salarié exige d'être déclaré si son employeur ne le veut pas ? Ici, la décision gouvernementale va dans le même sens, elle est simple et pratique. On se demande même pourquoi elle n'a pas été mise en oeuvre plus tôt. Peut-être parce que les fonds nécessaires manquaient encore. En effet, le développement d'un tel registre est certainement coûteux mais on peut espérer qu'elle apportera plus de transparence et sera rapidement rentabilisée. Autant en Europe l'informatisation du secteur public entraîne toujours et partout des pertes d'emploi et trop souvent une détérioration du service rendu au public (on parle à des machines et non plus à des êtres humains, pour ne prendre que cet exemple socialement déstructurant), graves inconvénients qui ne sont pas toujours ni partout compensés par un gain d'efficacité (les Français se souviennent encore avec horreur de l'implantation d'un nouveau progiciel de réservation à la SNCF et du nouveau logiciel de gestion des chômeurs à Pôle Emploi), autant là-bas, ce type d'informatisation peut aboutir à un progrès sans commune mesure avec le coût de l'investissement, car l'Etat n'a pas les moyens humains de contrôler tout ce que réclame le respect de la législation, alors qu'il en est constitutionnellement le seul garant légitime. Ce qui explique, au moins en partie, le fonctionnement anarchique et chaotique du pays et toute la corruption qui va avec.
L'équipement en matériel des contrôleurs (500 netbooks) et les connexions à Internet seront achetés avec une partie de l'argent qu'ont rapporté à l'Etat l'année dernière les amendes infligées aux employeurs convaincus de ne pas déclarer leurs salariés. L'informatisation du service revient à 5 millions de pesos alors que les recettes ainsi engrangées s'élèvent à 37 millions.
Dans le même temps, le ministre du travail émet un nouveau statut du journalier agricole pour lutter contre les pratiques indignes du patronat, pratiques sociales qui confinent parfois à une forme de servage corvéable à merci et les autorités fiscales mènent une large campagne ciblée de toilettage de la classification des entreprises en fonction de leurs véritables activités, alors que les inspecteurs dépêchés sur le terrain constatent que 55% d'entre elles se sont fait enregistrer dans une catégorie fiscale inférieure à celle correspondant au niveau et à la nature de leur activité.
Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12 sur l'informatisation du Registre du Travail,
lire l'article de Página/12 sur la campagne de vérification fiscale.
(1) Rappelons que les restrictions à l'exportation que le Gouvernement impose régulièrement depuis deux ans à certaines productions de première nécessité dans la diète argentine, viandes et céréales, sont justifiées par le besoin de satisfaire en premier lieu le marché intérieur, car la viande, le lait et le blé (donc les pâtes et le pain, qui sont très importants dans le régime alimentaire national) traversent périodiquement des pénuries et donc des hausses vertigineuses des prix à la consommation, à cause d'un ensemble de facteurs : l'exportation est plus rentable pour les estancieros (les grands propriétaires terriens agricoles) que la vente sur le marché intérieur, car le niveau de vie des habitants fait que le prix intérieur est plus bas que les tarifs négociés à l'international, avec la Chine, l'Inde, la Russie, le Japon, les Etats-Unis et l'Europe (au moins, en ce qui concerne celle-ci, pour ce qui touche les céréales) ; le développement exponentiel de la culture du soja (destiné presqu'exclusivement à l'exportation, pour l'élevage dans les pays développés ou émergents) restreint l'espace rural consacré à l'élevage extensif, à la culture du blé et du maïs, au maraîchage et aux vergers ; l'élevage extensif est en train de disparaître peu à peu au profit de l'élevage intensif, ce qui entraîne un plus fort coût de production (il faut acheter la nourriture du bétail) et par conséquent un prix plus élevé au détail, et au détriment de la qualité gustative et organoleptique des viandes bovines, porcines et ovines et même de la volaille. Ce qui constitue un cercle vicieux absurde dans un pays grand comme 4,5 fois la France et peuplé de seulement 40 millions d'habitants.