On
ne présente plus Carla Pugliese. Cette pianiste et
compositrice, qui fête aujourd'hui même ses trente-six
ans (feliz cumpleaños), mène désormais sa
carrière musicale de sa propre autorité, même
s'il reste des Argentins (et pas seulement des Argentins) pour faire
encore et toujours des comparaisons oiseuses avec la carrière
et l'œuvre de son grand-père (1), dont elle a su se détacher
artistiquement pour développer sa voie personnelle. Il y a
quelques semaines, on était encore en 2012, elle a sorti son
quatrième disque, Milonga sola, qui vient après Ojos
verdes cerrados (2004), La vida y la tempestad (2006) et Eléctrica
y porteña (2007). Elle dispose d'ailleurs, depuis la fin de
l'année dernière, d'une page dans Todo Tango,
l'encyclopédie en ligne sur le tango (en espagnol et anglais),
où elle figure dans la Jeune Garde (Guardia Jóven).
Dans
ce quatrième album, la musicienne innove considérablement
puisque, comme vous le voyez sur la jacquette du disque (ci-dessus), à son piano habituel, elle ajoute désormais le bandonéon,
dont il y a plusieurs années elle disait qu'il n'avait guère
d'avenir dans la musique contemporaine, qu'il s'agissait d'un
instrument dépassé, bref qu'elle ne voulait pas trop en
entendre parler ni le voir apparaître dans les formations
qu'elle dirigeait. Et puis, récemment, elle a adopté
l'instrument, elle s'est mise à son apprentissage, ce qui
dénote un intérêt plus que motivé, en en
découvrant la sonorité et la singularité pour la
composition.
Milonga
sola rassemble donc 10 pièces originales, dont elle a signé
la partition, seule ou en duo (voir la jacquette ci-dessous), dans
des versions instrumentales (certains morceaux disposent aussi d'un
texte à chanter mais sont présents ici sans paroles).
Pour
une fois et grâce aux merveilles du montage et du mixage, Carla
Pugliese est la seule interprète de son album, au piano, au
bandonéon et au bombo, sorte de tambour très en usage
dans le candombe et la murga. D'où le titre de l'album, qui se
réfère à la milonga comme symbole
historico-culturel (la milonga dans ce cas est référée
à ses racines noires et rurales, par opposition à un
tango fixé comme symbole de ville et d'une ville immense
assaillie par les immigrants européens qui viennent bousculer
la très terrienne et très métissée
culture criolla et la font basculer du côté européen,
blanc et citadin) (2).
Les
enregistrements ont été effectués en juillet de
l'année dernière, à Buenos Aires, dans les
studios ION, une des grandes adresses techniques appréciées
des musiciens argentins. Cela donne toujours des disques aux petits
oignons, à condition que la musique et ses interprètes
soient bons (à Buenos Aires comme ailleurs, il y a aussi de la
très mauvaise musique... Mais j'évite d'en parler sur
Barrio de Tango).
Ce
disque est donc à découvrir et à apprécier,
notamment d'ici quelques jours grâce à la disquerie en
ligne Tangostore (Zivals) qui a pour habitude d'offrir la possibilité
d'écouter en ligne un court extrait de chaque piste des
disques proposés à la vente. Un peu de patience, le
temps pour Zivals d'opérer les changements techniques qu'il
met en place en profitant de ce début d'été et
de la baisse de fréquentation de son site et vous pourrez à
nouveau avoir accès au magasin et donc à Milonga Sola,
qui, n'en doutons pas, sera inscrit au catalogue de cette institution
de la musique à Buenos Aires.
(1)
Osvaldo Pugliese (1905-1995). Ces éternelles comparaisons sont
une vraie plaie pour les petits-enfants. Voir ce qu'en disait il y a
quelques mois Daniel Pipi Piazzolla, au moment de la sortie de son
disque consacré à l'œuvre de son grand-père
(voir mon article du 22 mai 2011) Il faut dire aussi qu'on a quelques
enfants et petits-enfants de grands artistes qui ne font pas le poids
mais viennent se pavaner devant caméras et micros comme s'ils
avaient vraiment le talent de celui dont ils portent le nom.
(2)
C'est une tendance lourde que l'on observe dans cette génération
des musiciens à Buenos Aires : revenir vers la tradition
musicale d'un autre temps, non par passéisme mais par
ressourcement. Comme s'ils éprouvaient le besoin de gommer
plusieurs décennies de politique pro-britannique puis
pro-nord-américaine, pour revenir à certaines sources
proprement nationales et populaires et reprendre un chemin de
redéveloppement culturel interrompu en 1930, avec le premier
coup d'Etat de l'histoire du pays, qui avait tenté de mettre
fin aux grands chantiers ouverts à la fin des présidences
radicales (1916-1930) par des artistes comme Homero Manzi et
Sebastián Piana, qui étaient en train de réinventer
la milonga héritée des payadores, un leg musical disparu
en fumée quelques années plus tôt, en 1915 et
1916, avec la mort des deux derniers grands représentants du
genre, José Betinotti et Gabino Ezeiza. Dans les choix des
artistes pour les programmes de leurs concerts et les conceptions de
leurs disques, on sent que quelque chose de très particulier
mijote dans le bouillon de culture qu'est l'actuelle movida musicale
à Buenos Aires comme à La Plata. Or Carla Pugliese a
choisi d'investir tout particulièrement le quartier de La
Boca, où elle habite, et qui semble être un quartier-clé
pour cette réappropriation dynamique de la tradition.