vendredi 4 janvier 2013

Milonga sola, le nouveau disque de Carla Pugliese [Disques & Livres]



On ne présente plus Carla Pugliese. Cette pianiste et compositrice, qui fête aujourd'hui même ses trente-six ans (feliz cumpleaños), mène désormais sa carrière musicale de sa propre autorité, même s'il reste des Argentins (et pas seulement des Argentins) pour faire encore et toujours des comparaisons oiseuses avec la carrière et l'œuvre de son grand-père (1), dont elle a su se détacher artistiquement pour développer sa voie personnelle. Il y a quelques semaines, on était encore en 2012, elle a sorti son quatrième disque, Milonga sola, qui vient après Ojos verdes cerrados (2004), La vida y la tempestad (2006) et Eléctrica y porteña (2007). Elle dispose d'ailleurs, depuis la fin de l'année dernière, d'une page dans Todo Tango, l'encyclopédie en ligne sur le tango (en espagnol et anglais), où elle figure dans la Jeune Garde (Guardia Jóven).

Dans ce quatrième album, la musicienne innove considérablement puisque, comme vous le voyez sur la jacquette du disque (ci-dessus), à son piano habituel, elle ajoute désormais le bandonéon, dont il y a plusieurs années elle disait qu'il n'avait guère d'avenir dans la musique contemporaine, qu'il s'agissait d'un instrument dépassé, bref qu'elle ne voulait pas trop en entendre parler ni le voir apparaître dans les formations qu'elle dirigeait. Et puis, récemment, elle a adopté l'instrument, elle s'est mise à son apprentissage, ce qui dénote un intérêt plus que motivé, en en découvrant la sonorité et la singularité pour la composition.

Milonga sola rassemble donc 10 pièces originales, dont elle a signé la partition, seule ou en duo (voir la jacquette ci-dessous), dans des versions instrumentales (certains morceaux disposent aussi d'un texte à chanter mais sont présents ici sans paroles).

Pour une fois et grâce aux merveilles du montage et du mixage, Carla Pugliese est la seule interprète de son album, au piano, au bandonéon et au bombo, sorte de tambour très en usage dans le candombe et la murga. D'où le titre de l'album, qui se réfère à la milonga comme symbole historico-culturel (la milonga dans ce cas est référée à ses racines noires et rurales, par opposition à un tango fixé comme symbole de ville et d'une ville immense assaillie par les immigrants européens qui viennent bousculer la très terrienne et très métissée culture criolla et la font basculer du côté européen, blanc et citadin) (2).


Les enregistrements ont été effectués en juillet de l'année dernière, à Buenos Aires, dans les studios ION, une des grandes adresses techniques appréciées des musiciens argentins. Cela donne toujours des disques aux petits oignons, à condition que la musique et ses interprètes soient bons (à Buenos Aires comme ailleurs, il y a aussi de la très mauvaise musique... Mais j'évite d'en parler sur Barrio de Tango).

Ce disque est donc à découvrir et à apprécier, notamment d'ici quelques jours grâce à la disquerie en ligne Tangostore (Zivals) qui a pour habitude d'offrir la possibilité d'écouter en ligne un court extrait de chaque piste des disques proposés à la vente. Un peu de patience, le temps pour Zivals d'opérer les changements techniques qu'il met en place en profitant de ce début d'été et de la baisse de fréquentation de son site et vous pourrez à nouveau avoir accès au magasin et donc à Milonga Sola, qui, n'en doutons pas, sera inscrit au catalogue de cette institution de la musique à Buenos Aires.


(1) Osvaldo Pugliese (1905-1995). Ces éternelles comparaisons sont une vraie plaie pour les petits-enfants. Voir ce qu'en disait il y a quelques mois Daniel Pipi Piazzolla, au moment de la sortie de son disque consacré à l'œuvre de son grand-père (voir mon article du 22 mai 2011) Il faut dire aussi qu'on a quelques enfants et petits-enfants de grands artistes qui ne font pas le poids mais viennent se pavaner devant caméras et micros comme s'ils avaient vraiment le talent de celui dont ils portent le nom.
(2) C'est une tendance lourde que l'on observe dans cette génération des musiciens à Buenos Aires : revenir vers la tradition musicale d'un autre temps, non par passéisme mais par ressourcement. Comme s'ils éprouvaient le besoin de gommer plusieurs décennies de politique pro-britannique puis pro-nord-américaine, pour revenir à certaines sources proprement nationales et populaires et reprendre un chemin de redéveloppement culturel interrompu en 1930, avec le premier coup d'Etat de l'histoire du pays, qui avait tenté de mettre fin aux grands chantiers ouverts à la fin des présidences radicales (1916-1930) par des artistes comme Homero Manzi et Sebastián Piana, qui étaient en train de réinventer la milonga héritée des payadores, un leg musical disparu en fumée quelques années plus tôt, en 1915 et 1916, avec la mort des deux derniers grands représentants du genre, José Betinotti et Gabino Ezeiza. Dans les choix des artistes pour les programmes de leurs concerts et les conceptions de leurs disques, on sent que quelque chose de très particulier mijote dans le bouillon de culture qu'est l'actuelle movida musicale à Buenos Aires comme à La Plata. Or Carla Pugliese a choisi d'investir tout particulièrement le quartier de La Boca, où elle habite, et qui semble être un quartier-clé pour cette réappropriation dynamique de la tradition.