Tandis
que l'été bat son plein (1), dans une chaleur
suffocante et en plein chassé-croisé entre janviéristes
et févriéreins sur les autoroutes et dans les
aéroports, une partie de l'Argentine, la gauche, fête
aujourd'hui les deux cents ans de l'installation de la première
assemblée législative des Provinces-Unis du Río
de la Plata, encore liées à l'Espagne loyaliste qui se
battait contre l'envahisseur français dans la Péninsule.
En ce 31 janvier 1813, la Asamblea del Año XIII est un peu
dans la mémoire populaire argentine l'équivalent de ce
que fut en France la transformation des Etats-Généraux
en Assemblée Nationale ou la Nuit du 4 août pendant l'été 1789 : la
phase épanouie et heureuse de la Révolution, celle du
consensus national qui rassemble toutes les classes de la société,
avant que tout se gâte en une guerre civile traumatisante
(comme ce fut le cas de la Terreur dans toute la France et de la
guerre de Vendée et, là-bas, en Argentine, la lutte
entre fédéraux et unitaires qui germe dans cette toute première assemblée élue). Et je suis heureuse que cet article soit aussi le n° 2913, ça ne s'invente pas !
Pourquoi
est-ce essentiellement la gauche qui va faire la fête ce soir ?
Parce que cette assemblée symbolise le courant de
l'émancipation sociale au sein du vaste mouvement qui fit
passer l'Amérique du Sud de l'Ancien Régime et de la
condition de colonie à la souveraineté nationale et à
la séparation avec l'Espagne. Or cette tension entre la
priorité donné au progrès social et celle donnée
à l'indépendance n'est toujours pas résolue
aujourd'hui en Argentine et la droite est peu mobilisée pour
célébrer une étape de la révolution qui
vit la fin de l'esclavage par extinction (2), celle des servitudes
auxquelles étaient soumis les Indiens (corvées, travail
forcé, entrave à la liberté de résidence,
etc.), celle des châtiments corporels à l'école
(ce qui créa quelques problèmes de discipline que les
instituteurs eurent bien du mal à se sortir tant il leur en
coûta de modifier leurs méthodes pédagogiques),
l'abolition de l'Inquisition (déjà abolie en Espagne
depuis 1808), l'interdiction de la torture dans la procédure
judiciaire pénale (3), l'égalité des enfants
dans l'héritage quelque soit leur rang dans la fratrie et
l'abolition des titres nobiliaires, ce qui n'était pas en
Argentine le sujet le plus brûlant (la plupart des titres
nobiliaires se trouvaient au Pérou et au Mexique et non dans
l'extrême sud du continent).
Une
grande fête se prépare à Buenos Aires, à
partir de 16h30, sur Plaza de Mayo, avec une grande scène
dressée du côté du Cabildo, tout près de
l'endroit où se réunissait cette Assemblée, la
Manzana de las Luces, à deux cents mètres de là...
Préparation de la scène hier devant le Cabildo (photo Télam)
Et
pendant que La Nación et Clarín continuent à
bêtifier en se préparant au couronnement (sic) de
Máxima (voir mon article du 29 janvier 2013 sur le sujet),
Página/12 a interviewé l'historienne Ema Cibotti, qui
est d'autant plus intéressante que comme tant et tant
d'historiens en Argentine elle a encore bien du mal à
distinguer entre certains préjugés si sacro-saints qu'ils semblent hors d'atteinte de la critique méthodique propre à la discipline et la
réalité de la recherche scientifique (4).
Extraits.
–¿Cómo
se gestó la Asamblea?
–El
31 de marzo de 1813, un día domingo, quedó instalada en
la ciudad de Buenos Aires. Fue un gran acontecimiento histórico.
Sus promotores, todos integrantes de la Logia Lautaro, activos
instauradores del Segundo Triunvirato, impulsaron reformas esenciales
y aunque su objetivo final, sancionar una constitución, quedó
incumplido, cada uno de sus actos soberanos afirmó la voluntad
de enfrentar al despotismo y afianzar la emancipación.
Ema
Cibotti, in Página/12
- Comment
naquit l'Assemblée ?
- Le
31 mars 1813 (5), c'était un dimanche, l'Assemblée
s'installa dans la ville de Buenos Aires. Ce fut un grand événement
historique. Ses promoteurs, toujours membres de la Loge Lautaro (6),
actifs instaurateurs du Second Triumvirat, impulsèrent des
réformes essentielles et même si son objectif final,
voter une constitution, ne fut jamais atteint, chacun de ses actes
souverains affirma la volonté de s'opposer au despotisme et de
soutenir l'émancipation.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
–¿Cuál
era el clima político del momento?
–El
ambiente general era de gran optimismo. Y esta etapa inicial que
culmina en el mes de septiembre del mismo año, con la primera
suspensión de las sesiones, es la más prolífica
en el dictado de nuevos preceptos y leyes que reformaron de cuajo la
vida civil de la ex colonia española. No había
retroceso posible en el Río de la Plata. Como bien dijo
Alberdi, algunos años más tarde, “el pasado no tenía
defensores”.
Ema
Cibotti, in Página/12
- Quel
était le climat politique du moment ?
- L'atmosphère
générale était fort à l'optimisme. Et
cette étape initiale qui culmine au mois de septembre de la
même année, avec la première suspension de
session, est la plus prolifique dans l'élaboration de nouveaux
concepts et de lois qui réformèrent de fond en comble
la vie citoyenne de l'ex-colonie espagnole. Il n'y avait plus de
retour en arrière possible sur le Río de la Plata.
Comme le dit bien Alberdi, quelques années plus tard, "le
passé n'avait personne pour le défendre".
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
–¿Cuáles
fueron las medidas más significativas que dictó?
–El
2 de febrero, segunda sesión, se vota la libertad de vientres.
En palabras de un contemporáneo, un ejemplo de equidad y
justicia. No he encontrado una mejor definición de esclavitud
que la que propone el mismo artículo: “Este bárbaro
derecho del más fuerte que ha tenido en consternación a
la naturaleza, desde que el hombre declaró la guerra a su
misma especie”. El decreto o bando publicado en la Gazeta, el 5 de
febrero, establecía: “Los niños que nacen en todo el
territorio de las Provincias Unidas del Río de la Plata, sean
considerados y tenidos por libres”. El rechazo a la esclavitud era
una cuestión fundamental. El Primer Triunvirato ya había
decretado –el 15 de mayo de 1812– la prohibición de
introducir esclavos, y esta decisión compartida más
allá de las disensiones revolucionarias, tenía el apoyo
de los morenistas y de los rivadavianos, y explicita por qué
San Martín o Belgrano hablaban de “emancipación” y
no sólo de independencia. El documento advertía que la
esclavitud debía desaparecer “de nuestro hemisferio”. La
aclaración no era ingenua, por el contrario, señalaba,
de una manera muy sutil, la deuda de la revolución de la
independencia norteamericana.
Ema
Cibotti, in Página/12
- Quelles
furent les mesures les plus significatives qu'elle imposa ?
- Le
2 février, à la deuxième séance, on vota
la liberté des ventres. Selon les dires d'un contemporain, un
exemple d'équité et de justice. Je n'ai pas rencontré
de meilleure définition de l'esclavage que celle que propose
l'article lui-même : "Ce droit barbare du plus fort que a
consterné la nature, depuis que l'homme a déclaré
la guerre à sa propre espèce". Le décret
ou avis publié dans la Gazette, le 5 février,
établissait : "Les enfants qui naissent sur tout le
territoire des Provinces-Unies du Río de la Plata, seront
considérés et tenus comme libres". Le rejet de
l'esclavage était une question fondamentale. Le premier
Triumvirat avait déjà décrété, le
15 mai 1812, l'interdiction d'introduire des esclaves, et cette
décision partagée au-delà des dissensions
révolutionnaires, avait l'appui des morenistes et des
rivadaviens (7) et explique pourquoi San Martín ou Belgrano
(8) parlait d'émancipation et non pas seulement
d'indépendance. Le document annonçait que l'esclavage
devait disparaître de "notre hémisphère".
Cette mise au point n'était pas naïve, tout au contraire,
elle signalait, d'une manière très subtile, la dette de
la révolution de l'indépendance nord-américaine
(9).
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
–Pero
no se suprime directamente la esclavitud en ese momento...
–Es
cierto que para la supresión de la esclavitud hay que esperar
a 1853, pero eso se debe a la dificultad para la organización
constitucional del país, y no a una voluntad esclavista.
Ema
Cibotti, in Página/12
- Mais on ne supprime pas directement l'esclavage à ce moment-là...
- C'est
sûr que pour la suppression de l'esclavage il faut attendre
1853 mais ceci est dû à la difficulté
d'organisation constitutionnelle du pays, et non pas à une
volonté esclavagiste. (10)
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
–¿Qué
influencia tuvo en términos políticos?
–En
materia política, también anticipa lo que vendrá.
La división tripartita de los poderes está claramente
enunciada. Pero ¿bajo qué forma? Artigas da
instrucciones el 13 de abril de 1813 a los diputados orientales para
que no se admita otro sistema que el de la Confederación y una
formal declaración de independencia absoluta con respecto a la
corona y al Estado de España. El disenso se hace carne
enseguida en el seno de la Asamblea, Alvear rechaza el artiguismo y
promueve el Directorio, esto es, un poder centralizado. El contexto
externo ha cambiado, en pocos meses los refuerzos realistas que
llegan a Montevideo y la “rencorosa venganza” que todos
vislumbran en las acciones de Fernando VII, priorizarán el
esfuerzo de la guerra por sobre cualquier otra consideración
política, y el debate constitucional que requiere de un clima
de paz queda así interrumpido. Pero la Asamblea ha cumplido su
función: debate de ideas y puesta en acción de la
política pública que, a fuerza de construir una
identidad de voluntaria agregación, se está
convirtiendo en la base de una futura nación.
Ema
Cibotti, in Página/12
- Quelle
influence a-t-elle eue en termes politiques ?
- En
matière politique, elle a aussi anticipé le futur. La
division tripartite des pouvoirs était clairement énoncée
(11). Mais sous quelle forme ? Artigas (12) donne des
instructions le 13 avril 1813 aux députés orientaux
pour qu'on n'admette pas d'autre système que celui de la
Confédération et [pour obtenir] une déclaration
formelle d'indépendance absolue para rapport à la
couronne et à l'Etat espagnols. La dissension s'incarne
immédiatement au sein de l'Assemblée. Alvear rejette
l'artiguisme et promeut le Directoire, c'est-à-dire un pouvoir
centralisé. Le contexte externe (13) avait changé, en
peu de mois les renforts royalistes qui arrivaient à
Montevideo et la vengeance pleine de rancœur que tous entrevoyaient
dans les actions de Fernando VII. Ils prioriseront l'effort de
guerre sur toute autre considération politique et le débat
constitutionnel qui requiert un climat de paix se trouve presque
interrompu. Mais l'Assemblée a rempli sa fonction : un
débat d'idées et une mise en action de la politique
publique qui, à force de construire une identité
d'agrégation volontaire (14), se convertit peu à peu en
la base d'une future Nation.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Fac-similé de la première page de l'édition du 5 février 1813
de la Gazeta Ministerial del Gobierno de Buenos Ayres (orthographe originale)
Cliquez sur l'image pour obtenir une meilleure résolution
Pour
aller plus loin :
lire
l'interview intégrale dans l'édition de Página/12
lire
l'article sur les festivités de ce soir dans Página/12
lire
la dépêche de Télam sur les festivités de
Plaza de Mayo
lire
l'analyse de l'historien Prudencio Bustos Argañaraz sur le
blog cordobais Foro Sanmartiniano. Cette analyse est elle aussi
partisane, vous le voyez dans le titre : les véritables acquis
de l'Assemblée (revendiquer la vérité vous place
d'emblée dans une posture polémique, puisque si vous
dites la vérité, c'est que les autres mentent). Mais
son point de vue est très différent de celui de Ema
Cibotti. Il est beaucoup plus critique sur cette assemblée
sans jamais expliquer clairement ce que signifient ces décalages
qu'il dénonce entre les principes et la pratique de
l'assemblée et des habitants qu'elle était censée
représenter.
Voir
aussi mes autres articles sur le bicentenaire en cliquant sur le
mot-clé correspondant dans le bloc Pour chercher, para buscar,
to search, ci-dessus.
(1)
J'en profite pour travailler sur les deux prochains livres, Tango
Negro, de Juan Carlos Cáceres, avec une traduction et des
commentaires de votre servante, qui doit paraître le mois
prochain aux Editions du Jasmin (on est en plein dans le thème de la Asamblea del Año
XIII, qui a beaucoup fait pour l'émancipation des Noirs dans ce
qui allait devenir l'Argentine) et une anthologie de documents
historiques, sud-américains, britanniques, nord-américains
et français, autour de la figure de José de San Martín et de
son œuvre politique et militaire d'il y a deux cents ans... Et à
me préparer à une éventuelle intervention dans
une émission de Radio Nacional lundi prochain.
(2)
En droit, l'esclavage a vraiment été aboli en Argentine
en 1853 et c'est l'œuvre de la première constitution
effective, inspirée et presque rédigée par le
grand intellectuel que fut Juan Bautista Alberdi. De fait,
l'esclavage n'existait plus dans la Province de Buenos Aires dès
le milieu des années 1835 et vers 1845, il n'y avait plus
d'esclave sur l'actuel territoire argentin.
(3)
Or on sait le cas qu'une partie de la droite argentine en a fait sous
la dernière Dictature militaire entre 1976 et 1983 !
(4)
C'est sur le plan technique la pierre d'achoppement la plus difficile
à contourner dans mon travail d'adaptation de Tango Negro, de
Cáceres, aux exigences du public français pour qui
mélanger sans les distinguer les plans de la légende et
de l'histoire constitue une faute méthodologique rédhibitoire,
à la limite du sacrilège intellectuel, alors qu'en
Argentine, cela reste monnaie courante et cela passe le plus souvent
inaperçu.
(5)
C'est sans doute une coquille. Le 31 janvier 1813, bien sûr.
(6)
La légende montre le bout de son nez. Les initiateurs de
l'Assemblée étaient en effet tous membres d'une
organisation secrète qu'ils appellaient la Loge. On suppose
qu'il s'agissait d'une loge maçonnique opérationnelle,
sans beaucoup de travaux métaphysiques, une société
secrète comme il y en a toujours dans les révolutions.
Mais elle ne s'appelait sans doute pas Lautaro. San Martín et
Carlos María de Alvear, les officiers qui avaient aidé
à mettre en place le 12 octobre 1812 un nouveau gouvernement
(Segundo Triumvirato), plus conciliant pour les intérêts
des classes sociales inférieures, étaient les
fondateurs de cette loge. Le 30 janvier 1813, San Martín était
parti en mission vers le nord, avec 120 grenadiers à cheval
déjà assez instruits pour aller au combat. Alvear était
resté à Buenos Aires, il supervisait l'instruction des
nouvelles recrues et assumait son mandat de député de
la province de Misiones, devenant même dès le lendemain
le président de cette Assemblée. Le 3 février,
San Martín remportait une victoire politiquement écrasante
sur les rives du Paraná, réussissant en un combat de 15
mn à sécuriser toute la région fluviale qui ne
connut plus que deux timides incursions absolutistes qui ne tardèrent
pas à battre retraite. A la fin février, San Martín
était de retour à Buenos Aires et peu à peu les
relations entre lui et Alvear s'envenimèrent. Très vite
San Martín allait quitter la capitale et gagner Mendoza, dont
il fut le gouverneur de septembre 1814 à la mi-1816, juste
avant de partir avec l'Armée des Andes à la reconquête
du Chili. C'est sans doute dans cet environnement qu'il fonda une
autre loge, cette fois-ci main dans la main avec un officier chilien,
Bernardo O'Higgins, et c'est sans doute alors qu'ils baptisèrent
leur organisation du nom de ce premier chef mapuche qui avait
combattu l'invasion espagnole dès le début de la
colonisation du Chili. Mais la légende, fixée par
Bartolomé Mitre dans les années 1860, a baptisé
la loge de Buenos Aires de ce nom étrange, qui n'appartient
pas à l'histoire de l'est des Andes. Depuis, bien peu nombreux
sont les historiens et les guides qui savent mettre en doute cette
tarte à la crème qu'est cette loge Lautaro manipulant
en sous-main l'Assemblée et le Triumvirat... Légende et
histoire, sans distinction.
(7)
Mariano Moreno était le chef de file (désormais
disparu) du courant social, partisan de l'égalité de
tous, de l'ancrage dans une culture latine, ouverte à
l'Espagne, l'Italie, la France... et de l'accès progressif et
ordonné de toutes les classes sociales à l'exercice de
la citoyenneté. Bernardino Rivadavia, qui a donné son
nom à l'artère centrale de Buenos Aires, était
le chef de file de la réaction et du statu- quo
socio-économique, partisan de l'alliance avec la
Grande-Bretagne qui entamait sa métamorphose impérialiste,
et de plus en plus marqué par la haine de l'Espagne et de
l'hispanité.
(8)
Manuel Belgrano, grand juriste, spécialiste du commerce et de
l'économie, devenu chef militaire sous la contrainte des
événements révolutionnaires, chef de file du
courant moreniste après la mort de Moreno en 1812.
(9)
Un petit peu étrange à l'heure où le monde
entier a les yeux rivés sur le film Lincoln et ses récompenses
prochaines potentielles que de voir une historienne oublier que les
Etats-Unis n'ont aboli l'esclavage que fort longtemps après
avoir assuré leur indépendance... Là encore, ce
que nous nous fixons comme critère de précision en
Europe n'est pas au rendez-vous. Sous ce discours qui semble bien
construit, coulent l'impensé et l'innommé. La question
suivante de la journaliste relève peut-être de cette
grande ignorance dans laquelle baigne encore le peuple argentin, qui
a plus besoin de la légende, pour la liturgie qui développe
la fierté d'appartenance à la collectivité
nationale, que de l'histoire, dont les nuances font apparaître
autant les zones d'ombre que les zones de lumière. Et les
zones d'ombre, tant que la Nation n'est pas solidement construite, on
évite d'aller y regarder de trop près. La réponse
de l'historienne va renforcer cet aveuglement délibéré.
Car si l'esclavage n'a pas été aboli en tant que tel,
cela a bien à voir avec une volonté esclavagiste : il
était impossible à cette société de
maintenir son économie en se privant d'un seul coup de ce mode
de production qu'était l'esclavage qui permet, pour un
investissement initial (éventuellement élevé, un
esclave fort et en bonne santé, ça coûtait cher), d'avoir une force de
travail gratuite. En Europe à la même époque, il
n'existait plus que de la force de travail à gage, chaque
patron devait payer ouvriers, employés, commis, journaliers et
chaque maître devait aussi rétribuer les services de ses
domestiques. En Argentine, non... Et l'historienne va ouvertement
nier cette réalité factuelle objective avec un argument
dont la fragilité n'échappera à personne. Par
ailleurs, la volonté esclavagiste très nette, notamment
à Buenos Aires, est amplement attestée par la
difficulté qu'a rencontrée San Martín en 1815 et 1816 pour incorporer dans son armée les
esclaves aptes au service militaire. Les maîtres ne voulaient
pas donner leurs biens (leurs esclaves) à l'armée. Un
cheval encore, c'était envisageable, mais un esclave, non, puisqu'il n'y avait plus de trafic négrier et ni par conséquent de
renouvellement du cheptel.
(10)
Bien entendu, un jour de célébration comme celui
d'aujourd'hui, où il s'agit bien d'être fier du passé
national, il est peu opportun de regarder cet élément-là
avec des yeux objectifs. D'autant que la Asamblea del Año XIII
est comme toutes les institutions blanches en Amérique du Sud
tétanisée par le souvenir de la révolte des
esclaves à Haïti, une révolte qui a abouti à
une victoire des Noirs contre le colonisateur blanc et contre le
maître. Pas un mot dans cette interview de cette réalité qui pourtant
hantait l'esprit de ces hommes. Alors que cette
historienne pourrait tout aussi bien s'appuyer sur la vaine abolition
de l'esclavage, généreuse certes mais ô combien
naïve, par la Révolution Française qui aboutit
rapidement à son rétablissement, encore plus rude et
plus inhumain qu'avant par Napoléon, lui-même poussé
par la nécessité économico-stratégique.
Il fallait garder les terres françaises des Antilles, éviter
que les colons français ne se jettent dans les bras des
Anglais et pour cela, il fallait leur donner ce qu'ils réclamaient
et sans quoi ils ne pouvaient économiquement survivre : leur
rendre leur main d'œuvre gratuite...
(11)
Ce que nous appelons en français la théorie de la
séparation des pouvoirs, l'exécutif, le législatif
et le judiciaire.
(12)
Le principal chef de la révolution anti-absolutiste et
indépendantiste de l'actuel Uruguay, qui appartenait encore
aux Provinces-Unies du Río de la Plata, sous le nom de Banda
Oriental.
(13)
Sans crier gare, ce qui est extrêmement fréquent, ce qui
contribue à la confusion, on a là un saisissant
raccourci. Nous voilà en effet en 1814-1815, en pleine
Restauration, en Espagne comme en France, après la chute de
Napoléon. Fernando VII, prisonnier en France jusqu'à
la chute de Napoléon, retrouve son trône et veut
rétablir la situation d'avant 1808. Reste à savoir si
un raccourci historique aussi anti-pédagogique est le fait de
l'intervieweuse ou de l'interviewée. En février 1815,
Alvear mène un coup d'Etat. Avec l'appui de la Loge, dont il
est depuis le départ de San Martín le seul vrai maître,
selon ce que les documents nous permettent de supposer, il renverse
le Directeur suprême qu'il a fait mettre en place quelques mois
auparavant, un sien parent, pourtant assez manœuvrable, il prend sa
place et dissout aussitôt l'Assemblée. Lui-même
sera renversé en avril, après avoir proposé de
soumettre les Provinces-Unies au joug des Britanniques pour les
sauver d'une reprise en main espagnole qui n'intervint jamais !
(14)
Le caractère volontaire de cette agrégation mériterait
une ample discussion. Là encore, une vision simplifiée,
rose, un peu dorée d'une réalité beaucoup plus
rude et moralement inconfortable...