lundi 15 décembre 2014

Jorge Castro Rubel se confie à Página/12 après son identification [Actu]


Le petit-fils 116, Jorge Castro Rubel, qui a retrouvé son identité il y a une dizaine de jours, est un sociologue qui étudie le mouvement syndical et travaille au CONICET, le centre de recherche scientifique argentin. En tant que citoyen, il est engagé de longue date dans la militance démocratique.

Comme l'a fait avant lui le musicien Ignacio Montoya Carlotto, petit-fils n° 114, il n'aura pas mis longtemps à affronter la presse et il a donné vendredi une première interview à Página/12 pour témoigner de son soulagement de connaître la vérité sur sa naissance et son histoire. Ce week-end, l'Argentine fêtait la Démocratie, dont le jour international est fixé au 10 décembre.

Comme Ignacio, il a appris récemment qu'il était adopté grâce à un adulte témoin de son apparition au sein d'une famille qui n'avait pas d'enfant, en l'occurrence l'une de ses tantes, qui le lui a révélé en août dernier. Il a tout de suite pensé à une naissance clandestine, même si sa tante n'était pas informée des modalités de cette adoption.
Comme Ignacio, il doit probablement sa survie à la volonté de vivre et de le voir vivre que lui aura transmis sa mère pendant sa grossesse et après sa naissance, avec un poids de seulement deux kilos dû à une prématurité.
Comme Ignacio, il aura été élevé avec amour par un couple en mal d'enfant et de bonne foi, qui, dans le climat politique épouvantable qui régnait alors, s'est contenté de ne pas se poser de questions dangereuses et qui par la suite a regardé d'un bon œil les ONG de droits de l'Homme que sont Madres et Abuelas.

¿Ella sospechaba que podías ser hijo de desaparecidos?
No. Ella no sabía más que eso. Por la edad que tengo, era una posibilidad. Pero los chicos que atravesaron mi situación son estadísticamente pocos. Inmediatamente le dije: “Yo nací en el ’77, ¿soy hijo de personas desaparecidas?”. “No lo sé”, me dijo.
Fue bastante automática tu suposición.
Fue bastante automática porque sé bien lo que fue la dictadura cívico-militar, el plan sistemático de robo de bebés. Era una posibilidad que evaluaba desde el conocimiento de lo que había pasado en la Argentina. Fui a hablar con mis padres. Hubo algunos chisporroteos y una dificultad muy grande de ellos de abrirse y contarme que no eran mis padres biológicos. Después de unos días de tensión, me confirmaron que no era hijo biológico de ellos, que para ellos no significaba quererme menos y que no conocían mi origen. Me contaron lo que ellos sabían: que un día, cuando mi papá estaba de guardia en la Casa Cuna –es médico–, llegaron dos personas y dejaron un bebé en muy malas condiciones.
¿Eran dos hombres de civil?
Eran dos hombres entre veinte y treinta años vestidos de civil. El me atiende –es pediatra endocrinólogo– y se da cuenta de que yo era muy chiquitito, muy prematuro. Ellos no tenían hijos, y ahí decide llevarme con él y con mamá. Y es todo lo que ellos me transmitieron que saben.
Página/12

- Elle [ta tante] suspectait que tu pouvais être l'enfant de disparus ?
- Non, elle ne savait rien que ça [qu'il avait été adopté]. A l'âge que j'ai [37 ans], c'était une possibilité. Mais les petits qui ont connu la même situation que moi sont peu nombreux du point de vue statistique. Je lui ai dit tout de suite : je suis né en 1977, est-ce que je suis l'enfant de personnes disparues ? Je ne sais pas, m'a-t-elle dit.
- Ta supposition a été plutôt automatique.
- Elle a été plutôt automatique parce que je sais bien ce qu'a été la dictature civico-militaire, el plan systématique de vol des bébés (1). C'était une possibilité que j'envisageai à partir de ma connaissance de ce qui s'était passé en Argentine. Je suis allé parler à mes parents. Cela a fait quelques étincelles, ils avaient beaucoup de mal à s'en ouvrir à moi et à me dire qu'ils n'étaient pas mes parents biologiques. Après quelques jours de tension, ils m'ont confirmé que je n'étais pas leur fils biologique, que pour eux cela ne signifiait pas qu'ils m'aimaient moins et qu'ils ne savaient pas d'où je venais. Ils m'ont dit ce qu'ils savaient : qu'un jour où mon père (2) était de garde à la Casa Cuna - il est médecin -, deux personnes sont arrivées et ont abandonné un bébé qui allait très très mal.
- C'était deux civils ?
- C'était deux hommes entre vingt et trente ans habillés en civil. Il s'est occupé de moi, il est pédiatre endocrinologue, et il s'est rendu compte que j'étais très petit, très prématuré. Eux n'avaient pas d'enfant et alors il a décidé de m'emmener avec lui et avec ma mère. Et c'est tout ce qu'ils m'ont dit savoir.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Après une période où il a eu besoin de faire un travail psychologique pour comprendre ce qu'il devait faire et pourquoi il devait le faire, pour la famille inconnue qui le cherchait peut-être depuis 37 ans ou pour lui-même ou les deux à la fois, il s'est présenté chez Abuelas le 11 novembre et a reçu les résultats de l'analyse génétique le 4 décembre, soit un mois d'angoisse forte.

¿Cómo te informaron los resultados?
Me llamó Claudia Carlotto (la titular de la Comisión Nacional por el Derecho a la Identidad, Conadi) y me citó. Le dije que si no me decía, no iba a llegar vivo y que si me estaba llamando ella era porque había dado positivo. Me dijo que vaya en ese momento y le pregunté en qué grupo familiar había dado, e inmediatamente fui a la compu y vi quiénes habían sido mis viejos. En todo este proceso yo miraba mucho la página de Abuelas, buscaba los parecidos, me había detenido en ellos, pero no eran por quienes daba más fichas. Claudia me contó quiénes eras mis viejos y nos fuimos para el centro con mi mujer. Le dije que manejara ella porque íbamos a tener un accidente. En la Conadi me recibieron muy bien. La verdad es que en todo el proceso encontré calidez, contención y respeto. El mensaje para los que tienen miedo es que no lo tengan. Claudia me mostró las fotos de mis padres.
Jorge Castro Rubel, in Página/12

- Comment t'a-t-on informé du résultat ?
- C'est Claudia Carlotto (la responsable de la Commission Nationale pour le Droit à l'Identité) qui m'a appelé et elle m'a donné rendez-vous. Je lui ai dit que si elle me disait rien, je n'arriverais pas vivant et que si c'était elle qui m'appelait, c'est que les tests avaient donné un résultat positif. Elle me dit que c'était dans ces eaux-là et je lui ai demandé quel groupe familial avait été identifié et je suis allé tout de suite à mon ordinateur et j'ai vu qui avaient été mes parents (3) et on est allé dans le centre avec ma femme. A dire le vrai, pendant toute la procédure, j'ai rencontré de la chaleur, du soutien et du respect. Le message pour ceux qui ont peur est qu'ils ont tort : qu'ils n'aient pas peur. Claudia m'a montré les photos de mes parents.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Et l'interview se prolonge, une des plus longues accordées par un enfant identifié à ce journal, qui en compte un bon nombre.

Le lendemain, le samedi 13 décembre, Jorge Castro Ruben a posé une plaque commémorative à Villa Crespo, sur le trottoir devant l'immeuble où ses parents biologiques vivaient juste avant leur arrestation. L'une des ces nombreuses plaques qui jalonnent les trottoirs de Buenos Aires pour marquer les derniers endroits où on a vu, vivants, l'un ou l'autre des 30 000 disparus de la Dictature, sur le sort desquels Sergio Massa veut désormais qu'on arrête d'enquêter et de se souvenir, comme je le raconte dans un autre article de ce blog, à la date d'aujourd'hui.

Pour en savoir plus :
lire l'interview de Jorge Castro Ruben dans Página/12
lire l'article de Página/12 sur la pose de la plaque commémorative.

Pendant ce temps-là, Ignacio Montaya Carlotto s'est produit sur Plaza de Mayo, samedi, au cours du méga-concert en plein air, donné samedi à l'occasion du Día de la Verdad, la Memoria y la Justicia. Página/12 l'a relaté dans ses pages.



(1) L'expression "Vol systématique de vol de bébés" a été entérinée par une décision de justice, un méga-procès où le cas de ce nourrisson, dont on ne savait encore rien, a été évoqué.
(2) En Argentine, on emploie très facilement en public les termes intimes de papa et maman pour parler de ses parents là où en Europe francophone, on parle de père et mère.
(3) Il emploie là un expression populaire très typiquement portègne, et qui n'a que très peu à voir avec notre mon vieux ou ma vieille de l'argot parisien, assez peu affectueux.