Le
petit-fils 116, Jorge Castro Rubel, qui a retrouvé son identité il
y a une dizaine de jours, est un sociologue qui étudie le mouvement
syndical et travaille au CONICET, le centre de recherche scientifique
argentin. En tant que citoyen, il est engagé de longue date dans la
militance démocratique.
Comme
l'a fait avant lui le musicien Ignacio Montoya Carlotto, petit-fils
n° 114, il n'aura pas mis longtemps à affronter la presse et il a
donné vendredi une première interview à Página/12 pour témoigner
de son soulagement de connaître la vérité sur sa naissance et son
histoire. Ce week-end, l'Argentine fêtait la Démocratie, dont le
jour international est fixé au 10 décembre.
Comme
Ignacio, il a appris récemment qu'il était adopté grâce à un adulte témoin de son apparition au sein d'une famille qui n'avait pas d'enfant, en l'occurrence l'une
de ses tantes, qui le lui a révélé en août dernier. Il a tout de
suite pensé à une naissance clandestine, même si sa tante n'était
pas informée des modalités de cette adoption.
Comme
Ignacio, il doit probablement sa survie à la volonté de vivre et de
le voir vivre que lui aura transmis sa mère pendant sa grossesse et
après sa naissance, avec un poids de seulement deux kilos dû à une
prématurité.
Comme
Ignacio, il aura été élevé avec amour par un couple en mal
d'enfant et de bonne foi, qui, dans le climat politique épouvantable
qui régnait alors, s'est contenté de ne pas se poser de questions
dangereuses et qui par la suite a regardé d'un bon œil les ONG de
droits de l'Homme que sont Madres et Abuelas.
–¿Ella
sospechaba que podías ser hijo de desaparecidos?
–No.
Ella no sabía más que eso. Por la edad que tengo, era una
posibilidad. Pero los chicos que atravesaron mi situación son
estadísticamente pocos. Inmediatamente le dije: “Yo nací en el
’77, ¿soy hijo de personas desaparecidas?”. “No lo sé”, me
dijo.
–Fue
bastante automática tu suposición.
–Fue
bastante automática porque sé bien lo que fue la dictadura
cívico-militar, el plan sistemático de robo de bebés. Era una
posibilidad que evaluaba desde el conocimiento de lo que había
pasado en la Argentina. Fui a hablar con mis padres. Hubo algunos
chisporroteos y una dificultad muy grande de ellos de abrirse y
contarme que no eran mis padres biológicos. Después de unos días
de tensión, me confirmaron que no era hijo biológico de ellos, que
para ellos no significaba quererme menos y que no conocían mi
origen. Me contaron lo que ellos sabían: que un día, cuando mi papá
estaba de guardia en la Casa Cuna –es médico–, llegaron dos
personas y dejaron un bebé en muy malas condiciones.
–¿Eran
dos hombres de civil?
–Eran
dos hombres entre veinte y treinta años vestidos de civil. El me
atiende –es pediatra endocrinólogo– y se da cuenta de que yo era
muy chiquitito, muy prematuro. Ellos no tenían hijos, y ahí decide
llevarme con él y con mamá. Y es todo lo que ellos me transmitieron
que saben.
Página/12
- Elle [ta tante] suspectait que tu pouvais être l'enfant de disparus ?
- Non,
elle ne savait rien que ça [qu'il avait été adopté]. A l'âge que
j'ai [37 ans], c'était une possibilité. Mais les petits qui ont
connu la même situation que moi sont peu nombreux du point de vue
statistique. Je lui ai dit tout de suite : je suis né en 1977,
est-ce que je suis l'enfant de personnes disparues ? Je ne sais
pas, m'a-t-elle dit.
- Ta
supposition a été plutôt automatique.
- Elle
a été plutôt automatique parce que je sais bien ce qu'a été la
dictature civico-militaire, el plan systématique de vol des bébés
(1). C'était une possibilité que j'envisageai à partir de ma
connaissance de ce qui s'était passé en Argentine. Je suis allé
parler à mes parents. Cela a fait quelques étincelles, ils avaient
beaucoup de mal à s'en ouvrir à moi et à me dire qu'ils n'étaient
pas mes parents biologiques. Après quelques jours de tension, ils
m'ont confirmé que je n'étais pas leur fils biologique, que pour
eux cela ne signifiait pas qu'ils m'aimaient moins et qu'ils ne
savaient pas d'où je venais. Ils m'ont dit ce qu'ils savaient :
qu'un jour où mon père (2) était de garde à la Casa Cuna - il est
médecin -, deux personnes sont arrivées et ont abandonné un bébé
qui allait très très mal.
- C'était
deux civils ?
- C'était
deux hommes entre vingt et trente ans habillés en civil. Il s'est
occupé de moi, il est pédiatre endocrinologue, et il s'est rendu
compte que j'étais très petit, très prématuré. Eux n'avaient pas
d'enfant et alors il a décidé de m'emmener avec lui et avec ma
mère. Et c'est tout ce qu'ils m'ont dit savoir.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Après
une période où il a eu besoin de faire un travail psychologique
pour comprendre ce qu'il devait faire et pourquoi il devait le faire,
pour la famille inconnue qui le cherchait peut-être depuis 37 ans ou
pour lui-même ou les deux à la fois, il s'est présenté chez
Abuelas le 11 novembre et a reçu les résultats de l'analyse
génétique le 4 décembre, soit un mois d'angoisse forte.
–¿Cómo
te informaron los resultados?
–Me
llamó Claudia Carlotto (la titular de la Comisión Nacional por el
Derecho a la Identidad, Conadi) y me citó. Le dije que si no me
decía, no iba a llegar vivo y que si me estaba llamando ella era
porque había dado positivo. Me dijo que vaya en ese momento y le
pregunté en qué grupo familiar había dado, e inmediatamente fui a
la compu y vi quiénes habían sido mis viejos. En todo este proceso
yo miraba mucho la página de Abuelas, buscaba los parecidos, me
había detenido en ellos, pero no eran por quienes daba más fichas.
Claudia me contó quiénes eras mis viejos y nos fuimos para el
centro con mi mujer. Le dije que manejara ella porque íbamos a tener
un accidente. En la Conadi me recibieron muy bien. La verdad es que
en todo el proceso encontré calidez, contención y respeto. El
mensaje para los que tienen miedo es que no lo tengan. Claudia me
mostró las fotos de mis padres.
Jorge
Castro Rubel, in Página/12
- Comment
t'a-t-on informé du résultat ?
- C'est
Claudia Carlotto (la responsable de la Commission Nationale pour le
Droit à l'Identité) qui m'a appelé et elle m'a donné rendez-vous.
Je lui ai dit que si elle me disait rien, je n'arriverais pas vivant
et que si c'était elle qui m'appelait, c'est que les tests avaient
donné un résultat positif. Elle me dit que c'était dans ces
eaux-là et je lui ai demandé quel groupe familial avait été
identifié et je suis allé tout de suite à mon ordinateur et j'ai
vu qui avaient été mes parents (3) et on est allé dans le centre
avec ma femme. A dire le vrai, pendant toute la procédure, j'ai
rencontré de la chaleur, du soutien et du respect. Le message pour
ceux qui ont peur est qu'ils ont tort : qu'ils n'aient pas peur.
Claudia m'a montré les photos de mes parents.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Et
l'interview se prolonge, une des plus longues accordées par un
enfant identifié à ce journal, qui en compte un bon nombre.
Le
lendemain, le samedi 13 décembre, Jorge Castro Ruben a posé une
plaque commémorative à Villa Crespo, sur le trottoir devant
l'immeuble où ses parents biologiques vivaient juste avant leur
arrestation. L'une des ces nombreuses plaques qui jalonnent les
trottoirs de Buenos Aires pour marquer les derniers endroits où on a
vu, vivants, l'un ou l'autre des 30 000 disparus de la Dictature, sur
le sort desquels Sergio Massa veut désormais qu'on arrête
d'enquêter et de se souvenir, comme je le raconte dans un autre
article de ce blog, à la date d'aujourd'hui.
Pour
en savoir plus :
lire
l'interview de Jorge Castro Ruben dans Página/12
lire
l'article de Página/12 sur la pose de la plaque commémorative.
Pendant
ce temps-là, Ignacio Montaya Carlotto s'est produit sur Plaza de
Mayo, samedi, au cours du méga-concert en plein air, donné samedi à
l'occasion du Día de la Verdad, la Memoria y la Justicia. Página/12
l'a relaté dans ses pages.
(1)
L'expression "Vol systématique de vol de bébés" a été entérinée
par une décision de justice, un méga-procès où le cas de ce
nourrisson, dont on ne savait encore rien, a été évoqué.
(2)
En Argentine, on emploie très facilement en public les termes
intimes de papa et maman pour parler de ses parents là où en Europe
francophone, on parle de père et mère.
(3)
Il emploie là un expression populaire très typiquement portègne,
et qui n'a que très peu à voir avec notre mon vieux ou ma vieille
de l'argot parisien, assez peu affectueux.