lundi 15 décembre 2014

Relents d'égout dans la campagne électorale argentine [Actu]

La photo d'un Massa très décontracté dans les locaux du journal saltègne
(photo El Tribuno de Salta)

Dimanche 14 décembre 2014 dans une interview exclusive donnée à El Tribuno de Salta, Sergio Massa, l'un des leaders de l'actuelle opposition en Argentine, créateur d'un parti qui s'auto-définissait comme péroniste dissident à son apparition, le Frente Renovador, a emboîté le pas aux revendications les plus ignobles de Mauricio Macri, chef de la droite ultra-libérale, partisane de la dérégulation généralisée (économique, politique, sociale). Il en a appelé à "clore l'étape des droits de l'homme en Argentine". Or l'homme prétend occuper la magistrature suprême en 2015, dans un pays membre de l'ONU, au moment où se multiplient les identifications des petits-enfants recherchés par Abuelas de Plaza de Mayo et à l'heure où le monde entier admire la capacité du pays à faire face à son passé et à rétablir les situations faussées par la Junte au mépris des droits fondamentaux de l'être humain (le droit de vivre, le droit de connaître ses origines et d'être élevé par ses parents biologiques et légitimes, etc.)

Voilà l'intégralité de la réponse incriminée, faite après que le journaliste a tenté de le subordonner à Macri :

- ¿Coincide con Macri en qué hay "curros" con los derechos humanos?
- Yo creo que la Argentina tiene que cerrar la etapa de derechos humanos, pero no podemos dejar de mirar que en el país hubo treinta mil desaparecidos. Me parece que lo que el Gobierno se olvidó es que hay nuevos derechos humanos. Las víctimas de la inseguridad tienen derechos humanos, los chicos que son víctimas de las adicciones tienen derechos humanos, las comunidades como Tartagal que no tienen agua tienen derechos humanos, los jóvenes que no tienen casa tienen derechos humanos. El Gobierno pone sobre la mesa algunos derechos humanos pero se olvida de los derechos humanos que no puede resolver.
Sergio Massa, in El Tribuno de Salta

- Vous êtes d'accord avec Macri sur le fait qu'il y a de l'arnaque dans les droits de l'Homme ?
- Je crois que l'Argentine doit clore l'étape des droits de l'Homme, mais nous ne pouvons pas détourner les yeux du fait qu'il y a eu dans le pays trente mille disparus. Il me semble que le Gouvernement a oublié qu'il y a de nouveaux droits de l'Homme. Les victimes de l'insécurité ont des droits, les petits qui sont victimes d'addictions ont des droits, les communautés comme Tartagal qui n'ont pas d'eau ont des droits, les jeunes qui n'ont pas de toit ont des droits. Le Gouvernement met sur la table quelques droits de l'Homme mais il oublie les droits de l'homme auxquels il ne peut pas apporter de solutions.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Ces arguments sont de simples mensonges. Même si bien entendu le Gouvernement argentin n'a pas transformé l'Argentine en pays paradisiaque où plus personne n'aurait plus jamais la moindre difficulté d'aucune sorte, il a fait visiblement progresser la redistribution des richesses, il a donné des droits nouveaux, sociétaux et socio-économiques, ou contribué, pour le moins, à stabiliser ces droits socio-économiques pour des couches défavorisées de la société, il a amélioré l'habitat dans certains quartiers pauvres et les infrastructures dans tout le pays, etc.
Ces propos sont de la basse démagogie et peut-être une diversion ignoble, à l'heure où le gouvernement argentin tient bon devant les fonds spéculatifs qui tentent de mettre le pays sur la paille, obtient des soutiens internationaux jusqu'au moins imaginables (celui de David Cameron, il y a une dizaine de jours) et mène plusieurs opérations contre la fraude fiscale massive qui appauvrit le Trésor Public, et dont je vous ai parlé ces derniers mois.

Massa est sorti du bois il y a un an et demi, avec un bilan très brillant et convaincant comme maire de la ville de Tigre, au nord de Buenos Aires. Il se présentait alors aux élections législatives comme alternative démocratique au kirchnerisme, après avoir été un très prometteur mais éphémère chef du Gouvernement sous l'actuel mandat présidentiel. J'avais alors décidé de réserver mon jugement, de laisser dire la gauche argentine, toujours prompte à voir revenir le danger du despotisme dans l'opposition (et elle s'était aussitôt déchaînée contre Massa) et d'observer quelle stratégie allait déployer ce pré-candidat (il doit encore passer l'épreuve des primaires en août prochain).

Depuis hier soir, je n'ai plus de doute sur le danger que fait courir à la démocratie argentine cet aventurier à la belle gueule, capable de soutenir n'importe quoi pour accéder au pouvoir.

Prétendre qu'il faut arrêter ce qui se fait aujourd'hui en matière de droits de l'homme, c'est-à-dire redonner leur identité véritable aux enfants disparus sous la Dictature militaire, tenir les procès contre les bourreaux qui refusent aujourd'hui encore de révéler ce qu'ils ont fait des corps de leurs victimes, rechercher les corps des 30 000 disparus, c'est faire preuve d'un cynisme sans borne, incompatible avec les exigences de la démocratie.



Dans les heures qui ont suivi, cette partie de l'interview a déclenché les réactions outrées du Gouvernement puis en chaîne celle du procureur chargé de poursuivre les responsables des rapts d'enfants pendant la Dictature et de toute une série d'élus, tous kirchneristes, gouverneurs, parlementaires et maires.


Extraits du document imprimé de Télam, aujourd'hui (page 3)

On aimerait que des politiques, hors du courant kirchneriste, se manifestent aussi, car l'enjeu dépasse et de loin les intérêts d'un parti, fût-il majoritaire. En tout cas, la presse, même d'opposition, ne rentre pas dans les méandres boueux de la pensée de Massa et sans la condamner de manière explicite (n'en demandons pas trop), La Nación, qui avait complaisamment relayé les propos de Macri avant cette interview odieuse de son concurrent et peut-être allié, et La Prensa, qui avait hier repris les propos de Massa sans trop de scrupules, laissent la place dans leurs colonnes aux déclarations des ministres sans les contredire ni chercher à les ridiculiser. C'est intéressant à remarquer.

Pour aller plus loin :
lire l'interview de Sergio Massa hier dans El Tribuno de Salta
lire l'article de La Nación hier matin sur les propositions de Macri dans le domaine des droits de l'Homme (une véritable fumisterie, de la part d'un mandataire qui ne respecte jamais les décisions de justice de la Ville où il exerce le pouvoir exécutif, et qui ose donner des leçons en matière de droits de l'Homme)
lire l'article de Página/12 sur les réactions politiques
lire l'article de Página/12 sur la réaction du procureur en charge des rapts d'enfants sous la Dictature
lire l'article de El Tribuno de Salta, ce matin, sur les réactions déclenchées par l'interview sur les réseaux sociaux des politiques
lire l'article de La Nación sur les déclarations gouvernementales
lire l'article de La Prensa sur les réactions politiques.

Ajout du 17 décembre 2014 :
lire la réaction de Estela de Carlotto publiée dans un long article de... La Prensa
lire la dépêche de Télam sur la réaction de Remo Carlotto, président de la Commission des Droits de l'Homme à la Chambre des Députés et fils de Estela, dans l'hémicycle hier.