Une des photos du spectacle (Carlos Furman, pour le Teatro San Martín) |
C'est la deuxième adaptation à la scène d'un roman historique de Andrés Rivera, El Farmer, qui se joue depuis dix jours au Teatro San Martín à Buenos Aires, le travail commun des deux acteurs, Pompeyo Audivert et Rodrigo de La Serna, que mes lecteurs connaissent déjà pour son interprétation de José de San Martín, dans le film du Bicentenaire (Revolución, El cruce de los Andes, de Canal Encuentro).
Le
roman est la réflexion imaginaire, tout intérieure, que fait Rosas mourant, en 1877, au fin fond de la campagne du sud de
l'Angleterre où il est devenu un simple fermier d'un gros
propriétaire anglais, après son éviction du pouvoir le 3 février
1852, à l'issue de sa défaite à Morón et à la victoire de José de Urquiza, le gouverneur de Entre Ríos. Juan Manuel de Rosas
(1793-1877) fut un grand héros du fédéralisme dans la guerre
civile qui succéda à la guerre d'indépendance dès 1820. Il
représente un courant très particulier, celui de Buenos Aires, qui
est un courant tout à la fois fédéraliste et impérialiste à
l'intérieur de l'Argentine alors que tout le reste du fédéralisme
est fortement autonomiste et irrédentiste, contre l'impérialisme
unitariste et rosiste de l'ancienne capitale coloniale et
révolutionnaire.
Le
spectacle propose une mise en scène, de Andrés Mangone, qui montre
les deux Rosas : le vieil homme indigent qui se remémore son
passé glorieux et son parcours accidenté et sanguinaire et le jeune
et fringant Gouverneur de la Province de Buenos Aires, qui tint tête
aux autres Provinces et aux deux grandes puissances coalisées, la
Grande-Bretagne et la France, qui lui firent la guerre pour obtenir
(en vain) la liberté (néocoloniale) de naviguer et de commercer sur
les fleuves Paraná et Uruguay. Rodrigo de La Serna est ce Rosas de
la maturité et de l'épopée politique. Pompeyo Audivert interprète,
quant à lui, l'homme brisé qui attend la mort dans son exil
d'Albion.
Une des pages culturelles de Página/12 ce matin |
Rosas
est un des personnages les plus controversés de l'histoire
argentine, porté aux nues par une grande partie du péronisme et du
radicalisme (1) et haï par la droite libérale, conservatrice et
modérée. Il a couvert de sang les rues de Buenos Aires et les
herbages de La Pampa tout en défendant avec la dernière énergie la
dignité de tout le pays à la face de l'Europe (ce qui était encore
plus compliqué en 1835-1852 qu'aujourd'hui). Il fut un champion de
ce qu'on appelle en Argentine le criollismo : il a beaucoup
valorisé la culture argentine populaire, avec ses composantes
afro-américaine et amérindienne (2), ce qui, à l'époque, a été
considérée comme un programme culturel régressif, seule la culture
européenne représentant alors la civilisation, qui ne pouvait être
conçue autrement que monolithique et blanche... Il se trouve qu'en
1850, Rosas a reçu en héritage, non pas à titre personnel comme il
a voulu le croire, mais à titre institutionnel, le sabre de San
Martín, mort à Boulogne-sur-Mer le 17 août de cette année-là...
Qu'il ressuscite sur la scène de ce théâtre-là à Buenos Aires
n'est pas sans écho dans la perception qu'ont les Argentins de ce
personnage haut en couleurs !
Le
spectacle se donne du mercredi au dimanche (sauf aujourd'hui) (3), à
20h.
Prix
des places : 140 $ ARG, sauf le mercredi, jour à tarif réduit
(70 $ ARG).
Pour
en savoir plus :
lire
l'article de Clarín
lire
l'interview, développée, dans Página/12 aujourd'hui
consulter
la fiche du spectacle sur le site Internet du théâtre
se
connecter à la page Facebook du théâtre
consulter
la fiche du portrait de Rosas par Monvoisin sur le site Internet du
Museo Nacional de Bellas Artes (à Recoleta).
(1)
L'un des fondateurs de l'UCR, le parti radical argentin, Hipólito
Yrigoyen, était le petit-fils d'un partisan de Rosas, victime de
l'épuration en 1854. Mais beaucoup de courants contestataires,
hostile à l'Argentine de l'oligarchie, se réclament eux aussi de
Rosas. Un anarchiste de la trempe de Juan Carlos Cáceres le portait
aux nues comme vous pourrez vous en rendre compte en lisant Tango Negro, dans sa version en français publiée aux Editions du Jasmin
en avril 2013.
(2)
Pas tous les peuples originaires. Essentiellement ceux qu'il pouvait
acquérir à sa cause, donc surtout ceux qui vivaient dans la Pampa
et certains caciques mapuches, dont le grand-père, païen, du
bienheureux Ceferino Namuncurá, le premier bienheureux argentin...
(3)
Je ne sais pas pour quelle raison le spectacle fait relâche mais il
se pourrait que les élections qui se tiennent aujourd'hui n'y soient
pas pour rien. Le sujet peut encore soulever certaines passions
politiques dans Buenos Aires de nos jours.