La loi qui a été votée hier au Sénat, après sa validation à la Chambre des Députés, met en place ce qu’elle appelle l’IVE (Interrupción volontaria del embarazo), qui va peut-être remplacer le terme aborto (qui peut aussi désigner une fausse couche). Le pays est devenu le 67e à autoriser cette pratique médicale. L’Uruguay avait été le premier du sous-continent à le faire sous la présidence de Pepe Mujica.
C’est le terme d’une longue
lutte puisque les militants pour la légalisation avaient commencé à
vraiment occuper l’actualité il y a une quinzaine d’années,
sous le mandat de Cristina Kirchner, qui alors ne voulait pas en
entendre parler, renvoyant le sujet au domaine judiciaire auquel il
appartenait légalement.
La Prensa fait l'inverse Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
La loi est passée à la majorité de 38 voix pour et 29 contre (avec, selon Página/12, 4 absentions et 1 « courageuse » absence alors que les sessions ont lieu en visio-conférence et les chiffres inverses selon La Nación). La présidente du Sénat, Cristina elle-même qui a désormais changé d’avis, n’a pas eu à départir les voix. Le vote a un très long débat que beaucoup de gens ont suivi en direct, sur plusieurs média dont la chaîne Youtube du Sénat, jusqu’à sa conclusion, à 4h12, ce matin (heure locale).
L’Église a tenté de faire
pression sur l’opinion publique jusqu’au dernier moment, avec
notamment une messe à Luján, la grande ville mariale, où la
conférence épiscopale a exprimé sa douleur de voir l’avortement
autorisé dans le pays. Cette messe était le baroud d’honneur d’un
magistère qui reconnaissait déjà la défaite de sa démarche à un
moment où l’Église argentine s’est engagée dans une séparation
graduelle avec l’État (en commençant par chercher des solutions
viables aux aspects économiques de la vie de l’institution,
puisque le salaire du clergé est à ce jour à la charge de la
République Argentine).
Bouclée avant le vote, la une de
La Prensa se fait l’écho de cette amertume nostalgique
d’une Argentine d’avant la déchristianisation (qui reste toute
relative), cette bonne vieille Argentine d’antan fermée sur des
pratiques socio-culturelles qui s’imposaient à tous sans se
traduire pourtant par une politique sociale en cohérence avec les
valeurs de l’Évangile (ces mêmes pratiques qui avaient justifié
l’esclavage à l’époque coloniale !). La part du
catholicisme régresse en effet en Argentine comme ailleurs dans la
civilisation occidentale et ultra-technologisée. Par la même
occasion, les croyants retrouvent aussi une qualité essentielle à
tout engagement spirituel : la liberté et l’adhésion
personnelles qu’implique toute baisse démographique de la pratique
religieuse et qui n’est pas nécessairement une catastrophe.
Vaut-il mieux des catholiques peu impliqués et qui n’adhèrent pas
aux exigences de leur foi ou des pratiquants pleinement conscients
qui s’efforcent authentiquement de vivre ce à quoi ils croient ?
Bien sûr, le danger actuel est de voir les identitaires s’abriter
derrière la religion et ils sont déjà à l’action. Cette une de
La Prensa en porte témoignage sans aucun recul critique :
elle le dit ouvertement dans le gros titre (« le déclin du
pays catholique ») et dévalorise le début de la vaccination
(photo du gouverneur - de gauche - de la province de Buenos
Aires recevant le vaccin russe tandis que le titre en rouge annonce
« les contaminations montent en flèche »). Par ailleurs, il est
assez probable qu’il n’y aura pas plus d’avortements en régime
légal qu’il n’y en a dans la clandestinité (et le « tourisme »
avortiste des gens qui ont assez d’argent pour se rendre au Canada
ou en Europe, des IVG qui échappent à toutes statistiques mais qui
ne sont sûrement pas de bas niveau).
Le dessin de Miguel Rep dans Página/12 est clair Il oppose les deux couleurs, le bleu ciel des "pro-vie" et le vert des militants pro-avortement Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
Et pourtant, c’est Clarín,
toujours en recherche d’une dramatisation spectaculaire et
simpliste de l’actualité, qui met l’accent sur les réactions
(très modérées) au Vatican (1) et prétend que ce vote
éloigne une nouvelle fois la perspective d’une visite du pontife
au pays. Que François soit hostile à cette évolution de la loi
dans son pays natal est une évidence (il ne peut pas y être
favorable) mais pour l’heure, la pandémie est un obstacle plus
grand à tout voyage pontifical où que ce soit puisque le pape
réserve ses déplacements, si déplacement il y a, à des pays en
très grande détresse comme l’Irak qu’il visitera au printemps
malgré la crise sanitaire. Pire, d’après le journaliste Sergio
Rubín (2) qui endosse ici les
habits partisans de l’éditorialste, le pape et l’Église
argentine seraient sur le point d’exercer des représailles en
retirant au président Alberto Fernández leur appui dans les
négociations avec le FMI ! Quelle confusion des rôles et
quelle instrumentalisation des positions des uns et des autres !
Un gros titre sans photo pour l'IVG et pour la vaccination, celle d'un médecin réanimateur parmi les premiers vaccinés au Sputnik V Cliquez sur l'image pour une plus haute résolution |
En allant visiter les sites des quotidiens, vous constaterez que curieusement ils ont tous illustré leurs articles par des photos de manifestations de joie des militants verts (en faveur de l’IVG) et que très peu d’articles montrent la réaction des bleus (militants catholiques hostiles à la dépénalisation). C’est un signe très clair que l’acceptation est massive dans l’opinion publique, à gauche comme à droite.
Vous aurez remarqué aussi que la plupart des unes font une part à Pierre Cardin et, sans ce vote significatif et de si longue date attendu, j’aurais bien entendu, comme à mon ordinaire, fait écho à cet hommage de la presse argentine au grand couturier français dans Barrio de Tango.
(1) Une petite incise sur le
désir des parents qui est à la racine de la conception des enfants
dans l’enseignement spirituel dispensé par le Pape pendant son
audience publique du mercredi matin, qui n’est plus publique,
pandémie et situation italienne obligent, qu’à travers la chaîne
Youtube du Vatican, Radio Vatican et toutes les retransmissions, en
direct ou non, sur de chaînes et des stations, la plupart
confessionnelles, partout dans le monde.