jeudi 30 mars 2023

Guerre en Ukraine : une interview « de prestamo » (1) dans Clarín – une première en Argentine [Actu]

Le vent serait-il en train de tourner ? Clarín ne s’est jamais départi d’un certain tropisme pro-ukrainien lorsqu’il évoque la guerre à grande échelle que Poutine a déclenchée le 24 février 2022 en envahissant le territoire de son voisin et ancienne colonie.

Contrairement toutefois à beaucoup d’autres quotidiens qui défendent une position similaire parce qu’ils voient qui est l’agresseur et qui est l’agressé, prennent en compte les conséquences que le conflit entraîne en matière de normes du droit international et se bousculent auprès des services présidentiels ukrainiens pour arracher un entretien avec Volodymyr Zelensky, ni Clarín ni La Nación ne se sont encore aventurés à publier une interview de celui-ci.

Ce matin, cette lacune est en partie comblée : Clarín reprend, la plupart du temps en discours indirect, l’interview que Volodymyr Zelensky a accordée avant-hier à Associated Press dans le train qui le ramenait à Kyiv au terme d’un déplacement de deux jours dans le sud-est du pays, à Bakhmout et à Zaporijjia.

L’interview s’est déroulée en anglais. Elle est ici traitée en espagnol.

"Dans le train avec Zelensky :
la moindre victoire russe sera dangereuse" dit le titre
au-dessus de cette photo où le président ukrainien
salue l'équipe d'AP en retournant dans son wagon.
Il porte toujours son sweater promotionnel de United 24,
la plateforme de crowdfunding qu'il a lancée pour
financer tout ce que les partenaires de l'Ukraine
ne peuvent pas donner à son pays
Cliquez sur l'image pour une haute résolution

Pas un mot en une du journal sur ce contenu, même si, pour illustrer l’entretien qui occupe une page entière de son édition imprimée (ci-dessus), la rédaction a choisi l’une des photos les plus vivantes sur les treize clichés (tous plus sympa les uns que les autres) qu’AP propose en complément de l’interview. Sur le site, en ligne, la rédaction de Clarín en a intégrées d’autres, ainsi qu’un extrait vidéo de 3 minutes.

Au lendemain de la publication de l’entretien par l’agence de presse, cette première en Argentine pourrait bien indiquer que l’opinion publique évolue tout doucement dans le pays. Sans doute, le mandat d’arrêt émis par la CPI contre Poutine et l’une de ses ambassadrices génocidaires y est-il pour quelque chose, ainsi peut-être que l’alliance stratégique conclue entre Chine et Russie et proclamée à son de trompettes par Xi Jingping au Kremlin et que Poutine violait délibérément le surlendemain en ne respectant pas l’engagement pris de ne pas contribuer à la diffusion des capacités nucléaires dans des pays dépourvus. Or il est peu probable que Loukachenko fasse encore illusion pour qui que ce soit en Amérique du Sud. Cette perverse manipulation du Kremlin a peut-être eu le mérite de mettre les points sur certains I et les barres sur certains T.

En Argentine comme d’ailleurs dans le reste du sous-continent, qui a tant souffert de l’hégémonie agressive de l’Oncle Sam pendant la cinquantaine d’années qu’a duré la Guerre froide, l’opinion publique n’a longtemps vu dans ce conflit qu’une plus ou moins habile nouvelle manœuvre des États-Unis pour étendre leur influence en Europe, au pire par calcul stratégique de longue date (remontant à Euro-Maïdan en 2013-2014), au mieux par opportunisme soit plus ou moins sincère soit plus ou moins cynique. Pourtant les États-Unis de Trump s’étaient franchement détournés du Vieux Continent qui leur était au mieux devenu indifférent sous Biden, du moins jusqu’au 22 février de l’année dernière, puisque depuis l’arrivée à la Maison Blanche de Barack Obama, le pays ne regardait plus guère que vers le Pacifique.
Or
la porosité des pays d’Amérique du Sud à la propagande poutinienne (2), Zelensky l’évoque dans son interview lorsqu’il explique la défense acharnée de Bakhmout : il ne veut laisser aucune victoire à Poutine, il tient à l’empêcher à tout prix d’aller se vanter de quelque succès que ce soit auprès de ces pays qui voient encore en lui un rempart à l’impérialisme de « l’Occident » et d’obtenir ainsi leur appui pour d’inacceptables négociations d’une soi-disant paix qui ne pourrait se faire qu’au détriment de l’Ukraine, de son indépendance, de son intégrité et de sa souveraineté (comme ce fut déjà le cas à Minsk en 2014).

Or l’enjeu de la guerre n’est pas, du moins à l’heure qu’il est, d’offrir ou de refuser aux États-Unis un boulevard pour leur hégémonie sur le monde (pas plus que ce n’était le cas en 1917 puis en 1941, quand l’Oncle Sam résistait de toutes ses forces aux appels à l’entrée en guerre que lui adressaient les démocraties du Vieux Continent, tout en leur livrant nourriture et armement de pointe, dans un subtil mélange d’intérêt bien compris et d’idéalisme comme ils le font cette fois-ci avec l’Ukraine). Aujourd’hui, l’enjeu, c’est la survie ou la disparition, à court, moyen et long terme, de cette exception dans l’histoire de l’humanité qu’est l’État de droit et les Argentins savent ce qu’il en coûte de le perdre puis de le reconstruire. Est en jeu aussi la nucléarisation ou non du monde puisque, s’il sortait vainqueur, le comportement de Poutine vaudrait pour les pays non dotés invitation sans frais à se nucléariser afin de pouvoir comme lui transformer la dissuasion en un bouclier très efficace pour faire main basse sans risque sur un autre pays ! Ce serait la colonisation new look : réalisée sous le couvert de la bombe A.

A quand maintenant une véritable interview de Volodymyr Zelensky, originale et exclusive, dans l’un des grands quotidiens argentins ? Si elle a lieu, cette compétition ne devrait se jouer qu'entre Clarín et La Nación.

© Denise Anne Clavilier


Pour aller plus loin :



(1) « d’emprunt ».

(2) Or c’est précisément à cet endroit que Clarín coupe sa citation (indirecte) des propos de l’interviewé… Intéressant, non ? Le journal situe aussi l’interview sur le chemin de l’allée quand AP précise qu’il s’agit du chemin de retour vers la capitale.