Le vent serait-il en train de tourner ? Clarín ne s’est jamais départi d’un certain tropisme pro-ukrainien lorsqu’il évoque la guerre à grande échelle que Poutine a déclenchée le 24 février 2022 en envahissant le territoire de son voisin et ancienne colonie.
Contrairement toutefois à beaucoup d’autres quotidiens qui défendent une position similaire parce qu’ils voient qui est l’agresseur et qui est l’agressé, prennent en compte les conséquences que le conflit entraîne en matière de normes du droit international et se bousculent auprès des services présidentiels ukrainiens pour arracher un entretien avec Volodymyr Zelensky, ni Clarín ni La Nación ne se sont encore aventurés à publier une interview de celui-ci.
Ce matin, cette lacune est en partie comblée : Clarín reprend, la plupart du temps en discours indirect, l’interview que Volodymyr Zelensky a accordée avant-hier à Associated Press dans le train qui le ramenait à Kyiv au terme d’un déplacement de deux jours dans le sud-est du pays, à Bakhmout et à Zaporijjia.
L’interview s’est
déroulée en anglais.
Elle est ici traitée
en espagnol.
Pas un mot en une du journal sur ce contenu, même si, pour illustrer l’entretien qui occupe une page entière de son édition imprimée (ci-dessus), la rédaction a choisi l’une des photos les plus vivantes sur les treize clichés (tous plus sympa les uns que les autres) qu’AP propose en complément de l’interview. Sur le site, en ligne, la rédaction de Clarín en a intégrées d’autres, ainsi qu’un extrait vidéo de 3 minutes.
Au lendemain de la publication de l’entretien par l’agence de presse, cette première en Argentine pourrait bien indiquer que l’opinion publique évolue tout doucement dans le pays. Sans doute, le mandat d’arrêt émis par la CPI contre Poutine et l’une de ses ambassadrices génocidaires y est-il pour quelque chose, ainsi peut-être que l’alliance stratégique conclue entre Chine et Russie et proclamée à son de trompettes par Xi Jingping au Kremlin et que Poutine violait délibérément le surlendemain en ne respectant pas l’engagement pris de ne pas contribuer à la diffusion des capacités nucléaires dans des pays dépourvus. Or il est peu probable que Loukachenko fasse encore illusion pour qui que ce soit en Amérique du Sud. Cette perverse manipulation du Kremlin a peut-être eu le mérite de mettre les points sur certains I et les barres sur certains T.
En Argentine comme d’ailleurs
dans le reste du
sous-continent, qui a tant
souffert de l’hégémonie agressive de l’Oncle Sam pendant la
cinquantaine d’années qu’a duré
la Guerre froide, l’opinion publique n’a longtemps vu dans ce
conflit qu’une plus ou
moins habile nouvelle
manœuvre des États-Unis
pour étendre leur
influence en Europe, au
pire par calcul stratégique de longue date (remontant
à Euro-Maïdan en 2013-2014), au mieux par opportunisme soit
plus ou moins sincère soit
plus ou moins cynique. Pourtant les États-Unis
de Trump s’étaient
franchement détournés du Vieux Continent qui
leur était au mieux
devenu indifférent sous
Biden, du
moins jusqu’au 22 février de l’année dernière, puisque
depuis l’arrivée à la Maison Blanche de Barack Obama, le pays ne regardait plus guère que vers le
Pacifique.
Or la
porosité des pays d’Amérique du Sud à la propagande
poutinienne (2),
Zelensky l’évoque
dans son interview
lorsqu’il explique la
défense acharnée
de Bakhmout : il ne
veut laisser aucune
victoire à Poutine, il
tient à l’empêcher à tout prix d’aller
se vanter de quelque succès que ce soit auprès de ces pays qui voient encore en lui un rempart
à l’impérialisme de « l’Occident » et
d’obtenir ainsi leur appui pour d’inacceptables négociations d’une soi-disant paix qui ne
pourrait se faire qu’au
détriment de l’Ukraine, de son indépendance, de son intégrité
et de sa souveraineté (comme ce fut déjà le cas à Minsk en
2014).
Or l’enjeu de la guerre n’est pas, du moins à l’heure qu’il est, d’offrir ou de refuser aux États-Unis un boulevard pour leur hégémonie sur le monde (pas plus que ce n’était le cas en 1917 puis en 1941, quand l’Oncle Sam résistait de toutes ses forces aux appels à l’entrée en guerre que lui adressaient les démocraties du Vieux Continent, tout en leur livrant nourriture et armement de pointe, dans un subtil mélange d’intérêt bien compris et d’idéalisme – comme ils le font cette fois-ci avec l’Ukraine). Aujourd’hui, l’enjeu, c’est la survie ou la disparition, à court, moyen et long terme, de cette exception dans l’histoire de l’humanité qu’est l’État de droit et les Argentins savent ce qu’il en coûte de le perdre puis de le reconstruire. Est en jeu aussi la nucléarisation ou non du monde puisque, s’il sortait vainqueur, le comportement de Poutine vaudrait pour les pays non dotés invitation sans frais à se nucléariser afin de pouvoir comme lui transformer la dissuasion en un bouclier très efficace pour faire main basse sans risque sur un autre pays ! Ce serait la colonisation new look : réalisée sous le couvert de la bombe A.
A quand maintenant une véritable interview de Volodymyr Zelensky, originale et exclusive, dans l’un des grands quotidiens argentins ? Si elle a lieu, cette compétition ne devrait se jouer qu'entre Clarín et La Nación.
Pour aller plus loin :
(1) « d’emprunt ».