mardi 14 avril 2015

Disparition d'un grand écrivain uruguayen : Eduardo Galeano [Actu]

Ce que nous laisse Eduardo Galeano
"Un autre monde est possible"

Eduardo Galeano (il avait pris le nom de sa mère comme nom de plume) était né à Montevideo en septembre 1940. C'est dans cette ville qu'il est décédé hier, lundi 13 avril 2015. Ses livres ont été traduits un peu partout dans le monde, l'un d'eux compte même une vingtaine de traductions. A des œuvres de fiction, il avait ajouté de nombreux essais qui eurent un retentissement spectaculaire dans le monde hispanophone et avait réalisé un ample travail d'éditorialiste et de chroniqueur, notamment dans les colonnes de Página/12 à Buenos Aires.

Les titreurs lui ont emprunté le titre d'un de ses derniers livres
Los hijos de los días (les enfants des jours)
qu'ils ont transformé en El hijo de sus días (le fils de ses jours)

C'était un intellectuel de gauche à l'humour ravageur et fin, à la voix douce et veloutée, qui décochait avec précision ses flèches d'un ton tranquille. Il avait l'art de soulever les absurdités de notre monde, de prendre les choses à l'envers pour mieux en dénoncer les aberrations, à la manière de Voltaire, l'acidité du ton en moins. Il était de tous les combats contre toutes les oppressions : anti-machiste, antiraciste, anti-homophobe, anti-impérialiste. Il a défendu les peuples originaires et leurs droits, magnifié des figures de femmes dans une société empreinte de tradition phallocratique dont il se démarquait sans répit. Il a soutenu la recherche des disparus adultes et des enfants volés sous les dictatures diverses et variées en Amérique latine pendant la Guerre froide. Il était un opposant farouche à la mondialisation, qui, dans le Nouveau Monde, est le nouveau nom de l'impérialisme des Etats-Unis, et il militait en faveur du rapprochement des peuples.

Extrait de Los hijos de los días
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En 1492, les autochtones ont découvert qu'ils étaient des Indiens
ils ont découvert qu'ils vivaient en Amérique
ils ont découvert qu'ils étaient nus
ils ont découvert l'existence du péché
ils ont découvert qu'ils devaient obéissance à un roi et une reine d'un autre monde et à un dieu d'un autre ciel
et que ce dieu avait inventé la faute et les vêtements
et avait ordonné que soit brûlé vif quiconque adorerait le soleil et la lune et la terre et la pluie qui la mouillait.
(Traduction © Denise Anne Clavilier pour Barrio de Tango)

Pendant la dictature militaire uruguayenne (1973-1985), il avait dû s'exiler, sans quoi il n'aurait certainement pas vu le troisième millénaire. Il avait vécu dans un premier temps en Argentine puis, ce pays gagné par le mal continental, il avait pris le chemin de l'Espagne en pleine mutation du franquisme à la démocratie que nous connaissons aujourd'hui. Il avait donc voyagé, vu d'autres pays et cela avait enrichi son regard et son jugement, et approfondi cette capacité exceptionnelle de pointer, avec concision et efficacité, les maux de notre temps et de nos sociétés.
L'écouter lire lui-même son recueil intitulé Los hijos de los días est un régal pour l'esprit : il s'agit d'un éphéméride d'anecdotes historiques, une pour chaque jour d'une année bissextile puisqu'il y a 366 récits. Chacun de ces récits dénonce l'une des folies qui règnent sur le monde post-bipolaire (avant l'émergence du caractère systématique du terrorisme islamiste).

Extrait de Los Hijos de los Días
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15 juin
Une femme raconte

Plusieurs généraux argentins ont été traînés en justice pour leurs exploits commis sous la dictature militaire.
Silvina Parodi, une étudiante accusée d'être une manifestante à la noix f... de m...., fut l'une des nombreuses prisonnières disparues pour toujours.
Cecilia, sa meilleure amie, apporta son témoignage à la cour en 2008. Elle raconta les supplices qu'elle avait subis dans la caserne et dit que c'était elle qui avait livré le nom de Silvina au moment où elle ne pouvait plus supporter les tortures de chaque jour et de chaque nuit :
C'est moi [qui l'ai fait]. J'ai amené les bourreaux à la maison où se trouvait Silvina. Je l'ai vu sortir, sous les coups de poing, les coups de crosse, les coups de pied. Je l'ai entendu crier.
A la sortie du tribunal, quelqu'un s'est approché d'elle et lui a demandé à voix basse : Et après tout ça, comment avez-vous fait pour continuer à vivre ?
Et elle, elle lui répondit, d'une voix plus basse encore : Et qui vous a dit que j'étais vivante ?
(Traduction © Denise Anne Clavilier, pour Barrio de Tango)


Autre grand essai qui aura marqué le monde latino
Les veines ouvertes de l'Amérique latine
Ce livre, daté de 1971, a été traduit en français
et en dix-neuf autre langues.

Tout le courant qui se désigne lui-même comme progressiste le pleure aujourd'hui du nord au sud de ce double continent que sont les deux Amériques. Toute sa vie, il aura milité pour la démocratie, une démocratie dynamique, toujours en marche et en mouvement et non pas une démocratie installée et immobile, dormant sur ses acquis, et pour une plus grande justice sociale dans des pays où les écarts entre riches et pauvres se maintiennent et se perpétuent par la violence. Nombreux sont les hommes politiques aujourd'hui en place qui ont été façonnés par ses analyses et sa pensée. Il y a quelques années, Hugo Chávez, au Venezuela, avait choisi l'un de ses ouvrages comme cadeau officiel pour Barack Obama, lors d'une rencontre internationale...

La nouvelle est au centre de la page, avec cette belle photo d'un amateur de café
"Le scénariste de la gauche" a dit le titreur

Dans son pays, l'Uruguay, sa disparition affecte profondément les élus du Frente Amplio (majorité nationale) et laisse de marbre l'opposition (la droite).
En dehors des frontières, son décès est salué par toute la presse, y compris les titres oligopolistiques comme Clarín ou La Nación, qui ne peuvent ni ne veulent ignorer le rôle qu'il a joué dans la pensée et la littérature, et par les gouvernements en place : Dilma Roussef (rejointe par Lula pour l'occasion), Evo Morales, Cristina Kirchner, etc.

Clarín a choisi de ne pas oublier Günter Grass

Eduardo Galeano, fauché par un cancer diagnostiqué il y a déjà de nombreuses années, a laissé derrière lui un dernier ouvrage dont il préparait la publication à Montevideo pour le mois prochain. Le livre, une anthologie de textes écrits par des femmes, paraîtra bel et bien en mai.

Dans la presse européenne, le décès de Günter Grass, prix Nobel allemand de littérature, et en France celui du libraire-auteur et éditeur François Maspero, masquent bien évidemment cette vague d'émotion qui déferle sur le continent américain et atteint aussi l'Espagne et ses différents quotidiens.

La República a publié un supplément, vendu avec l'édition imprimée

La presse du Río de la Plata est emplie d'articles de toute sorte sur l'écrivain disparu. Depuis le billet sur sa passion pour le football, qui le rendait tout à fait indisponible pendant les trois semaines de chaque coupe du Monde (1), jusqu'à des bibliographies complètes en passant par des nécrologies classiques et des analyses littéraires ou politiques et, Internet s'en mêlant, de nombreuses interviews données à la télévision ou à la radio insérées dans les pages digitales des éditions en ligne.

La tournée mondiale de Galeano lors de la sortie de Los Hijos de los Días
Cliquez sur l'image pour la lire

Página/12 lui consacre treize papiers différents, sous les plumes les plus prestigieuses de la rédaction et du monde intellectuel argentin. Il lui consacre même sa une, avec un dessin de Daniel Paz. Hier, dans la journée, le quotidien portègne a ressorti le dernier billet de Galeano : un éditorial de dernière page, daté du 4 décembre 2014. Il y parlait de la tragédie des étudiants mexicains enlevés et massacrés et de celle de tout ce pays mis à feu et à sang par un système politico-mafieux qui semble inextricable.

Eduardo Galeano sera veillé aujourd'hui, dans la Salle des Pas Perdus du Parlement uruguayen, à Montevideo à partir de 14h.

Comme Clarín mais sur la droite de la page

L'un des quotidiens uruguayens le citait hier :

La idea de la muerte individual deja de tener importancia, si uno adquiere la certeza de sobrevivir en los demás, sobrevivir en las cosas que quedan”.
Eduardo Galleano

L'idée de la mort individuel perd son importance dès lors que l'on acquiert la certitude de survivre dans les autres, de survivre dans les choses qui demeurent.
(Traduction © Denise Anne Clavilier, pour Barrio de Tango)


Pour aller plus loin :
la plupart des articles que je cite ci-dessous ont été publiés hier dans l'après-midi
En Uruguay :
consulter l'article de El País présentant les vidéos de Canal Encuentro (la chaîne culturelle argentine), jugés comme les meilleurs moments de télévision de l'écrivain disparu
lire l'analyse de La República sur l'influence de Galeano sur la gauche latino-américaine
lire l'article principal de La Red 21 (quotidien en ligne du même groupe que La República)

En Argentine
lire l'article de Página/12 d'hier après-midi
lire l'article principal de l'édition d'aujourd'hui de Página/12
Lire le communiqué de la maison d'édition de Eduardo Galeano, Siglo XXI.

Ajout du 22 avril 2015 :
Découvrez cette série radiophonique, La vida según Galeano, sur ivoox.



(1) Les écrivains hispanophones savent admirablement parler en artistes du football là où les francophones peinent à sortir des banalités ou de la vulgarité. Voyez Manuel Vázquez Montalbán en Espagne, que je ne me lasse pas de lire et de relire, ou à Buenos Aires des gens comme Alorsa ou Héctor Negro, précieux auteurs de tango qui plus est. Et tant d'autres...