lundi 21 juillet 2008

León Benarós interviewé dans le supplément dominical de Página/12 [Troesma]


Hier, dimanche 20 juillet, dans son supplément culturel Radar Libros (la Une ci-contre), le quotidien Página/12 a publié une interview d’un grand monsieur de la culture argentine, auquel le tango doit beaucoup mais qui reste peu connu du grand public (y compris là-bas) et pourtant !
Le journaliste Juan Pablo Bertazza le souligne en ouvrant son article : "Le fait que son oeuvre surprenante et hétérogène ne soit pas plus connue que ça semble confirmer que ce qui fait la grandeur de la littérature argentine, ce n’est pas tant les grandes et hautes figures que toute une série de personnalités qui ont une tête de plus que les autres mais qui restent à moitié cachées dans les seconds rangs".

León Benarós (né le 6 février 1915, dans la province de San Luis, au centre du pays) est un poète, un écrivain, un critique d’art, un historien et même un artiste peintre (un artista plástico, comme on dit à Buenos Aires).

Bref, un Troesma entre les troesmas...

Verbatim :

"J’ai constaté que la plupart des pays développés avaient eu un répertoire de chansons populaires très riche tandis qu’ici, il y avait des choses de notre histoire qui n’avaient encore jamais été chantées et je voulais remplir ce vide avec des personnages populaires. Avoir habité dans plusieurs régions du pays m’a aidé : je suis né à Villa Mercedes (San Luis), mais tout petit, je suis allé à Lomas de Zamorra, ensuite j’ai vécu dans la Province de La Pampa et à Mendoza où j’avais une maison avec plus de 10 pièces et où on faisait de grandes soirées guitare très courues. Le four tournait à plein régime, parce que les jeudis, il y avait des gens qui venaient chercher un sac de pain. On avait nos pauvres, nous aussi. C’est pour ça que le four marchait tout le temps..."

Pour lui, le poète, c’est "el gran rescatador" (le grand sauveteur) "parce qu’il recueille les choses qui pour la majorité des gens passent inaperçues, il est la voix de celui qui ne parle pas et de celui qui n’a jamais pu parler, de celui qui a perdu sa voix ou qui n’en a jamais eu".

"Avec Piana, en plus d’avoir enregistré en 1980 le disque Cara de negro (1), nous avons travaillé ensemble sur le film Derecho Viejo, dont il a fait la bande son, au tout début des années 50. Moi, j’avais écrit une milonga sans musique, en hommage à Eduardo Arolas (2), un type qui avait tellement d’intuition qu’il inspirait de l’admiration même à Astor Piazzolla, qui n’admirait pas grand-monde [...]. Il y avait là quelqu’un de très ami avec Manzi (3) [...], je la lui fais écouter et il me dit : "ça, c’est pour Piana" et c’est comme ça qu’il en a fait la musique et qu’on l’entend au début du film Derecho Viejo". (4)

"Un jour, Ben Molar m’appelle pour que je participe à ce qui allait être son disque 14 con el tango. (5) Entre D’Arienzo et Marianito (6), moi, j’ai choisi Marianito pour me faire la musique. Donc on se retrouve avec Mores et je lui dis : "Pouce, si tu veux bien... Parce que s’il faut que je mette des paroles sur un de tes arrangements ampoulés, je ne garantis pas le résultat...". Alors on a décidé de faire quelque chose dans le genre campagne, un peu comme Adiós Pampa mía et c’est comme ça qu’est né Oro y gris."

"J’ai beaucoup de reconnaissance pour différents milieux culturels [qui m’ont accordé des distinctions]... mais la vérité, c’est que je n’ai jamais bougé le petit doigt pour ma propre publicité. Il y a des gens qui veulent être partout, qui recherchent les premiers rangs. Moi, ça ne m’intéresse pas. Et même, ça m’embête."

Et quand il se lève à la fin de l’entretien et prend sa canne, il lance au journaliste : "Ce n’est pas que j’en ai besoin, c’est pour ressembler à Borges".


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León Benarós est co-directeur de collection chez Corregidor (Historia del Tango) et l’un des rédacteurs du site encyclopédique http://www.todotango.com/ (dirigé par Ricardo García Blaya).
La plus récente des distinctions qu’il a reçues est sa nomination par le Gouvernement argentin comme Personnalité Emérite de la Culture.
Benarós est sociétaire de nombreuses institutions artistiques, dont la Sadaic (Sociedad Argentina De Autores y Compositores) et l’Association Internationale des critiques d’art (à Paris).

Il est co-fondateur de l’Academia Porteña del Lunfardo (institution dépendant de la Ville de Buenos Aires et qui s’est donné pour objectif la défense et la promotion du lunfardo, l’argot du Río de La Plata).

Bibliographie et discographie succinctes :

Antiguas ciudades de América, 1943, éd. Emecé
Romancero Criollo, 1978, éd. Corregidor
Leyendas argentinas, 1981, éd. Atlántida
Antología poética, 1997, éd. Fondo Nacional de las Artes

Cara de negro, 1980, musique de Sebastián Piana
La Independencia, musique de Adolfo Abalos, Waldo Belloso et Carlos Di Fulvio. Album composé de :
La Patria no se hizo sola (la Patrie ne s’est pas faite toute seule)
Adiós, General Belgrano (Adieu Général Belgrano - un héros de la guerre d’indépendance)
Quemandose de su fuego (Se brûler au feu)
Cuatro barquitos (Quatre petits bateaux)
Soldado desconocido (Soldat inconnu)
La Martin Güemes (La Martin Güemes - du nom d’un héros de l’indépendance du nord argentin, surnommée la Guerra Gaucha)
Cielito de granaderos (Ciel de grenadiers)
Le hablo de un 9 de Julio (Je vous parle d’un 9 juillet - le jour de l’Indépendance)
Niña de Tucumán (Fillette de Tucumán - une ville du tiers nord argentin qui joua un rôle-clé pendant la guerre d’indépendance, notamment auprès de Belgrano)

A surveiller :
la biographie de León Benarós que prépare le poète et historien Horacio Salas (né en 1938), directeur de la Biblioteca Nacional de 2003 à 2004, ancien Secrétaire d’Etat à la Culture du Gouvernement de la Ville de Buenos Aires, membre de l’Academia de Historia Argentina, de l’Academia Nacional del Tango et de l’Academia Porteña del Lunfardo.
Son livre sur le tango (El Tango, ed. Emecé, Buenos Aires, 2004) est disponible en français sous le titre Le tango, ed. Babel, Paris, 2004

Liens : http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/libros/index.html (supplément Radar Libros du 20.07.08)

(1) un disque de candombes, rythme afro-rioplatense qui appartient à la grande famille du tango
(2) c’est l’époque où le gouvernement Perón s’employait à faire rapatrier les cendres du musicien mort et enterré à Paris en 1924
(3) Homero Manzi, 1907-1951
(4) Il s’agit de la milonga Recordando a Arolas
(5) disque d’anthologie, où l’éditeur de musique Ben Molar, autre grand nonagénaire du tango actuel, avait réuni autour du tango la crème des poètes (dont Sabato et Borges) et la crème des compositeurs de tango du moment (dont Julio De Caro, Juan D'Arienzo, Aníbal Troilo, Sebastián Piana, Astor Piazzolla...). Ce disque historique est sorti le 17 novembre 1966
(6) Mariano Mores, pianiste et compositeur, né en 1922


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Oro y gris
Letra de León Benarós, música de Mariano Mores

(Le poète travaille ici une thématique classique du tango : les pépites d’or mélangée à la boue, la grandeur de l’homme et l’humilité, la déréliction de la condition du peuple. C’est si bien ainsi qu’il l’entend que dans son article, Juan Pablo Bertazza traduit spontanément ce titre comme Oro y barro, or et boue).

Caía en oro y gris el día azul
del hondo abril
en que llegaste.
Tal vez lo eterno fue de nuestro amor
el llanto aquél
que derramaste.
¡Divina criatura musical...!
¡Asombro fiel
de tu mirada angelical!
Y tu melena, como un cálido trigal,
iba encendiendo sin querer
a mi sereno atardecer,
que iluminaste.

¡Qué breve fue la flor
de tu ansiedad y tu temor,
en nuestro amor!
¡Pequeña mía,
sentimental,
ardiente rosa
de mi rosal:
estoy poblado de tu ausencia,
y este dolor me hace feliz.
La calle es niebla y cerrazón,
y, mientras digo mi canción,
lloviendo está en mi corazón,
en oro y gris...

Tombait en or et en gris le jour splendide
De ce profond avril
Où tu es arrivée.
Peut-être ce que notre amour eut d’éternel
Fut-il ce long sanglot
Que tu as répandu.
Divine enfant musicale !
Emerveillement fidèle
De ton regard d’ange !
Et ta chevelure, comme un champ de blé tout chaud,
Allait mettant le feu sans le vouloir
A mon crépuscule serein
Que tu as illuminé.

Combien rapide fut la fleur
De ton angoisse et de ta peur
Dans notre amour !
Petite qui fus mienne,
Sentimentale,
Rose brûlante
De mon rosier :
Je suis peuplé de ton absence
Et cette douleur me rend heureux.
La rue est brume et ciel menaçant,
Et, tandis que je dis ma chanson,
Voilà qu’il pleut dans mon coeur,
En or et en gris...
(traduction Denise Anne Clavilier)