L'hôtel des Immigrants, de sinistre mémoire, dans le port de Buenos Aires vers 1885
C'est dans cet hôtel au standard plus que spartiate que les immigrants pauvres étaient parqués à leur arrivée pendant quelques jours, le temps pour eux de trouver un autre logement dans la capitale.
Le 14 avril dernier, la psychanalyste argentine, Ana Rozenbaum de Schvartzman (1), publiait dans le quotidien de gauche Página/12 un article de fonds sur les conséquences des aspects traumatiques de l'immigration qui refont surface dans bon nombre de familles argentines aujourd'hui, dans lesquels ces blessures ont pris un statut de secret familial. Elle est membre de l'APA (l'association psychanalytique argentine), où elle assume des fonctions d'enseignante.
Elle partage en deux temps le grand flux migratoire, la première époque à la fin du 19ème siècle quand arrivèrent en Argentine des artisans et des paysans qui fuyaient la misère occasionnée par les transformations de la révolution industrielle, et la seconde du fait des deux guerres mondiales, où les immigrants fuyaient moins la misère que la violence sociale liée aux deux conflits. Pour elle, les immigrants de la première époque conservèrent leur identité européenne comme le souvenir d'un paradis perdu (2) tandis que les seconds ont maintenu leur passé européen dans le silence (3). Elle évoque aussi le refus des gouvernements successifs de la Década Infame (1930-1940) de laisser entrer en Argentine des réfugiés juifs, anti-fascites, anti-nazis qui entrèrent néanmoins mais avec des faux papiers et gardèrent le silence sur leur véritable identité comme sur leur origine nationale et géographique (sur la Década Infame, voir mon article Vademecum historique, dont le lien se trouve dans la rubrique Petites chronologies, située en partie médiane de la Colonne de droite).
Ces conditions complexes d'arrivée dans un nouveau pays entraînent, selon la psychanalyse, des traumatismes psychiques graves à la troisième génération, donc en grande partie les adultes qui peuplent aujourd'hui l'Argentine et surtout Buenos Aires et sa région. Cette conséquence du non-dit a fait l'objet de nombreuses publications de psychanalystes européens, notamment francophones, et en particulier dans l'école lacanienne (à laquelle appartient aussi Ana Rozembaum), mais en France, en Belgique, en Suisse, le noeud du traumatisme est un secret de famille liée à l'histoire d'un individu (une naissance illégitime, un meurtre, un suicide, un adultère...), comme le psychanalyste français Serge Tisseron par exemple l'étudie dans l'oeuvre de Hergé (Tintin et le secret d'Hergé, Editions Hors Collection, mais aussi ses ouvrages précédents, Tintin chez le psychanalyste et Tintin et les secrets de famille). Dans son article, c'est un phénomène politique et social qui est à la base du traumatisme transgénérationnel. Un traumatisme qui perturbe le lien des personnes à leur identité et ressemble par bien des traits au combat pour l'identité et sa transparence que mène l'association Abuelas de Plaza de Mayo, sur un phénomène beaucoup plus récent, la survie sous de fausses identités des enfants en bas-âge des disparus de la Dictature de 1976-1983.
Et les deux blessures se recouvrent l'une l'autre dans leurs conséquences psychiques.
Un intéressant recoupement historique qui permet de percevoir mieux un certain nombre de ressorts cachés de la culture populaire de Buenos Aires, notamment dans le tango mais aussi dans le rock ou le jazz, et dans la vie politique, en particulier dans la militance des droits de l'homme. C'est peut-être ce qui fait du mouvement de Abuelas une ONG si à part entre toutes les ONG des droits de l'homme dans le monde.
C'est à lire par toutes les personnes déjà un peu initiées au discours psychanalytique (4). Vous pouvez faire traduire l'article par le traducteur en ligne Reverso dont vous trouverez le lien dans la rubrique Cambalache (casi ordenado), dans la partie basse de la Colonne de droite de ce blog.
Pour aller plus loin :
lire l'article de Ana Rozenbaum dans Página/12
lire également l'entrefilet qui accompagne (du même auteur) : elle y explique les processus psychologique en jeu chez un certain nombre d'Argentins qui s'exilent dans l'hémisphère nord et y renouent avec leur identité argentine, qu'ils fuyaient (5).
(1) Ce nom très compliqué veut simplement dire qu'il s'agit de demoiselle Rozenbaum qui a épousé un monsieur Schvartzman, une des nombreuses orthographes d'un même patronyme azkenaze ultra-courant en Argentine, qui a accueilli la plus grosse population juive d'Amérique du Sud pendant le grand flux migratoire des années 1880-1930. Nombre de ces juifs fuyaient les pogroms de l'Empire russe, puis la barbarie nazie, dès l'Anschluss, quand de nombreux disciples viennois de Freud vinrent se réfugier en Amérique, avec un chemin plus ou moins direct vers Buenos Aires, qui compte aussi l'un des plus importantes légions de psychanalystes. Et Madame Rozenbaum nous en donne ici l'un des motifs...
(2) Cet aspect du leg de ces immigrants se reconnaît fort bien dans les textes de tango où le quartier est de toute évidence un symbole du lointain village abandonné en Europe. La figure de la mère abandonnée présente les mêmes caractéristiques allégoriques.
(3) Comme le firent en Europe de nombreux sinistrés de l'un et l'autre guerre. Les survivants des camps, en particulier les survivants des déportés pour raison raciale, gardèrent le silence jusqu'au procès de Eichman en Israël, Eichman qui fut capturé par le Mossad en pleine rue à Buenos Aires où il vivait sous une fausse identité. Mais aussi le silence de quelques résistants patriotes sur ce qu'ils firent sous l'occupation, que ce soit celle du Nord de la France et de la Belgique pendant la première guerre mondiale ou celle des partisans sous l'occupation nazie. Pour ne pas parler du silence des collaborateurs et de leurs familles, qui durent parfois jusqu'à changer de nom de famille. Et il y eut aussi d'autres victimes, indirectes cette fois : les femmes, venues notamment de la France sans homme des années 20, qui crurent qu'elles trouveraient à Buenos Aires le mari qui leur manquerait toujours au pays, qui y furent mises sur le trottoir dès leur arrivée au port qui est aujourd'hui l'actuel quartier hyper-chic de Puerto Madero, qui tombèrent enceinte des oeuvres de leur souteneur ou d'un client, qui abandonnèrent leur enfant auprès des soeurs de la Casa de los Niños Expósitos, où furent recueillis le peintre Benito Quinquela Martín (1890-1977) ou le père des frères Homero et Virgilio Expósito, respectivement poète et compositeur de tangos des plus classiques.
(4) Une grille de lecture à garder en mémoire pour écouter ou lire bon nombre de tangos, y compris ceux qui sont écrits de nos jours, et qui portent encore les traces de ces traumatismes collectifs massifs. L'oeuvre d'un Juan Carlos Cáceres par exemple n'en est pas indemne. Celle d'une Marcela Bublik pas plus. Et Alorsa, le descendant d'immigrants grecs, en montre quelques signes dans des textes comme La sonrisa del fasfud ou La cria del Plata. Vous pourrez retrouver certaines des oeuvres de Marcela et d'Alorsa dans Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du tango, que j'ai fait publier en janvier 2011 chez Tarabuste Editions (revue Triages, Supplément 2010). Pour les oeuvres des frères Expósito (ainsi que celles de Enrique Santos Discépolo, assez fidèle témoin de cet aspect des choses), voir mon autre anthologie bilingue, Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins, publié aux Editions du Jasmin.
(5) Sur ces questions d'identité perturbée par le fait de l'exil et de la migration, mais dans l'autre sens, lire également L'écriture retrouvée, l'auto-biographie dialoguée qu'Alfredo Arias a publié aux Editions du Rocher (voir mes articles sur Alfredo Arias, qui me fait l'honneur de faire intégrer Barrio de Tango à la revue de presse sur son travail dans son propre site internet. Le webmaster doit être français, un hispanophone n'aurait jamais écrit barrio avec un seul r !).