mercredi 12 février 2014

Avant de descendre des bateaux, les Argentins descendaient des montagnes [Histoire]

Chacabuco par Tomás Vandorse, en 1850 (avant la grande création des imageries nationales)
Tableau exposé au Museo Histórico de Santiago du Chili
Image empruntée à la page Facebook des Grenadiers à cheval réservistes (Argentine)

Ce fut l'affaire d'un peu plus de trois semaines.
Une armée de 5 000 hommes, soit 3 000 Argentins et 2 000 Chiliens, avait traversé la Cordillère des Andes par quatre chemins différents, sur une étendue totale de 1 000 km du nord au sud. Tous se rassemblèrent au même point, à quelques heures de décalage entre les diverses unités, avec l'intégralité de l'artillerie, placée sous la responsabilité d'un franciscain défroqué, et beaucoup de pertes animales (peu de chevaux avaient survécu à l'épreuve et même les mules, pourtant beaucoup plus robustes, avaient succombé aux conditions terribles de l'expédition, avec ses 40° de différence thermique entre le jour et la nuit, l'altitude et son oxygène raréfiée).

Dès qu'il vit son armée au complet, le général José de San Martín prépara l'assaut pour le lendemain matin, afin de ne laisser aucune capacité aux forces contre-révolutionnaires, dispersées sur une trop grande distance, de se reformer. On était le 11 février 1817.

Le 12 au matin, le clairon sonna et les colonnes d'infanterie et de cavalerie fondirent sur le camp royaliste, en contrebas de la côte de Chacabuco, sur laquelle s'étendait un vaste domaine agricole. San Martín avait dressé le plan de bataille et en avait délégué l'exécution à son ami, Bernardo O'Higgins (1778-1842), et selon toute probabilité, il ne participa pas lui-même directement à l'action qui dura toute la journée.

Sujet à d'impressionnantes crises d'asthme (1) et atteint d'un ulcère à l'estomac qui lui avait fait souffrir mille morts dans les Andes (2) à cause du régime alimentaire adopté dans l'armée (3), il ne se tenait debout qu'à grand peine mais il avait préservé suffisamment de forces pour assurer la tactique durant la bataille et veiller sur ses suites militaires et politiques lorsque les troupes ennemies capitulèrent, en l'absence du capitaine-général du Chili, Francisco Marcó del Pont, qui avait courageusement pris la fuite dans l'espoir de s'embarquer à Valparaíso.

Documentaire historique sur Chacabuco, partie 1

Excellent film, où interviennent des historiens universitaires chiliens et argentins, avec le sceau académique de l'Instituto Nacional Sanmartiniano, le nec plus ultra dés qu'il s'agit de ce personnage historique. Pour ma part, je trouve cette émission didactique admirablement bien montée avec un mélange d'interventions magistrales (sans pédanterie), des vues des sublimes paysages de Chacabuco aujourd'hui, les reconstitutions en images de synthèse, les schémas fléchés, les tableaux chiffrés qui facilitent la compréhension pour tout le monde, jusqu'au téléspectateur dont l'espagnol n'est pas la langue maternelle. C'est assez rare pour être signalé.
A comparer avec le documentaire ¿Qué hubiera pasado? que je vous présentais la semaine dernière à l'occasion de l'anniversaire du combat de San Lorenzo.

La bataille de Chacabuco a changé le cours de la guerre d'indépendance en Amérique du Sud. Par la suite, les pro-Espagnols n'ont plus jamais pu reconquérir une place, une fois celle-ci aux mains des indépendantistes. On peut dire qu'après Chacabuco, l'indépendance du Chili fut acquise, malgré quelques territoires, notamment l'un ou l'autre port, qui restèrent aux mains des absolutistes pendant encore cinq à six ans. Bernardo O'Higgins prit les rênes du pouvoir, installa à Santiago un régime de type bonapartiste pour garantir la pérennité du processus révolutionnaire et se maintint à la tête de la nouvelle république presque jusqu'à sa première reconnaissance diplomatique, ce qu'offrit la grande puissance de l'époque, la Grande-Bretagne, en 1824.

A Paris, à la même époque, régnait Louis XVIII. Le Journal des Débats, fondé à Paris en pleine Révolution française pour retracer les débats de l'Assemblée Constituante, avait changé son fusil d'épaule et sa rédaction avait adopté depuis avril 1814 le ton royaliste qui seyait aux circonstances. Aussi ce quotidien accueillit-il très froidement l'annonce de la victoire des "insurgens", qui passa par Londres et arriva à la capitale française au tout début du mois de juin. Voyez ce qu'il en était.

Le Journal des Débats, du 1er juin 1817
Le 27 dont il est question au-dessus de l'article est le 27 mai (date de l'article ici résumé)

Le Journal des Débats, du 2 juin 1817
La citation attribuée ici à San Martín fut reprise mot à mot par André Malraux
dans son discours de juin 1962
pour l'inauguration de la statue parisienne.
Une partie de ce discours sert de préface à San Martín par lui-même et par ses contemporains.
On ne se refuse rien au Jasmin !

Dans San Martín par lui-même et par ses contemporains, cet épisode occupe vingt pages, de la page 87 à la page 107, où j'ai rassemblé deux récits d'un célèbre écrivain et aventurier chilien (4) décrivant les scènes qui eurent lieu à Santiago à l'approche de l'armée des Andes puis quelques jours après la victoire, les échanges très fraternels entre San Martín et les autorités politiques de Buenos Aires, notamment le Directeur suprême des Provinces-Unies du Sud, Juan Martín de Pueyrredón, le discours inaugural de O'Higgins lorsqu'il assuma lui-même le Directorat chilien le 17 février 1817 (5), un courrier de San Martín chargeant le Cabildo de Santiago de fonder une bibliothèque nationale avec l'excès d'argent que cette institution venait de lui faire remettre pour le remercier de l'œuvre de libération accomplie, un courrier qu'il envoya depuis Buenos Aires au Président des Etats-Unis (6) et qui, lui, aussi transita par Londres (impressionnant flux des informations diplomatiques d'il y a deux cents ans) et enfin un billet rapide d'un de ses amis écossais, James Duff, quatrième comte Fife, qui faisait alors du lobbying (pardon pour l'anachronisme langagier) en sa faveur auprès de l'opinion publique naissante en Europe.

Un lobbying qui fut des plus efficaces. On peine pourtant à en déceler la trace dans les entrefilets du Journal des Débats que je vous livre ici. Mais on le reconnaît distinctement dans ceux publiés sur les mêmes événements au bord du Lac Léman, dans cette Confédération helvétique trop républicaine pour être contaminée par les préventions des voisins transalpins. Ce que vous pourrez constater dans San Martín par lui-même et par ses contemporains puisque j'ai rassemblé bon nombre de ces nouvelles de presse dans les annexes de ce prochain livre, à paraître au début mai 2014 (en souscription jusqu'au 30 avril – télécharger la version imprimable de la documentation).

Documentaire partie 2

Pour aller plus loin sur la bataille de Chacabuco :
voir mon article du 16 novembre 2012 (où je vous présentais un article de La Gaceta de Buenos Aires, dont vous ne manquerez pas de reconnaître la typographie dans le petit documentaire vidéo que j'inclus ci-dessus).

Pour aller plus loin sur mon prochain livre :
cliquez sur le mot-clé SnM ant Jasmin dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus, pour accéder à tous les articles le concernant dans ce blog
consulter ma page auteur sur le site Internet des Editions du Jasmin (elle a été mise à jour lundi dernier)
consulter la page consacrée à la souscription sur mon propre site Internet
écouter l'interview que j'ai donnée en août dernier à Radio Nacional (RAE) en espagnol sur le sujet.


Autres documents historiques déjà publiés et commentés dans ce blog sur le même sujet :

Rapport du Cabildo de Mendoza sur les efforts déployés par son Gouverneur, le général José de San Martín, pour donner à la Province de Cuyo toute sa vigueur dans le combat pour la liberté et pour l'indépendance de la Patrie
Analyse ambiguë de la situation révolutionnaire en Amérique du Sud parue en 1821 dans un journal libéral barcelonais, El Diario Constitucional de Barcelona, animé par des opposants au roi Fernando VII
Entretien accordé par San Martín au capitaine de la Royal Navy Basil Hall, quelques semaines avant la prise de Lima (juillet 1821)
Analyse dressée vingt ans plus tard par le marin français Gabriel Lafond de la politique menée par San Martín à Lima


(1) San Martín était un homme d'une rare sensibilité parmi les grands chefs de guerre de ces soixante ans de révolution (1773-1830). Il avait assez souvent des symptômes d'autant plus spectaculaires que personne n'imaginait alors le processus psychique qui les provoquait. Les personnes avaient alors besoin de signaux très voyants pour extérioriser leur souffrance, tant et si bien qu'assez souvent on a cru San Martín au bord du tombeau, ce qui rebattait les cartes, améliorait considérablement sa situation politique, après quoi son étrange maladie disparaissait et il reprenait la lutte. Une fois en exil à Paris, comme il était très lucide sur lui-même, il parvint à faire un lien entre les tensions psychiques qu'il ressentait (ce qu'il appelait ses nerfs) et les maladies qui, de temps en temps, l'obligeaient à garder la chambre. Et il mit au point une thérapie empirique qui lui permettait de passer outre ses crises d'angoisse. Dans San Martín par lui-même et par ses contemporains, j'ai glissé un rapport d'un médecin militaire qui passe bien près de découvrir la nature psychique des pathologies qui lui font craindre, en juillet 1817, pour la "digne et très précieuse vie du très appréciable général".
(2) Il avait eu la première manifestation clinique de son ulcère en juin 1814 pendant qu'il se trouvait à Tucumán en train de réorganiser l'armée du Nord, mise à mal par plusieurs défaites consécutives (dans le nord-ouest argentin et l'actuelle Bolivie). La première crise d'asthme s'était-elle manifestée bien plutôt, en août 1808, en Espagne, juste après la victoire de Bailén, contre les Français, à laquelle il avait puissamment contribué. Voir à ce sujet San Martín à rebours des conquistadors, que j'ai publié aux Editions du Jasmin, en décembre 2012.
(3) Pour nourrir les 5 000 hommes de l'expédition, San Martín avait fait emporter du charqui, du bœuf séché et accommodé dans un mélange de sel et de piment, qui était à cette époque une des grandes spécialités exportables du sud du sous-continent, en un temps où durant l'hiver, l'une des rares sources de protéines se trouvait être les salaisons et autres viandes séchées ou fumées et parfois les deux, dont nous avons gardé une impressionnante collection de jambons crus quasiment partout en Europe, la palette de porc qui entre, notamment, dans la composition de la choucroute ou la savoureuse viande des Grisons suisse.
(4) Vicente Pérez Rosales (1807-1886), qui avait alors une dizaine d'années mais dont les souvenirs de cette époque charnière et traumatisante par bien des aspects semblent très fiables. A un an près, ses dates correspondent à celles du gendre de San Martín, Mariano Balcarce Buchardo, né en 1817 et mort, à Paris, en 1885.
(5) Dans le documentaire joint, l'un des historiens chiliens, confortablement installé chez lui, cite de mémoire et en substance un passage de ce discours, où O'Higgins parvint à rendre hommage à San Martín sans jamais prononcer son nom pour ne pas froisser sa légendaire discrétion.
(6) Seul document en anglais dans les pages citées. Tous les autres sont en espagnol. Dans tous les cas, une traduction en vis-à-vis permet au lecteur d'aborder ces archives soit en français soit dans la langue originale. Même James Duff, le comte Fife, écrit en espagnol une lettre rapide, dès qu'il a eu connaissance des faits intervenus au Chili, comme on peut le voir en rapprochant les dates de la missive et des articles de journaux. Les textes en anglais vont venir après Chacabuco, quand le bruit de tonnerre que fit cette victoire dans tout l'hémisphère nord (occidental) incita de nombreux officiers anglophones, tant des îles britanniques que des Etats-Unis, à partir pour l'Amérique du Sud pour se mettre aux ordres de ce fameux général San Martin ou Saint Martin qui venait de faire éclater son nom, alors que au nord, les guerres révolutionnaires et napoléoniennes avaient pris fin et que l'idéal qu'elles portaient semblait vaincus pour longtemps (et ce longtemps dura quinze ans). Et cet attrait ne fut pas réservé aux militaires. Les civils y furent sensibles aussi : les négociants britanniques ne tardèrent pas à envisager le parti qu'ils pouvaient tirer de ce nouveau marché qui surgissait avec la nouvelle république.