Une du 14 janvier 2013 |
Tout
au long de l'été, Página/12 a entretenu ses
lecteurs d'une préoccupation majeure pour la démocratie
en Argentine : l'adaptation de l'appareil judiciaire aux requis des
droits de l'homme, ce qui est loin d'être une affaire entendue.
Avec la lutte contre l'inflation, contre la corruption et contre les
violences policières (aux Etats-Unis aussi, les flics ont la
gâchette facile), l'adéquation des services
diplomatiques aux nécessités d'un Etat moderne sur une
planète mondialisée, la démocratisation de la
justice est une priorité en Argentine et depuis son accession
à la présidence de la Nation en décembre 2007,
Cristina Fernández de Kirchner n'a pas cessé de répéter
qu'elle voulait la réformer pour en faire un véritable
outil de la démocratie. Or la Justice argentine traîne
avec elle un passif particulièrement antidémocratique.
Tout
d'abord, très ancrées dans toutes ses institutions,
elle a des habitudes de corruption variées en formes et en
degrés, comme le reste de l'appareil d'Etat, habitudes qui ont
été presque institutionnalisées à partir
des années 1850-1860, après la chute de Juan Manuel de
Rosas (1793-1877), qui avait de son côté fait régner la
terreur sur la province la plus importante du point de vue
démographique, celle de Buenos Aires, qui incluait encore la
capitale elle-même, de telle sorte qu'une bonne partie de la
population était, au sortir de cette dictature, mal armée
pour défendre les principes légaux contre la puissante
vague de corruption, en sens inverse, qu'apportaient les nouveaux
maîtres du pays.
Ensuite
parce que les juges et une bonne partie des auxiliaires de justice (à
commencer par les avocats) sont très majoritairement issus des
classes supérieures de la société ou de classes
immédiatement inférieures qui leur sont intimement
inféodées par un système d'intérêts
concordants ou de clientélisme qui remonte à plusieurs
générations. Cela donne un recrutement endogène
et des fils qui imitent leurs pères, de génération
en génération, reproduisant et solidifiant les
mauvaises habitudes...
Enfin,
la tradition judiciaire argentine plonge ses racines culturelles dans
le droit romain, écrit et légiférant,
puisqu'elle est l'héritière de la tradition espagnole,
alors que la Constitution de 1853 (la première qui soit entrée
en vigueur en Argentine et qui n'a subi que quelques mises à jour jusqu'à maintenant) a pris pour modèle, sur bien des
points, la constitution typiquement anglo-saxonne des Etats-Unis,
fondée quant à elle sur le droit coutumier, qui évolue
à travers la jurisprudence (donc par le fait du juge) beaucoup
plus qu'à travers la formulation de lois nouvelles (fait du
parlementaire), lesquelles viennent s'empiler sur des lois anciennes,
qui ne sont pas toujours abrogées à temps (un revers de
la médaille du droit romain, que l'on connaît bien en
France). De telle sorte que les institutions elles-mêmes (de
type anglo-saxon) ne correspondent pas à la réalité
des mœurs politiques et culturelles (de type latin) et rendent la
Justice aussi inopérante qu'incompréhensible pour le
commun des mortels.
A
cela s'ajoutent l'inutile complexité des lois et des règles
de procédure et leur caractère parfois incohérent,
voire franchement contradictoire, autre tradition élaborée
dans la seconde partie du XIXe siècle pour entraver
la fluidité du système et protéger ainsi les
intérêts des classes supérieures qui étaient
alors occupées à se constituer en oligarchie, réalité
socio-politique très influente tout au long du XXe
siècle et qui pèse encore aujourd'hui de tout son poids
sur l'ensemble de la vie politique du pays : dans les années
1860-1880, cette petite classe sociale (en effectif) s'est approprié
les richesses du pays, notamment les terres inhabitées ou
encore occupées par des Indiens, à l'aide de lois
scélérates, qui ont assuré son pouvoir politique
en tant que groupe social.
En
Europe, tout au long du Moyen-Age, nos pays se sont dotés
d'une noblesse très puissante puis la monarchie absolue a mis
un terme à cette puissance privée en imposant à
l'aristocratie (et à l'Eglise), de force ou par ruse, selon
les lieux et les coutumes locales, de se subordonner à
l'autorité d'un Etat, qui lui-même évolua dans le
temps jusqu'à devoir faire place, non sans violence, à
l'Etat démocratique. Or, du fait de son histoire, l'Argentine,
comme tout le reste du sous-continent, a fait et de toute évidence
fera bel et bien l'économie de cette étape fondamentale
que fut la monarchie absolue (qui s'est tout de même étalée
sur deux bons siècles chez nous). Cela ne semble d'ailleurs
pas lui faciliter l'appropriation du fonctionnement démocratique.
Une du 20 janvier 2013 |
La
démocratisation de la Justice est donc un enjeu des plus
complexes, qui mêle des antagonismes sociaux, politiques,
idéologiques, culturels. Bref, cela se présente comme
un véritable sac de nœuds, un peu comme la réforme du
code du travail en France, où il est très difficile
d'obtenir qu'un acteur fasse le premier pas sans que les autres lui
tombent dessus à bras raccourcis...
Et
ce sont ces enjeux complexes que les articles successifs tout au long
de l'été ont cherché à exposer grâce
aux interventions de juristes de très haut niveau, tous bien
entendu favorables à la réforme de la Justice (il est
sûr que les magistrats hostiles à cette réforme
n'ont pas d'arguments pour expliquer le décalage actuel entre
les pratiques institutionnelles et les requis des droits de l'homme
!).
Une du 26 février 2013 |
Très
occupée par ailleurs, comme tous les hivers septentrionaux, à
préparer l'année qui vient, en l'occurrence en
travaillant sur les épreuves de Tango Negro, mon prochain
livre co-signé avec Juan Carlos Cáceres, sur le
manuscrit d'une anthologie consacrée à San Martín
et sur la mise en route d'un site internet personnel, je n'ai pas pu
vous tenir au courant comme je l'aurais aimé dans le détail
de ces controverses fécondes mais je ne voulais pas passer au
mois de mars sans vous avoir au moins renvoyés à la
lecture des principaux articles concernés :
Lire
l'article du 14 janvier 2013 avec une interview de Raúl
Zaffaroni, une grosse pointure de la Cour Suprême, personnalité très médiatique et seul
juge de cette institution à appuyer de tout son poids en faveur
d'une réforme en profondeur.
Lire
l'article du 20 janvier 2013 où Stella Maris Martínez,
médiatrice nationale, donne son interprétation des
complexités procédurales qui permettent aux décisions
de justice de rester inefficaces presque à l'infini
Lire
le billet d'opinion du 22 janvier 2013 de l'avocate et parlementaire
Claudia Neira sur les liens entre pouvoir judiciaire, démocratie
et souveraineté nationale
Lire
l'article du 22 janvier 2013 sur le constitutionnalisme populaire par
Guido Risso, professeur de droit constitutionnel à
l'Université de Buenos Aires, sur le même thème
et
enfin, l'article du 26 février 2013 sur le mouvement Justicia
Legitima qui mène depuis l'intérieur de la magistrature
le combat militant pour une réforme institutionnelle en appui
au gouvernement en place.