Hier,
dimanche 3 février 2013, on fêtait tout particulièrement
le sergent Cabral, qui ne fut pourtant jamais sergent, pour le
"bicentenaire de son
passage vers l'immortalité",
selon la belle formule qu'affectent les Argentins lorsqu'ils parlent
des personnalités historiques les plus chères à
leur cœur. En contraste saisissant avec le peu de cas que le Gouvernement national a fait des
deux cents ans de la victoire emblématique de San Lorenzo,
avec une présence réduite au minimum protocolaire à San
Lorenzo même (une abstention un peu étrange en année
électorale), le village de Saladas avait, quant à lui,
mis les petits plats dans les grands pour fêter son héros,
ce fils du pays mort après à peine un an d'instruction
mais "mort content
parce que nous avons vaincu l'ennemi",
selon les paroles que San Martín lui-même avait
recueillies au chevet du mourant après le combat.
De
Juan Bautista Cabral, on sait très peu de choses. On ignore
par exemple la date de sa naissance. On ne sait pas avec exactitude
l'identité de ses parents, une source parvient même à
en faire un esclave noir né en Afrique. L'iconographie
traditionnelle ignore encore largement son caractère métis
ou indien, que l'on a pu cependant reconstituer avec un bon degré
de vraisemblance en suivant son court itinéraire de Saladas
(Province de Corrientes) à Buenos Aires. On sait en effet
qu'il fait partie de ces jeunes gens dont San Martín ordonna
qu'on aille les recruter dans sa région natale, car il avait
sans doute connaissance de ce bataillon de 500 Guaranis que son père,
Juan de San Martín (1728-1796), gouverneur-adjoint de Yapeyú
(actuelle Province de Corrientes), avait constitué et commandé
avec une réussite qui en avait remontré à bien
des soldats professionnels venus de la Péninsule (dans les
années 1777-1881). Le 16 mars 1812, une semaine après
son arrivée à bord de la George Canning (voir mon article du 9 mars 2012), San Martín avait obtenu la création
et le commandement d'une unité d'élite, celle des
grenadiers à cheval (1). Le dégoût raciste dont
témoigne Bernardo Rivadavia (2) dans l'ordre qu'il fut ainsi
contraint d'écrire au Gouverneur de la région nous
enseigne très clairement sur l'origine ethnique des jeunes
gens qui se présentèrent au lieutenant-colonel San
Martín au cours de l'automne 1812 et ceci ne nous laisse donc
guère de doute sur celle de Cabral. Sur la première
année d'incorporation, on compte en effet au moins 30 noms à
consonance guaranie (3) dans la liste restreinte qui est arrivée
jusqu'à nous et on sait que San Martín avait demandé
qu'on en recrute trois cents dans les Missions. Néanmoins,
même dans son village natal, Cabral est encore représenté
officiellement avec un physique d'Européen, comme dans les
manuels d'histoire de l'école primaire et à l'inverse
du visage qu'offrent la majorité des habitants (regardez ce
monsieur qui appelle au carnaval dans l'image supérieure de la
une de El Litoral.
Hier,
en présence des candidats qui vont se présenter aux
élections législatives de mi-mandat et aux élections
locales, la population de Saladas a rendu hommage au plus prestigieux
de ses enfants en inaugurant entre autres un musée historique
dans la maison qui passe pour avoir abrité l'enfance de
Cabral. C'est la tradition locale qui désigne cette bâtisse
et peut-être dit-elle la vérité. Mais on ne peut
avoir là-dessus aucune certitude historique. Lever des
couleurs au matin de ce dimanche près de la statue de Cabral,
discours en tout genre le soir, présence du Gouverneur et de
plusieurs maires des localités voisines, qui ont chacune un
lien avec l'illustre soldat tombé au champ d'honneur.
L'actuel
Régiment des Grenadiers à cheval avait délégué
ni plus ni moins qu'un lieutenant-colonel pour présider à
l'appel traditionnel du nom du héros, un honneur qui a été
décidé par le Triumvirat pour répondre à
San Martín en surabondant sur la demande qu'il venait de lui
adresser d'une pension pour la famille du soldat quelques jours après
sa disparition.
Depuis
que le régiment a été reconstitué en
1903, quatre-vingts ans après sa dissolution par cet affreux
de Rivadavia, cette cérémonie est fidèlement
accomplie à chaque anniversaire de sa mort par les "camarades
d'armes" du héros.
Maison natale supposée de Juan Bautista Cabral |
Pour
aller plus loin :
lire
la dépêche de Télam
lire
les quatre articles de Télam sur ce bicentenaire de San
Lorenzo. Cela fait peu, n'est-ce pas ? (4)
Voir
aussi les journaux provinciaux de Corrientes, pleins d'admiration...
et d'idées reçues sur "leur"
héros :
lire
l'article de Tres lineas.
(1)
Nombre d'historiens argentins lui attribuent, à tort,
l'invention du principe du grenadier monté. En fait, en
Europe, il y avait depuis belle lurette des grenadiers dans tous les
régiments, d'infanterie comme de cavalerie, et dans toutes les
spécialités. Ils formaient l'élite de tout
régiment et se voyaient confier les missions qui demandaient
le plus de sang-froid et d'habileté technique. San Martín
avait été versé dans la compagnie des grenadiers
de son régiment dès les premiers mois de son
incorporation comme cadet.
(2)
Voir l'anthologie que je prépare sur San Martín dans le
regard de ses contemporains et qui doit paraître d'ici la fin
de l'année aux Editions du Jasmin. Le racisme de Bernardo
Rivadavia est si ancré que c'en est un véritable cas
d'école. Cette lettre témoigne d'un racisme ordinaire à
cette époque mais pour nous, c'est aussi nauséeux qu'un
journal d'extrême-droite d'entre les deux guerres.
(3)
Voir la liste reconstituée par Norberto Galasso, dans San
Martín, Seamos libres y lo demás no importa nada, ed.
Colihue, Buenos Aires 2009, p 69, la grosse biographie révisionniste
qui est; dans l'ensemble, correctement établie, malgré
un parti pris incontestablement péroniste et donc
techniquement insoutenable mais qui a le mérite d'être
clairement revendiqué. Et comme je vous le disais dans mon
article d'hier, en Argentine aujourd'hui, en histoire et dans
beaucoup d'autres sciences humaines, l'idéologie passe
largement avant la méthodologie alors qu'en Europe la
méthodologie exclut par définition le recours à
toute lecture idéologique du passé, trop subjective et
anachronique.
(4)
Pour ma part, je m'interroge sur la signification de ce peu d'intérêt
montré par le Gouvernement national et surtout par la
Présidente pour ce bicentenaire. C'est un peu comme si elle
était victime de l'image officielle de San Martín, qui
en fait en quelque sorte le saint patron des gouvernements militaires
oligarchiques qu'elle déteste avec raison. Elle n'est pas
historienne de formation mais juriste et comme son vice-président,
économiste, elle semble avoir une aussi piètre
connaissance de l'histoire que le reste de ses concitoyens. Or il se
trouve que San Martín, en plus de haïr les gouvernements
militaires et de n'avoir jamais accepté de s'y prêter
plus que ne le rendait nécessaire la situation stratégique,
a vu sa légende fixée par ses propres ennemis
politiques, Sarmiento (1811-1888) et Mitre (1821-1906), qui ne
pouvaient pas faire disparaître le merveilleux souvenir que
conservait le peuple de ce personnage hors normes. Et cette tension
entre une image entretenue par la mémoire populaire et
l'animosité marquée des écrivains qui se
penchaient sur cette vie donna un résultat délétère
: un militaire autoritaire, hautain, criant sur tout le monde en
permanence, toisant sa femme, sa fille, sa belle-mère (et même
sa mère), entretenant avec les Britanniques des rapports
ambigus et suspects, bref un modèle rêvé pour
Videla et consorts. Dans cette légende, il n'y a aucune place
pour l'homme politique, pour le révolutionnaire, pour le
partisan acharné des droits de l'homme, pour l'homme qui
regardait tous ses semblables sans tenir compte ni de leur condition
sociale ou ethnique ni de la couleur de leur peau, pour l'homme qui
savait plaisanter, faire de jeux de mots et des imitations qui
faisaient mourir de rire ses amis. Si la Présidente et le
Vice-Président croient au San Martín première
manière, comme l'immense majorité de leurs compatriotes
(c'est l'image enseignée à l'école), on comprend
un peu qu'elle ait boycotté la célébration et
cela éclairerait la manière dont le vice-président
semble s'être battu les flancs pour dire quelque chose d'un peu
aimable sur le personnage... Que c'est triste ! Página/12,
fidèle à la ligne majoritaire, ne dit rien lui non
plus...