Ecusson d'honneur des vainqueurs de Salta Sabre et bonnet phrygien ! |
En
ce 20 février 2013, l'Argentine profite d'un jour férié
exceptionnel, qui passe inaperçu pour ceux des Argentins qui
sont actuellement en vacances d'été, surtout s'ils se
prélassent sur la plage de Mar del Plata. Cependant il fallait
bien marquer cette date, c'est celle du bicentenaire de la victoire
patriote de Salta, sur les absolutistes commandés par Pío
Tristán, un général d'odieuse mémoire
dans toute l'Amérique du Sud.
De
plus en plus portés vers l'indépendance, les patriotes
étaient commandés quant à eux par un juriste qui
s'était fait remarquer en 1806 en menant la reconquête
de Buenos Aires contre le corps expéditionnaire britannique qui
tentait d'arracher ce bout de terre à la domination d'une
Espagne alors alliée à la France de Napoléon.
Dès ce jour-là, il avait manifesté
quelque intérêt pour la perspective d'une indépendance
complète de ces terres, idée à laquelle il
n'adhéra vraiment que plusieurs années plus tard. Ce
héros argentin s'appelle Manuel Belgrano, il a sa statue
équestre sur Plaza de Mayo à Buenos Aires et avec San
Martín, dont il fut très ami, il est l'une des trois ou
quatre principales figures de la guerre d'indépendance...
L'enjeu
de la bataille de Salta était de maintenir le Haut-Pérou
dans l'escarcelle des Provinces-Unies du Río de la Plata. En
ce début 1813, la capitulation de Tristán livrait donc
au pouvoir de Buenos Aires les mines d'argent du Potosí, dont
la révolution, qui manquait de fonds depuis la rupture du
commerce avec la Péninsule, avait le plus urgent besoin...
Cependant, à part les Provinces actuelles de Salta, Jujuy et
Tucumán, qui constituent le nord-ouest de l'Argentine, le
Haut-Pérou s'acheminait inéluctablement vers une
indépendance distincte, à laquelle il accéda en
formant l'actuelle Bolivie une douzaine d'années plus tard.
Page d'accueil du site de El Tribuno de Salta, ce matin vers 8h (heure argentine) Cliquez sur l'image pour une meilleure résolution (capture d'écran) |
La
bataille de Salta est donc la dernière grande victoire de
Buenos Aires dans cette région de haute montagne subtropicale
(1). Dans la suite de l'année, Belgrano, grand juriste, grand
économiste, grand lettré, grand patriote et homme d'une
probité sans égale mais piètre militaire, comme
beaucoup de généraux de ce camp qui s'étaient
improvisés chefs de guerre pour faire face au mieux aux
évènements politiques, mandé qui plus est dans
une zone totalement inadaptée à des combats réguliers,
devait être défait à plusieurs reprises. En très
peu de temps, l'Armée du Nord sombrait dans la déroute
et la démoralisation, tant et si bien qu'à la fin de
l'année, depuis Buenos Aires, le Triumvirat envoya sur place
un soldat de profession qui allait réorganiser ces forces et
diagnostiquer l'impossibilité d'attaquer Lima par cette voie
de terre : le colonel-major et futur général José
de San Martín.
C'est
une des raisons pour laquelle ce Bicentenaire à Salta est
l'occasion de célébrer beaucoup de choses à la
fois : le souvenir de Belgrano et de l'Armée du Nord, en tout
premier lieu, l'Assemblée de l'An XIII qui venait de
s'installer à Buenos Aires (voir mon article du 31 janvier 2013), la victoire de San Lorenzo dont on peine à comprendre
pourquoi le gouvernement l'a tant délaissée (voir mon article du 3 février 2013), et le héros local qui
allait bientôt faire parler de lui, le grand leader fédéral
Miguel Martín de Güemes.
Dans
la ville de Salta, les festivités ont commencé hier
avec défilé militaire et grand son et lumière où
le rôle des femmes dans la guerre d'indépendance a été
souligné. Il fallait ce déploiement parce que la région
est hypertouristique en cette saison ! Aujourd'hui ont lieu vers midi
les cérémonies les plus solennelles où l'on
attend le vice-président, Amado Boudou, dont la venue fait
grincer les dents (il est impliqué dans une affaire de
corruption qui a fait chuter sa cote de popularité pourtant
très haute jusqu'à il y a plusieurs mois), le ministre
de la Défense et le Secrétaire d'Etat à la
Culture. La Présidente ne se manifestera pas plus qu'à
San Lorenzo mais cette fois-ci, elle a sans doute une meilleure
excuse qu'au début du mois. Elle se trouve à Río Gallegos, la capitale de la Province de Santa
Cruz, dans le sud de la Patagonie, la ville natale de son défunt mari. Hier,
dans le caveau familial des Kirchner, elle a enterré sa
belle-mère, le jour même où, de son côté,
elle atteignait l'âge symbolique de soixante ans... C'est dur, même pour une femme politique endurcie par la lutte et l'adversité ! Cristina
Fernández de Kirchner n'a pourtant jamais caché son
admiration pour le Docteur Manuel Belgrano, comme elle l'appelle (2),
un juriste spécialisé dans les questions économiques
et commerciales comme elle !
Hier, à Salta (photo El Tribuno) Tout le monde avec le bonnet phrygien dans sa version sud-américaine ! |
Hier,
sur Radio Nihuil, qui couvre tout le nord-ouest argentin, le
directeur de Diario Uno, un titre régional installé à Mendoza, largement plus au sud que Salta, donnait une
interview très éclairante sur les enjeux culturels et
politiques de cette célébration : tout y passe, le rôle
de Belgrano et celui de San Martín (immense gouverneur de Mendoza, qui l'aime toujours comme s'il était encore vivant), la discrétion
officielle choquante sur le bicentenaire de San Lorenzo (très choquante du point de vue mendocin, naturellement), la place de
l'histoire à l'école et la légitimité du
combat intellectuel des révisionnistes (les historiens qui
démasquent actuellement les mensonges de l'histoire officielle
mitriste), l'identité irréductible de Salta (et des autres provinces de cette zone) par rapport
à l'impérialisme intérieur de Buenos Aires... Un
régal à écouter, sous la forme d'une
conversation à bâtons rompus dans une ambiance
chaleureuse et très festive...
A écouter sur le site de Diario Uno, à la page de
l'article sur le supplément gratuit offert aujourd'hui avec le
quotidien.
Gaceta de Buenos Aires, 4 mars 1813 Cliquez sur l'image pour lire le texte. |
Monsieur
Le
Tout-Puissant a couronné nos peines par une complète
victoire : enveloppée par nos baïonnettes et nos sabres,
l'Armée aux ordres de don Pío Tristán s'est
rendue selon qu'il apparaît dans la capitulation jointe. Je ne
peux donner à Votre Excellence une information exacte sur ses
morts et ses blessés pas plus que sur les nôtres. Ce que
je ferai avec plus de temps, me contentant de vous dire pour l'heure
que mon second, le général Díaz Velez, a reçu
une balle de fusil dans la cuisse quand il exerçait ses
fonctions avec la plus grand courage, conduisant à la victoire
l'aile droite de l'Armée. Son action, celle du colonel
Rodríguez, chef de l'aile gauche, et celle de tous les autres
commandants de division, tant d'infanterie que de cavalerie, et ainsi
que celle des officiers d'artillerie et des autres corps de l'armée
ont été ce qu'il y de plus digne et de plus propre à
des Américains libres qui ont juré de soutenir la
souveraineté des Provinces-Unies du Río de la Plata. Et
je dois répéter à Votre Excellence ce que je lui
ai dit dans mon rapport du 24 septembre dernier que du plus humble
soldat jusqu'au chef le plus gradé, et aussi bien la
paysannerie, tous ont contracté une créance de
considération sur leurs concitoyens et un droit aux
distinctions dont je ne doute pas que Votre Excellence saura les
leur attribuer à titre de récompense.
Dieu
garde Votre Excellence de longues années.
Dans
la nuit du 20 février 1813.
De
Monsieur Manuel Belgrano
au
Gouvernement suprême des Provinces-Unies du Río de la
Plata.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Pour
aller plus loin dans la presse :
lire
la dépêche de l'agence Télam
lire
l'article principal de El Tribuno de Salta (le tribun de Salta).
(1)
Entre autres spécialités agricoles, Salta produit les
fameuses pommes de terre andines qui se vendent à prix d'or
dans le reste du pays. Des petits tubercules incroyablement parfumés
qui ravalent au rang de nourriture fade le nec plus ultra de nos
pommes de terre européennes...
(2)
Belgrano est plus connu comme général Belgrano que
comme Dr. Belgrano. L'histoire officielle a passé par pertes
et profits une grande partie de son œuvre politique, comme c'est
aussi le cas pour San Martín, au profit de son parcours
militaire qui est celui d'un homme dévoué mais en aucun
cas celui d'un grand stratège. Comme Belgrano était
partisan de l'émancipation sociale au sein de la révolution,
l'idéologie oligarchique a jeté là-dessus un
voile pudique, comme à chaque fois que le cas se présente.
Elle a même voué aux gémonies Miguel de Güemes,
ce que les Saltègnes ont réparé en mettant
l'écarlate, futur symbole fédéral, dans le
spectacle de son et lumière.