Dimanche
dernier, dans son supplément people Viva et avec roulement de
tambour, Clarín a publié une interview du Pape François dont il ne livre presque
rien en ligne et dont le contenu n'a même pas été repris par
L'Osservatore Romano, contrairement à ce qu'a toujours fait le
quotidien du Vatican pour toutes les interviews déjà accordées à
diverses publications italiennes, confessionnelles ou non (1), et au
journal espagnol La Vanguardia.
Malgré
le peu de contenu publié en ligne, Clarín se vante d'avoir créé
l'événement et pourtant il a choisi une tactique de publication
partielle qui diverge profondément de celle suivie par tous ses
homologues déjà honorés par la même faveur : ils ont tous
joué la transparence et publié en ligne l'entretien in extenso,
avec accès gratuit pour tout le monde à travers le Web, à côté
de l'impression papier locale payante (et qui aura sans doute assuré
un pic de vente) :
- côté
écrit, sur une interview qui aurait duré 77 minutes, Clarín se
contente de publier [pour l'instant ? ce n'est pas très clair]
un décalogue de conseils sur le bonheur qui n'apporte rien de neuf
(en tout cas à qui suit l'actualité vaticane au jour le jour – le
Pape a déjà développé à maintes reprises ces idées dans ses
audiences générales, ses homélies, ses discours dominicaux autour
de l'angélus, ses tweets, etc.),
- côté
vidéo, Clarín met en scène, avec des jingles criards, un montage
d'extraits de l'entretien accordé selon toute apparence non pas à
un journaliste seul (comme on pourrait le croire en ne lisant que le
nom de Pablo Calvo) mais à une véritable délégation (les
mouvements de tête du Saint Père font penser qu'il a de trois à
six personnes en face de lui et sur sa droite). Qui plus est, la
vidéo est mal filmée (en caméra fixe, avec une légère
contre-plongée qui produit un effet amateur) et le son est inégal. On a la vague impression que les journalistes filment en caméra
cachée. Bizarre...
Clarín
affirme aussi que l'article a déclenché un buzz de portée
internationale sur les réseaux sociaux mais sans pleinement
convaincre. L'un des articles connexes présente une revue de presse
(presque exclusivement hispanophone) sous la forme d'une simple
énumération. Seul journal non hispanique cité, La Stampa (grand
quotidien national italien, qui a déjà eu droit à son entretien
pontifical). J'ai voulu vérifier sur le site Web du titre turinois
et je n'y ai trouvé aucune trace des échos annoncés par Clarín,
dans aucune des éditions, ni en italien, ni en espagnol ni en
anglais. En revanche, le journal cite La Vanguardia, où l'on peut lire
un article d'agence (EFE) dont la modeste taille et le peu de contenu
contrastent avec l'interview papale sortie il y a peu dans ce même
quotidien de Barcelone. Un seul journal des Etats-Unis est cité.
Encore est-il édité en espagnol : El Nuevo Herald de Miami,
qui en dit d'ailleurs plus long (en ligne) que Clarín lui-même. Le
reste de la revue de presse concerne une poignée de quotidiens
latino-américains (dont deux gratuits, appartenant au groupe Metro,
en Colombie et au Pérou).
Ce
flou fait penser que Clarín n'a pas atteint les objectifs qu'il
s'était fixés avec cette interview pourtant annoncée à tue-tête
dès le 24 juillet 2014.
Et
malgré cela, depuis hier, Página/12 a sorti la grosse artillerie.
Article lundi sur l'appel à la paix au Proche-Orient lancé lors de
l'angélus de dimanche, et ce matin pas moins de trois articles, l'un
plutôt favorable au Pape et les deux autres, violemment hostiles, ce
qui est pour le moins déconcertant (2).
Le
premier article rapporte les propos que François aurait tenus lors
d'une audience privée accordée au vice-gouverneur de la Province de
Buenos Aires (et que ne mentionne pas l'agenda officiel du Pape,
censé être en vacances). Le Saint Père aurait pris fait et cause
pour l'Argentine contre le jugement de Thomas Griesa à New York en
faveur des hedge funds, cupides créanciers d'une bonne partie de la
dette publique du pays (3).
Les
deux autres articles d'aujourd'hui reviennent sur les vieilles
marottes du journal : des faits d'abus sexuels sur des mineurs
-toujours les trois mêmes exemples- dont l'ex-archevêque de Buenos
Aires se serait fait le complice, ce qui ne tient pas debout puisque
ces actes ont été commis sur des territoires extérieurs à sa
juridiction (4).
Et
Página/12 d'exhiber deux déclarations des plus douteuses :
- l'une
est une lettre ouverte adressée au Pape par une poignée de
victimes, qui ne cachent guère leur jalousie à l'égard des six
victimes européennes de faits similaires, reçues à la Maison
Sainte Marthe, au Vatican, au début juillet (5). Les signataires
prétendent y dicter au Souverain Pontife la politique à adopter
dans la répression de ces crimes (6) ;
- l'autre
est une missive, rédigée il y a de nombreuses années, par un
adolescent de Quilmes (diocèse de la grande banlieue de Buenos
Aires). Il a été abusé par un prêtre lorsqu'il avait 14 ans. Dans sa lettre, il
décrit ce qui lui est arrivé à l'archevêque de Buenos Aires (qui
n'est pas compétent pour en juger) et c'est la mère de l'adolescent qui a apportée personnellement cette lettre à son destinataire. Le jeune homme déclare que, loin d'avoir été reçue, elle a été chassée sans ménagement par des vigiles
quelque peu brutaux. A y bien regarder, est-il vraisemblable qu'un
adolescent, aussi profondément traumatisé, ait pris l'initiative d'une telle lettre, d'autant que, eu égard à la minorité de leur fils, c'était aux parents et à eux seuls qu'il appartenait de
porter la procédure devant les tribunaux compétents (ceux de la Province de
Buenos Aires et du diocèse de Quilmes). Dès lors, quand bien même cela n'en serait pas un, il faut avouer que ça sent le coup monté.
Cette même affaire, dont
Página/12 nous parle pour au moins la quatrième fois depuis
l'élection du cardinal Bergoglio en mars 2013, a bel et bien donné lieu à une
audience du tribunal diocésain de Quilmes, audience dont cet homme
dénonce aujourd'hui le déroulé tout en décrivant un
interrogatoire, certes très désagréable pour lui, mais qui correspond assez
exactement à la procédure canonique, qui exige l'examen de
l'ensemble de la vie d'un plaignant (comme celui de la vie de
l'accusé). Et d'ailleurs, les pratiques d'enquête sont assez
similaires, si toutefois elles sont bien menées, dans les autres procédures
contradictoires issues du droit romain (justice pénale et civile en Argentine, en
Espagne, en France, en Belgique, en Suisse, etc.) car il faut bien
s'assurer que le plaignant est fiable et que les faits méritent
enquête (7). Dès lors que le plaignant refuse de se prêter à l'examen des juges, comment est-il possible de poursuivre l'instruction ?
L'opinion
argentine ne mérite-t-elle pas mieux que cette guérilla médiatique,
surtout quand on sait que les journalistes qui s'y livrent sont tout
sauf des imbéciles ?
Pour
aller plus loin :
lire
l'article de Clarín sur l'interview du Pape
lire
l'article de Clarín sur les conseils du Pape (avec vidéo incluse)
lire
l'article de La Vanguardia (auquel vous pouvez accéder aussi par
l'hyperlien présent sur le site de Clarín)
lire
l'article du Nuevo Herald de Miami
lire
l'article en français de Radio Vatican (qui n'en touche pas un mot
en espagnol)
lire
l'article de Radio Vatican en italien (un peu plus développé qu'en
français, avec un audio de 3 mn 41, et la même erreur sur le titre
du journal argentin)
lire
l'article de Página/12 sur l'audience du Pape au vice-gouverneur
Mariotto.
(1)
Ce soir, L'Osservatore Romano, dans l'édition datée de demain, 30
juillet 2014, consacre à l'article de Clarín un huitième de page,
en toute fin de journal, et encore y mêle-t-il un commentaire sur un
tweet de ce matin et une photo !
(2)
Quelle étrange stratégie que de faire plaider le Pape, autorité
morale par excellence, contre une décision [hyper-contestable] de la
justice nord-américaine, qui s'en prend à un instrument de la
souveraineté nationale d'un pays ami en outre, et de contester, le même jour, dans la même édition du même titre, sa légitimité éthique sur des faits
particulièrement scandaleux. Ou bien l'on cultive l'appui du Pape et
on évite de lui chercher querelle avec un mauvais procès qui sent
le moisi ou bien l'on se passe de cet appui. Peut-être Página/12 se
trouve-t-il tiraillé entre sa fidélité au Gouvernement (et son
analyse cohérente des enjeux économico-judiciaires de New York) et
une partie de son lectorat traditionnel, qui regimberait devant le
tournant "papophile" de l'automne 2013.
(3)
Il est probable que, loin d'avoir pour seul but de moucher la
concurrence qui étale son entretien exclusif avec le Souverain Pontife comme de la
confiture sur du pain, il s'agit aussi et surtout pour Página/12
d'un article de soutien au gouvernement argentin dans les derniers
jours de négociation devant la justice de New York, à laquelle il
revient de fixer les modalités de remboursement aux hedge funds,
alors que l'Argentine annonce au plus haut niveau qu'elle envisage de
se pourvoir devant la Cour internationale de La Haye, plutôt que de
se laisser plumer par un juge obtus, qui travaille visiblement pour
l'ultra-droite états-unienne, et de faire les frais de la lutte
idéologique de certains républicains américains hostile à la
politique intérieure d'Obama, trop peu favorable à leurs yeux aux
spéculateurs et à leur soif de profit à tout prix, sans aucune
considération éthique.
(4)
Les crimes évoqués par Página/12 ont été commis dans les
diocèses de Quilmes, La Plata et Berasategui, dans lesquels le
cardinal Jorge Bergoglio, archevêque de Buenos Aires, ne pouvait
intervenir ni de près ni de loin, chaque évêque étant souverain
sur son territoire. Página/12 continue à faire semblant de croire
(maintenant ce ne peut plus être une simple ignorance) qu'en sa
qualité de président de la conférence épiscopale argentine, le
cardinal Bergoglio avait autorité hiérarchique sur les autres
évêques, ce qui est bien entendu une parfaite aberration, eu égard
au fonctionnement constant de l'Eglise depuis un bail (plus ou moins
le règne de l'empereur Constantin) !
(5)
Deux Irlandais, deux Anglais et deux Allemands, trois hommes et trois
femmes, venant de pays où le scandale implique un réseau de complicité très institutionnalisé, à l'inverse de ce qu'il s'est passé en Argentine, où les cas relèvent de certains individus pervers et non pas d'une gangrène généralisée. Imaginons un seul instant le tableau : les Canadiens,
les citoyens des Etats-Unis, les Belges, les Mexicains, les Autrichiens, une poignée de Français, j'en passe et des meilleurs, réclamant eux aussi de
troquer leurs épouvantables traumatismes d'enfance contre un selfie
à la noix dans un salon de Santa Marta. Les personnes reçues par le
Pape aux frais du Vatican l'ont été dans un très strict anonymat et, par la suite, elles se sont bien gardées de se répandre dans les médias. Cette journée a revêtu un caractère de démarche ecclésiale, quasi prophétique, presque sacramentelle, au point d'avoir été vécue par les personnes concernées comme une forme de retraite spirituelle. Cette journée n'avait donc rien d'une revendication individuelle, narcissique, victimaire et vindicative. De sorte qu'à côté, la tapageuse missive des victimes argentines, relayée si mal à propos par
Página/12 ce matin, semblerait presque relever d'un goût malsain pour le
vedettariat ou l'exhibition. Au mieux, la douleur de ces personnes et leur compréhensible désir de vengeance (bien humain désir) sont instrumentalisées par des groupes politiques à leur insu. Au pire,
c'est en toute connaissance de cause qu'elles cherchent à manipuler
l'opinion publique au lieu de militer à visage découvert pour le
projet politique qui est le leur (sans doute une société athée et
peut-être pas très tolérante).
(6)
C'est la meilleure façon de ne pas se faire entendre. Et donc de
créer de toutes pièces la situation à partir de laquelle on pourra
se plaindre du Pape, qui ne nous a pas écoutés, c'est donc qu'il a
quelque chose à se reprocher sinon il nous répondrait
personnellement, et patati et patata. La tactique est d'autant plus
perverse que les signataires exercent en fait une forme de chantage
sur le Vatican en prétendant avoir droit à une réponse personnelle
du Pape sous prétexte qu'il lui arrive d'envoyer de se charger
lui-même de répondre à une infime partie du courrier qui lui
arrive tous les jours.
(7)
Comment peut-on en appeler à la justice du Pape tout en réfutant le
fonctionnement des tribunaux ecclésiastiques locaux ? On ne
peut pas à la fois réclamer justice et discréditer le juge qui
doit la rendre, même en étalant son ignorance des modalités du
droit applicable. De la part d'un plaignant, cette manière de faire
est en soi suspecte, dans un droit où par principe, c'est à celui
qui dénonce de faire la preuve de ce qu'il avance (même si c'est
une démarche psychologiquement pénible pour une victime mais c'est
le prix de la justice). Or, dès qu'il s'agit d'abus sur mineur
perpétré par des prêtres, Página/12 tombe à pieds joints dans
une indignation compassionnelle qui n'a rien à voir avec la justice.
Quant au recours perpétuel de ces journalistes à des interventions
de tel ou tel prélat pour protéger les prêtres poursuivis par la
justice, cette fois-ci comme les précédentes, elles ne sont
appuyées que sur des on-dits et jamais sur des faits objectifs et
des preuves concrètes dans ces nouveaux articles, qui ne font pas du
tout avancer le schmilblick.