Ce matin, Página/12 a
consacré les premières pages de son édition dominicale aux Droits
de l'homme. En une, une interview, plutôt courte d'ailleurs, de
Estela de Carlotto, qui s'exprime au sujet de la visite de Barack
Obama, attendue du 23 au 25 mars, c'est-à-dire au moment même où
l'Argentine commémorera le 40ème anniversaire (1) du
coup d'Etat de Videla, fomenté par la CIA et le Département d'Etat
de Henry Kissinger, dans le cadre de la Guerre froide.
La présidente de Abuelas
de Plaza de Mayo ne parvient pas à résoudre les contradictions qui
sont nées pour elle de la victoire électorale de Mauricio Macri.
Elle qui se veut combattante de la démocratie et qui lui a donné
beaucoup pile devant la nécessité de partager avec la droite le
patrimoine des droits de l'homme et le lieu qui en est pour elle un
symbole très douloureux, l'ex-ESMA, où les organisations des droits
de l'homme ont monté, essentiellement avec des subventions
publiques, des centres culturels d'un grand intérêt mais dont elle
ne veut pas aujourd'hui que Barack Obama y mette les pieds. Elle qui
a accueilli avec fierté et enthousiasme la visite dans ces lieux de
François Hollande (2) vit comme une agression celle de Macri et
celle d'Obama alors que peut-être on passe à côté d'un geste du
Président des Etats-Unis qui pourrait avoir l'ampleur de son "Salam
Alekoum" du début de premier mandat ou celle du silence poignant de Willy
Brandt devant le mur du ghetto de Varsovie (3) par lequel le président nord-américain aurait pu choisir de faire marquer, à l'extérieur, sa fin de second mandat. Dans l'interview, le
journaliste ose la mettre devant ses contradictions en lui rappelant
qu'elle a toujours dit de l'ex-ESMA, que ce lieu devait être ouvert
à tous. Elle ne parvient pas à s'en extraire.
Cette grande dame est comme émotionnellement bloquée et son
émotion, compréhensible, l'empêche d'avancer.
En Argentine, lorsque je
voyais mes amis centristes ou de droite se fermer comme des huîtres,
voire devenir agressifs, lorsque j'évoquais Abuelas ou Madres de
Plaza de Mayo, j'étais très surprise. Et surtout quant je les
entendais dire qu'elles exploitaient cette tragédie à leur profit,
qu'elles la confisquaient et qu'à travers leur devoir de mémoire, elles ne faisaient que diviser les
Argentins au lieu de les réconcilier. Je ne les croyais pas. Aujourd'hui, devant ce pilage inattendu de la part d'une dame à
l'esprit aussi lucide, aussi brillant, aussi ouvert, qui s'ajoute à d'autres prises de position très contestables depuis le début du mois de décembre, je prends conscience que mes amis et connaissances n'étaient
pas autant dans l'erreur que je le pensais.
Dans les pages qui
suivent, Página/12 présentent deux interviews opposées :
celle de Milagro Sala, dirigeante de l'organisation indigène sociale
Tupac Amaru, accusée d'avoir détourné de l'argent public et d'avoir commis des abus de pouvoir caractérisés,
actuellement en prison, alors qu'un groupe de travail sur les droits
de l'homme à l'ONU a officiellement protesté auprès du
Gouvernement argentin (4) pour cette mise sous écrou, et celle de Gerardo Morales, le gouverneur
de la Province de Jujuy, un radical, membre de l'alliance électorale
Cambiemos (celle de Macri), qui vient de reprendre la province au PJ
(tendance kirchneriste ces 12 dernières années). Pendant 40 années, cette province a été un bastion du péronisme. Gerardo
Morales est fortement soupçonné d'être le commanditaire de
l'arrestation de la députée. Il s'en défend fermement dans les colonnes du quotidien.
C'est le
même auteur qui signe les deux interviews, Horacio Verbitsky,
un journaliste de Página/12, très militant, sectaire dans l'expression de ses convictions et que toute l'alliance Cambiemos hait (5). Il est rare que Página/12 donne ainsi, dans une même édition, la
parole à deux parties qui s'opposent aussi frontalement mais le faire par la plume d'un journaliste qui ne que diviser l'ensemble du public annule la portée de l'effort réalisé. Cela ne convaincra jamais que les déjà convaincus...
Toujours dans la même
veine, un autre éditorialiste profite de la journée pour faire une
analyse des rebondissements de l'affaire Nisman en démontant ce
qu'il estime être une machination dirigée contre Cristina Kirchner,
une machination que Página/12 assimile, depuis plusieurs jours, à l'arrestation, humiliante et inutile,
avant-hier, de Lula au Brésil (alors que l'ancien président se
serait présenté librement s'il avait reçu une simple convocation –
cela rappelle la mise en garde à vue de Sarkozy il y a quelques
temps) et les ennuis judiciaires d'une ancienne compagne de Evo
Morales, en Bolivie. La droite serait en train de prendre sa revanche
dans tout le continent, affirme Página/12 (6). Et il semblerait en effet que la gauche soit
arrivée à la fin d'un cycle qui la portait au pouvoir, que
l'alternance se prépare à peu près partout au profit de la droite
qui connaîtra elle aussi probablement une fin de cycle dans une
dizaine d'années, comme cela se passe dans la plupart des
démocraties occidentales.
Pour aller plus loin :
lire l'interview de Gerardo Morales (vous observerez qu'il fait des réponses courtes, on
le sent méfiant et peu à l'aise devant cet intervieweur qu'il ne
doit pas porter dans son cœur)
lire le billet d'opinion
sur les dernières péripéties de l'instruction Nisman
Ajout du 7 mars 2016 :
La Prensa réagit aux déclarations de Estela de Carlotto.
Ajout du 8 mars 2016 :
Lire l'article de Página/12 sur l'inquiétude de la Cour Inter-américaine des Droits de l'Homme quant à la situation qui prévaut maintenant en Argentine.
Ajout du 7 mars 2016 :
La Prensa réagit aux déclarations de Estela de Carlotto.
Ajout du 8 mars 2016 :
Lire l'article de Página/12 sur l'inquiétude de la Cour Inter-américaine des Droits de l'Homme quant à la situation qui prévaut maintenant en Argentine.
(1) Le Gouvernement
argentin a accepté les réclamations des organisations des droits de
l'homme qui voulaient pouvoir organiser leur traditionnelle marche
sur Avenida de Mayo vers Plaza de Mayo le 24 mars. Or la venue d'un
chef d'Etat et encore plus celle de Barack Obama, c'était
l'assurance d'un quartier ultra-sécurisé, complètement barré par
les forces de police respectant les exigences paranoïaques des
services de sécurité de la Maison Blanche. Barack Obama ne sera
donc pas à Buenos Aires ce jour-là et les associations pourront
défiler comme d'habitude, tandis que le Gouvernement commémorera ce
triste anniversaire le 19 mars. Ce n'est tout de même pas une mince
concession que d'avoir fait bouger l'agenda du président des
Etats-Unis. Dans son interview, Estela de Carlotto n'a pas l'air de
prendre la mesure de cet effort des services diplomatiques tant
argentins que nord-américains. Je ne crois pas que nous obtiendrions
pareil changement dans un pays européen.
(2) Dont le bilan droits
de l'homme est pourtant plus que médiocre, qu'il s'agisse de sa
frilosité face à la grande vague de réfugiés qui ne cherchent
même plus à s'installer dans l'Hexagone, son indifférence à la
détresse des agriculteurs et des éleveurs dont le taux de suicide
et de faillite est une honte nationale, sa valse-hésitation
permanente devant le drame du chômage et le retrait de la France sur de nombreux problèmes internationaux où l'on n'entend même plus la voix du pays...
(3) Le ministère des
Affaires étrangères argentin a annoncé il y a quelques jours que
Barack Obama iraient à San Carlos de Bariloche les 24 et 25 mars :
il y visitera les installations de tourisme, notamment un parcours de
golf, un sport qu'il pratique avec passion, et ce qui touche aux
activités nucléaires civiles que l'Argentine développe dans la
province de Río Negro.
(4) Milagro Sala a été
arrêtée par la justice provinciale et non pas fédérale, même si
on murmure qu'elle n'a fait qu'obéir à un ordre conjoint du
président et du gouverneur et il se trouve que le juge de Jujuy
aurait ignoré l'existence d'une immunité parlementaire qui aurait
protégé Milagro Sala en sa qualité de députée du Parlasur, le parlement du Mercosur, qui n'a pas pris la peine de protester officiellement contre
son arrestation, qui, si elle ignore une immunité, est arbitraire...
(5) C'est aussi lui qui a
accusé l'actuel Pape de s'être compromis avec la dictature
militaire (alors qu'il n'occupe pas une charge que lui aurait permis
de s'en faire le complice) et d'avoir trahi deux jésuites dont il
était le supérieur. Ces accusations ont maintenant été balayées
et la presse du reste du monde a pu en constater le peu de
crédibilité. Mais il reste identifié à ce combat, car ce fut bien
pour lui et ça reste un combat (il hait le Pape et il hait en
général les institutions catholiques, dont il ne comprend aucun des
modes de fonctionnement).
(6) En oubliant que la manière de se comporter des militants kirchneristes pendant les 12 années de mandat Kirchner, avec leurs pancartes, leurs calicots, leurs slogans répétitifs, n'a pas été autre chose qu'une manifestation revancharde contre la droite libérale. Retour de balancier.