jeudi 10 mars 2016

Changements symboliques à la Casa Rosada [Actu]

La Casa Rosada, de nuit, en août 2011
avec un éclairage spécial bicentenaire

Le Gouvernement argentin a fait savoir que le Président Macri entendait transformer en profondeur la décoration de la Casa Rosada : d'une part, il va moderniser l'ameublement, faire une place au design actuel, façon Pompidou en France au tournant des années 60 et 70, et transformer ce lourd palais fastueux, chargé d'histoire, en un lieu de travail fonctionnel (1), d'autre part, il va remettre les symboles à leur place légitime en "désidéologisant" les arrangements très partisans, à la limite du sectaire, effectués par Cristina Kirchner.

C'est ainsi que les bustes des héros péronistes et revisionistas (2) ainsi que celui de l'ancien président Néstor Kirchner vont faire place nette dans le grand vestibule d'honneur où Cristina leur avait attribué une place privilégiée. Désormais, les héros non argentins, les anciens, comme Simón Bolívar, et les contemporains, comme Hugo Chávez, vont disparaître ainsi que les héros non institutionnels comme Evita Duarte de Perón, dont Cristina a usé et abusé autant qu'il lui a été possible (c'est la grande héroïne du féminisme péroniste, tout de même !). Place aux Argentins et uniquement à eux. Adieu le rêve de la Patria Grande, si chère à la gauche sud-américaine : tout le continent uni dans une même fédération... Les bustes des présidents seront bientôt rassemblés dans une galerie où ils seront présentés dans l'ordre historique de leur mandat et sans distinction de personne. Bien entendu, le geste significatif sera ce qu'il fera des présidents de facto, ceux qui ont emménagé à la Casa Rosada après avoir réussi un coup d'Etat.

Le musée national du Bicentenaire, installé à l'arrière du palais présidentiel, avec vue sur Plaza Colón, va lui aussi être entièrement repensé afin d'y équilibrer le discours historique : Rosas et Perón seront descendus de leur piédestal revisionista et Sarmiento, bien maltraité par le discours kirchneriste, sera réhabilité (3) (voir à ce sujet le Vademecum historique dans les Petites Chronologies de la Colonne de Droite). Le travail devrait être confié à des muséologues et des historiens dignes de ce nom (en tout cas, c'est ce qu'on nous annonce). Il faudra voir pour en avoir le cœur net.

Copie d'écran de Gobierno Abierto

Par ailleurs, le Gouvernement vient de mettre en place deux nouveaux portails Web, Gobierno Abierto et Datos, dont l'objectif est d'injecter de la transparence dans l'information publique : de nombreuses données y seront accessibles pour en terminer avec la politique d'opacité que Macri critique chez ses deux prédécesseurs. L'Argentine est en effet classée au 57ème rang pour l'accessibilité des données publiques tandis que le petit voisin qu'est l'Uruguay arrive, lui, à la 7ème place. L'Argentine a donc des progrès à faire : le ministre de la Modernisation et celle des Affaires étrangères se sont donc réunis il y a quelques jours pour présenter à la presse le nouveau site Internet. Plusieurs municipalités de la province de Buenos Aires, comme Bahía Bianca, Junín et Rivadavia (4), ont déjà accepté de participer au portail Datos en déposant leurs données officielles. Y participent aussi les provinces de Misiones et de San Luis, qui sont dans l'opposition nationale (majorité provinciale kirchneriste) (5).

Dernière révolution symbolique qui clôt ces 100 jours d'ouverture du nouveau gouvernement : le ministère de la Sécurité réfléchit à la mise en place d'un système de protection qui permette de retirer le jeu de hautes barrières métalliques derrière lequel la Casa Rosada se retranche depuis des années. Cela rendrait enfin à la Plaza de Mayo cette belle perspective dégagée qu'elle mérite, non pas qu'elle soit également belle sur ces quatre côtés mais l'équilibre qui existe entre le Cabildo à l'ouest, la Casa Rosada à l'est et la cathédrale au nord, avec au centre le pyramidion de Mai et la statue équestre de Belgrano, mérite une mise en valeur patrimoniale que la laideur de ces barrières grises à grillage serré gâche irrémédiablement... J'attends donc le mois d'août avec impatience pour découvrir tous ces changements !

Pour aller plus loin :
lire l'article de Clarín sur la "dékirchnerisation" de la Casa Rosada
lire l'article de La Nación sur les deux portails Web de la transparence gouvernementale
lire l'article de La Nación sur le projet de libérer Plaza de Mayo de ses hideuses protections
Consulter le portail Datos.org.ar et le portail Gobierno Abierto.



(1) Mauricio Macri semble passablement insensible à la dimension patrimoniale et historique en général. La manière très cavalière dont il a photographié son chien assis dans le fauteuil présidentiel, une image qu'il a aussitôt diffusée sur Twitter, avait déjà alerté sur cette absence de sensibilité. Il est possible que le dépoussiérage qu'il prétend faire relève de ce manque de considération pour l'épaisseur du temps que matérialise le patrimoine de la Casa Rosada, une épaisseur du temps qui n'avait jamais quitté la conscience de Pompidou.
(2) Revisionismo : cette théorie et cette pratique académiques consistent en une interprétation de l'histoire qui combat la vision forgée à la fin du XIXème siècle par des génies intellectuels conservateurs, voire réactionnaires, que furent Sarmiento et Mitre. C'est leur vision qui a imprégné les manuels d'histoire de l'école publique obligatoire jusqu'à aujourd'hui, malgré les efforts de Cristina Kirchner pour dépoussiérer tout cela. Le revisionismo se veut une déconstruction de ce qui est devenu un prêt-à-penser à tel point intégré par les Argentins qu'ils sont très désarmés pour le contester. En particulier avec sa réintégration du rôle du peuple et des réactions collectives, contre une histoire événementielle, constituée tout entière de batailles et de grands hommes, cette démarche est donc très probablement une étape indispensable pour relancer une démarche critique sans laquelle il n'est pas de réflexion historique qui vaille mais le revisionismo a pour défaut majeur son caractère idéologique, que par ailleurs il revendique (il a donc le mérite de ne tromper personne sur la marchandise !). Du fait de ce parti pris idéologique, tout assumé qu'il soit, la lecture que ses tenants font de l'histoire est aussi critiquable que celle qu'ils prétendent déconstruire. Il y a dans ce courant des historiens intéressants à lire et raisonnablement solides (Norberto Galasso, par exemple) et d'autres, tantôt farfelus tantôt superficiels, tout à fait dénués d'intérêt (c'est le cas d'un Pacho O'Donnell par exemple, le fondateur malheureux du désormais dissous Institut National de Revisionismo historique Manuel Dorrego – voir mon article du 5 janvier 2016).
(3) Il se trouve que Sarmiento, grand génie, écrivain, ingénieur, agronome, pédagogue et homme d'Etat qui a puissamment contribué à développer l'Argentine dans à peu près tous les domaines, est aussi un personnage rugueux, fort peu sympathique, très représentatif des a priori de son époque, raciste et peu scrupuleux dans le combat politique et idéologique. Sur ces points, il n'est pas sans nous rappeler Jules Ferry : comme lui, il a imposé l'école obligatoire dans son pays (1883). En revanche, sur le plan financier, c'était un homme d'une honnêteté inattaquable, dans une époque où la corruption était monnaie courante. Avec Mitre, c'est la bête noire de la gauche souverainiste en Argentine. Il n'est donc pas très bien traité dans le très beau Museo Nacional del Bicentenario, voulu par Cristina Kirchner et ouvert en 2010.
(4) Des villes baptisées Rivadavia ou Junín, il y en a dans à peu près toutes les provinces, c'est comme San Martín, Belgrano ou Sarmiento... Il faut donc ne jamais oublier d'indiquer la province quand on les cite.
(5) Les Gouverneurs FpV (Frente para la Victoria) se répartissent désormais en deux catégories : ceux qui restent droits dans leurs bottes partisanes et ceux qui acceptent le dialogue et la coopération avec le gouvernement national. De la même manière, le groupe FpV s'est scindé en deux à la Chambre des Députés nationale : le nouveau groupe entend jouer le rôle d'une opposition constructive. L'autre compte bien rester campée dans une opposition obstructive mais n'y parviendra pas systématiquement, eu égard à la défaillance du petit noyau des dissidents qui ont définitivement pris leurs distances avec Cristina, sans qu'on sache s'ils en sont soulagés ou s'ils quittent un navire qu'ils sentent en danger de sombrer...