mercredi 23 mars 2016

Deux cents cinquante licenciements à la Biblioteca Nacional [Actu]

Une des pages culturelles de Página/12
Un spécimen de télégramme de licenciement (despedida)
acheminé par la Poste publique (Correo Argentino)
avec les noms des personnes concernées selon le journal :
Madame Culture (la salariée remerciée) et La BN (l'Employeur)

Le bruit courait depuis plusieurs jours, il se faisait de plus en plus insistant, malgré les dénégations de la directrice par intérim il y a quelques jours : elle avait assuré qu'aucun licenciement n'était envisagé et que s'il y en avait, elle démissionnerait. Ce matin, elle n'avait toujours pas démissionné malgré l'annonce qu'elle a dû assumer : deux cents cinquante salariés de la Bibliothèque nationale argentine ont bel et bien reçu le télégramme redouté qui met fin, pour certains, à un contrat de travail signé il y a vingt ans, même si la plupart des licenciés seraient entrés à la BN pendant les deux dernières années du mandat de Cristina Kirchner, dans la phase de radicalisation de sa présidence. Pour La Nación toutefois, le nombre de départs est un peu inférieur : il n'y aurait que 240 ruptures de contrats. L'annonce des départs n'en a pas moins provoqué des crises de nerfs, des malaises, des pertes de connaissance parmi les salariés licenciés comme parmi ceux qui restent, résultat de presque cinq mois d'incertitude et de démentis eux-mêmes cruellement démentis par les faits. On a vu hier un dramatique ballet d'ambulances et de voitures de pompiers autour de la Bibliothèque nationale dans le quartier de Recoleta pour porter secours aux salariés en détresse.

La directrice intérimaire elle-même a fait un malaise sur le lieu de travail puis elle a dû être protégée par la police de l'agressivité du personnel, dont elle était pourtant appréciée jusqu'à il y a peu de temps. Ancienne adjointe du précédent directeur, le sociologue Horacio González, elle tient le poste dans l'attente de l'arrivée de Alberto Manguel, prestigieux intellectuel qui achève l'année universitaire à New-York (1). Depuis sa nomination par intérim, elle n'a pas pu gagner la confiance des salariés, surtout depuis qu'elle a avalisé la suppression, apparemment temporaire (2), des ateliers de création artistique que proposait la BN depuis des années. La décision de licencier tant de gens, sur 1048 salariés, aura fini de rendre tout à fait invivable le climat de travail...

Selon la presse de droite, au cours des dix dernières années, les effectifs de la BN aurait triplé, ce qui fait sans doute beaucoup. Ce serait ce personnel excédentaire qui aurait fait les frais de ce dégraissage brutal, après des mois d'incertitude. La Nación se fait l'écho des rumeurs qui circulent et que Página/12 dénonçait déjà en janvier : Alberto Manguel voudrait en terminer avec les activités culturelles destinées au grand public pour recentrer l'activité de l'institution sur ses dimensions techniques et patrimoniales de conservation et de digitalisation du catalogue. Il faut bien reconnaître que les activités culturelles (des ateliers d'écriture et de création artistique) relèvent plus d'une bibliothèque ou d'une médiathèque de proximité (3) que d'une bibliothèque nationale, dont la mission première est d'archiver, d'organiser et de mettre à disposition des étudiants et des chercheurs, professionnels ou amateurs, l'ensemble de la production bibliographique d'un pays. Or sur cette mission essentielle, le BN Mariano Moreno accuse un gros retard sur ses homologues de l'hémisphère nord auxquelles elle aimerait pourtant pouvoir se comparer, elle qui s'enorgueillit, non sans raison, d'être la plus belle infrastructure du genre sur tout le sous-continent... Elle ne propose pour l'heure qu'un tout petit nombre d'ouvrages scannés en libre consultation gratuite, en ligne, comme le font depuis plusieurs années maintenant les bibliothèques nationales de France ou d'Espagne, la bibliothèque du Congrès des Etats-Unis, diverses bibliothèques d'Etat de plusieurs Landen allemands, différentes bibliothèques universitaires argentines, etc. Or le pays aurait eu les moyens, en personnel et en matériel, de commencer beaucoup plus tôt ce travail de digitalisation et d'ordonnancement de son patrimoine bibliographique qui n'a débuté qu'au compte-goutte il y a environ un an.

La perte brutale de leur emploi, dans des conditions difficilement supportables pour les salariés, est une chose désolante et il est difficile de comprendre pourquoi le gouvernement s'entête à s'y prendre avec aussi peu d'égards envers les agents publics. Il faut toutefois espérer que la BN développera sa mission patrimoniale qui fait tant défaut à la recherche nationale (or c'est très important pour mettre le monde universitaire argentin à un niveau international convenable) tandis que les activités culturelles pour le grand public seront reprises, la nature ayant horreur du vide, par des institutions publiques de proximité dont elles devraient constituer le quotidien et qui pourtant ne font pas grand-chose dans ce domaine (mais elles sont toutes aux mains de politiciens qui partagent complètement la ligne politique de Mauricio Macri, que ce soit dans la capitale ou dans la Province de Buenos Aires).

Ce qui est maintenant tout à fait certain, c'est que Alberto Manguel aura bien du mal à s'imposer auprès du personnel lorsqu'il prendra son poste en juillet. Son crédit est sans aucun doute terriblement atteint à l'heure qu'il est, après la façon dramatique dont les licenciements se sont produits. Une communauté de travail ne se remet pas si facilement après un épisode aussi traumatisant.

Pour en savoir plus :

Ajout du 29 mars 2016 :
lire l'article de Página/12 sur la situation sociale de la BN qui empire de jour en jour avec des décisions des pouvoirs publics qui ajoutent au trouble au lieu de calmer le jeu. Hier, le bâtiment a été entouré de voitures blindées de la police, ce qui a le chic pour faire sortir de leurs gonds salariés et syndicalistes. Quel gâchis humain et patrimonial !

Ajout du 4 avril 2016 :
Dans une lettre ouverte où il prend à témoin les bibliothèques d'Amérique du Sud, Horacio González défend son travail de plus de dix années à la tête de l'institution, notamment en matière de ressources humaines, de missions patrimoniales, d'informatisation et d'ordonnancement du catalogue.
A lire dans Página/12 avec attention, car le sociologue a retrouvé la clarté de style écrit qui était ordinairement le sien et qui lui faisait défaut (à mon humble avis) dans sa précédente lettre ouverte pour défendre (contre la nouvelle politique) la BN, son personnel et son propre bilan.

Ajout du 8 avril 2016 :
Quatre cents intellectuels et artistes du monde entier se solidarisent avec le personnel de la BN et s'émeuvent du récent licenciement des 240 ou 250 agents publics qui travaillaient dans l'institution. Et c'est La Nación, journal qui soutien le gouvernement de Mauricio Macri, qui en parle. Il semblerait donc que l'Argentine devienne effectivement un pays où le pluralisme est en train de s'imposer, conformément aux promesses électorales avancées par l'actuel Président.



(1) Les journalistes de Página/12 et les syndicalistes n'arrivent pas à prendre en considération le décalage de six mois dans l'année d'activité entre les deux hémisphères. Ils ne comprennent pas pourquoi Manguel ne peut pas arriver avec juillet, qui ne correspond à rien de particulier dans le calendrier argentin, qui ne connaît que mars (la rentrée) et Noël (le début des vacances d'été). Et cette incompréhension avive l'hostilité des salariés envers ce directeur fantôme dont la nomination avait pourtant réjoui tout l'éventail politique en décembre dernier.
(2) Les ateliers seraient à nouveau proposés l'année prochaine mais Manguel voudrait revoir l'intégralité de la programmation. Or pourquoi dans ce cas ne pas maintenir le statu quo, voir de quoi il retourne à partir de juillet et réfléchir à la nouvelle politique dans le second semestre pour mettre en place les nouveautés en mars 2017 ?
(3) En fait, ces activités ne bénéficient qu'à la population de Buenos Aires, ce qui est très discutable et montre que la population de Buenos Aires a tendance, et ce depuis l'origine, à s'approprier ce qui relève en fait de l'ensemble de la nation. Certes, en 1810, le révolutionnaire (de gauche) Mariano Moreno, fondateur de la bibliothèque, a surtout pensé à une institution de consultation locale mais l'Argentine n'existait pas encore. Par ailleurs, ces activités culturelles ne se tiennent que dans des bibliothèques associatives, dites populaires, et des clubs de quartiers, puisque les bibliothèques municipales, qui auraient de plus gros moyens, ne jouent plus ce rôle depuis très longtemps, quand elles l'ont un jour tenu. Il n'existe actuellement que fort peu de médiathèques en Argentine, alors que le pays a les capacités d'en monter quelques unes. Pour ma part, j'ai pu visiter l'une d'entre elles, à Godoy Cruz, dans la proche banlieue de Mendoza. Une très belle installation, due à un maire radical élu depuis au gouvernorat de la Province. Un gouverneur élu sous l'étiquette Cambiemos, l'alliance électorale de Mauricio Macri !