Après avoir entendu pendant 16 heures
l'ex-espion Antonio Stiuso, qui avait disparu de la circulation un
mois (1) après la découverte du corps de
Alberto Nisman (2), le 18 janvier 2015, la juge d'instruction (magistrature de
la Ville Autonome de Buenos Aires), Fabiana Palmaghini, vient de se
déclarer incompétente. Ce qui a pour effet de transférer le
dossier à la justice fédérale, une solution recherchée depuis
longtemps et par tous les moyens, même les plus déloyaux, par
l'ex-épouse (elle-même juge fédérale) et la famille du disparu,
un clan familial très hostile à Cristina Kirchner et
idéologiquement et socialement proche de Mauricio Macri. Qui plus
est, Fabiana Palmaghini, en se dessaisissant, a porté plainte contre
la procureure Viviana Fein et son greffier, d'abord pour
falsifications de pièces, parce que Viviana Fein, qui avait en
charge l'instruction jusqu'en décembre dernier, conformément à la
procédure argentine, n'aurait pas intégré dans le dossier
certaines déclarations de Stiuso, qui accusait, dès le 18 février
2015 (3), l'ex-présidente Cristina Kichner d'être la commanditaire
de l'assassinat, et ensuite pour avoir laissé polluer la scène de
crime, laquelle n'a effectivement pas été traitée dans les règles
de l'art, pendant plusieurs heures après la découverte du corps :
il avait en effet fallu beaucoup de temps cette nuit-là pour que la
procureure soit informée et arrive sur place vers 1h du matin le 19
janvier et on avait même vu, sur ces entrefaites, un ministre se
précipiter sur les lieux avant la juge et entrer dans l'appartement
de la victime dans ses vêtements de ville, soi-disant pour veiller
à ce que rien ne soit touché sur place (ce qui n'était pas son
rôle et a dès le début fait planer des soupçons sur la manière dont il avait été informé de l'événement, eu égard au peu de zèle avec lequel les gardes du corps du juge ont réagi ce jour-là, laissant s'écouler une journée entière avant de réagir aux dix heures de retard de leur protégé, censé descendre de son appartement pour pour passer cette journée dominicale à son cabinet du palais de Justice). La scène avait donc été
largement piétinée et modifiée par la mère du procureur défunt
et les deux gardes du corps qui avaient trouvé la dépouille, puis par le
médecin appelé au secours, alors que l'homme était déjà décédé depuis de nombreuses heures, puis par les premiers policiers envoyés
sur place alors que, n'étant pas des procéduriers (une spécialité qui n'existe pas en tant que telle en Argentine), ils ont omis de
geler la scène de crime comme il convient et dont l'intervention n'a
fait qu'ajouter à la confusion, puis le ministre et enfin la juge,
le tout par une chaude nuit de janvier, dans une capitale fédérale
en pleine torpeur de week-end estival, alors que la session
judiciaire était suspendue pour l'été et les magistrats en service
minimum.
Il se trouve que la justice fédérale
est plutôt hostile à Cristina Kirchner et plutôt favorable à
Mauricio Macri. On reste donc surpris que cette juge d'instruction se
soit saisie elle-même de l'affaire et l'ait donc retirée à la
procureure Viviana Fein, début décembre, quelques jours seulement
après la prise de fonction de Mauricio Macri, alors que jusqu'à
cette date elle avait toujours soutenu Viviana Fein et l'avait
constamment confortée dans son enquête, parfois contre la famille
partie civile, et notamment contre l'ex-épouse, manipulatrice,
procédurière exacerbée et très ancrée à droite. Or voici
maintenant que Fabiana Palmaghini part en sens inverse en cédant
l'instruction à la justice fédérale et en s'en prenant à Viviana
Fein qu'elle accuse maintenant d'avoir saboté l'instruction !
Beaucoup trop de coïncidences pour que cette décision ne soit pas
interprétée comme une complaisance à l'égard du pouvoir en place,
aujourd'hui la droite, tant à Buenos Aires qu'au niveau fédéral,
hier à gauche, au moins au niveau fédéral (opposé au gouvernement
de la Ville, donc susceptible d'être satisfait de voir une juge
portègne tenir bon devant une partie civile très proche de
l'opposition). Une juge girouette qui tourne avec le vent...
Et comment motive-t-elle sa déclaration
d'incompétence ? Sans présenter l'ombre d'une preuve (pour ce
qu'on peut en savoir de l'extérieur du tribunal), Stiuso accuse
Cristina Kichner et parle d'un homicide (par des auteurs qu'il ne
nomme pas), meurtre prémédité qui aurait été grossièrement
maquillé en suicide. Pas si grossièrement que cela, semble-t-il,
puisque la procureure comme la juge d'instruction ont longtemps
soutenu que rien n'indiquait qu'une autre personne que la victime
était intervenue sur la scène du crime avant la découverte du
corps or dans ce cas, il est peu probable qu'on ait affaire à un
assassinat ou à un simple meurtre (sans préméditation)... Or s'il
existe des éléments tendant à faire penser que le procureur
fédéral Alberto Nisman a été tué, en sa qualité de magistrat
(en l'occurrence à cause de son enquête sur l'attentat contre
l'AMIA), que sa correspondance a été violée (ce dont elle viendrait de se rendre compte), etc., l'instruction doit passer à la justice fédérale, car il
s'agit d'un assassinat aggravé et sur la personne d'un magistrat fédéral. Comme une instruction passe d'un
procureur à un juge (d'instruction) dès lors qu'un auteur ou un
commanditaire est identifié, le passage à la justice fédérale entraîne de facto une implication criminelle de Cristina Kirchner.
Clarín préfère consacrer la photo de une à un fait divers tout en réservant le gros titre à l'affaire |
C'est un vrai coup de théâtre dans la
procédure, même si la version de l'assassinat politique commandité
par le Gouvernement circulait dans la presse et l'opinion de droite
depuis le début de l'affaire. Et le retournement de la juge
portègne contre sa procureure est le plus surprenant de tout car il
y a belle lurette qu'elle aurait dû prendre une telle décision si
celle-ci est motivée par des éléments matériels figurant au
dossier et relevant de la pollution de la scène de crime. Cependant,
tout n'est pas dit car Viviana Fein a annoncé qu'elle allait faire
appel de la décision de la juge Palmaghini de se dessaisir au profit
de la justice fédérale et de celle qui lui impute des irrégularités
de procédure frauduleuses.
Ce matin, aidés par l'avocat de
Stiuso, qui doute lui-même du sérieux des déclarations de son
client, divers journaux nationaux soulèvent les bizarreries de ce
nouveau rebondissement. Página/12 a tâché de reconstituer ce que
l'ex-espion a dit au cours des longues heures pendant lesquelles il a
déposé lundi dans le bureau de la juge d'instruction et confronte
cette reconstitution aux propos de l'avocat.
Loin de continuer à se frotter les
mains du retournement de situation, comme on aurait pu s'y attendre,
les autres journaux nationaux (plutôt à droite et
antikirchneristes) ne sont pas en reste sur l'affaire et leurs
articles équivalent à questionner gravement la validité de la
décision de la juge Palmaghini. Il y a deux jours, lorsque cette
magistrate avait jeté le gant, on avait pu croire que cette presse
allait se lancer dans une curée médiatique contre l'ancienne
présidente, mais il semblerait aujourd'hui que la tentation
s'éloigne... En lisant Página/12, La Nación et La Prensa, il
n'est pas très difficile de conclure que Stiuso profiterait de cette
affaire tragique pour régler des comptes personnels avec Cristina
Kirchner.
Seul Clarín a bien l'air de vouloir
jouer la carte du sensationnalisme et nous en remet une couche ce
matin, dans le sordide et le politico-crapuleux, façon roman
d'espionnage.
Pour en savoir plus :
lire l'article principal de Página/12
sur les doutes de l'avocat et la reconstitution des déclarations
lire l'article secondaire de Página/12
sur les parti-pris qui animeraient l'ex-agent de la SIDE, le service de renseignement extérieur, complètement restructuré par Cristina juste après la mort de Nisman (ce qui avait conforté l'opposition dans ses soupçons contre elle)
lire l'article de La Nación publié hier en ligne sur
les propos de l'avocat
lire l'article de La Nación
aujourd'hui sur la décision de Stiuso de rester en Argentine (et de ne pas retourner se réfugier aux Etats-Unis)
lire l'article de La Nación sur la
réaction des kirchneristes qui voient dans ces revirements un coup monté (operación) contre leur leader historique, Cristina de Kirchner
lire l'article de La Prensa sur les
réserves de l'avocat (le quotidien se contente d'une dépêche d'agence)
lire l'article de La Prensa sur la
réaction de Viviana Fein
lire l'article de Clarín ce matin où
il relaie de nouvelles déclarations sensationnelles de Stiuso, qui
est traité en vedette médiatique par les radios et les télévisions
(course à l'audience oblige)
Là-dessus, le personnel politique
commence à s'en mêler et Sergio Massa a d'ores et déjà fait
valoir qu'il approuvait le passage du dossier à la justice fédérale
(de quoi se mêle-t-il ? Où est l'indépendance de la justice
dans ces conditions ?)
Lire sur ce point l'article de La Nación et celui de La Prensa.
Et à l'heure du déjeuner aujourd'hui,
le ministère public a demandé l'inculpation de Diego Lagomarsino,
l'informaticien embauché pour une mystérieuse mission permanente par Alberto Nisman et qui avait prêté son arme à son patron, à la demande insistante de celui-ci, une arme qu'on a retrouvée bien en évidence dans une mare de sang à côté du cadavre.
Eh bien, si c'était lui qui avait tué
son patron, il ne serait vraiment pas malin et pourtant, il n'aurait
laissé aucune trace de sa présence sur les lieux, ni marque de
pas, ni empreinte digitale ou palmaire, ni élément pileux et, plus extraordinaire encore, il a su échapper à l'armée de caméras de surveillance qui filment en
permanence tous les couloirs, tous les parkings, tous les
ascenseurs de l'immeuble où vivait le juge... Mais comment a-t-il fait son compte ?
Ajout du 6 mars 2016 :
La Nación interprète l'interruption des échanges de données financières, intervenue en juin 2015, entre les autorités compétentes des Etats-Unis et de l'Argentine comme une procédure conservatoire de la part des Etats-Unis dont les autorités de régulation auraient diagnostiqué une manipulation politique de l'ancien Gouvernement argentin pour salir la mémoire du procureur Alberto Nisman, en le faisant passer pour un fraudeur fiscal. Ce qui est en effet la thèse, plutôt bien étayée, de Página/12. La Nacion avance que le journal, aujourd'hui dans l'opposition mais alors dans la majorité, aurait été directement renseigné par des fuites volontaires en provenance de l'appareil gouvernemental sous la présidence de Cristina Kirchner. A ce sujet, lire l'article de ce jour.
Ajout du 8 mars 2016 :
lire l'article de Página/12 sur l'appel interjeté au dernier moment par la défense de Lagomarsino pour éviter un transfert sans audience devant la Cour criminelle à la Justice fédérale. La procureure Viviana Fein a dû en effet renoncer à son propre appel puisque sa hiérarchie qui la lâche est favorable au transfert.
Ajout du 6 mars 2016 :
La Nación interprète l'interruption des échanges de données financières, intervenue en juin 2015, entre les autorités compétentes des Etats-Unis et de l'Argentine comme une procédure conservatoire de la part des Etats-Unis dont les autorités de régulation auraient diagnostiqué une manipulation politique de l'ancien Gouvernement argentin pour salir la mémoire du procureur Alberto Nisman, en le faisant passer pour un fraudeur fiscal. Ce qui est en effet la thèse, plutôt bien étayée, de Página/12. La Nacion avance que le journal, aujourd'hui dans l'opposition mais alors dans la majorité, aurait été directement renseigné par des fuites volontaires en provenance de l'appareil gouvernemental sous la présidence de Cristina Kirchner. A ce sujet, lire l'article de ce jour.
Ajout du 8 mars 2016 :
lire l'article de Página/12 sur l'appel interjeté au dernier moment par la défense de Lagomarsino pour éviter un transfert sans audience devant la Cour criminelle à la Justice fédérale. La procureure Viviana Fein a dû en effet renoncer à son propre appel puisque sa hiérarchie qui la lâche est favorable au transfert.
(1) Il s'était réfugié aux
Etats-Unis en disant qu'il craignait pour sa vie en Argentine.
L'homme a un parcours assez obscur. Au début du premier mandat de
Cristina de Kirchner, il lui avait été très loyal au sein des
services secrets argentins puis il était passé à l'opposition et
avait rejoint des opérations qui pourraient s'assimiler à du
complot s'agissant d'un agent de l'Etat soumis à l'autorité des
pouvoirs démocratiquement élus. C'est lui qui aurait aidé Nisman
dans ses recherches contre les commanditaires iraniens de l'attentat
contre l'AMIA hors hiérarchie. Ils auraient tout deux assez mal vécu
des consignes que Stiuso dit avoir reçu du Gouvernement d'abandonner
la piste iranienne. Il est pourtant prouvé que le Gouvernement a
maintenu et renforcé l'ordre de capture international, émis contre
des agents iraniens, via Interpol, jusqu'à la mort de Nisman et par
la suite.
(2) Alberto Nisman avait en charge
l'instruction sur l'attentat contre l'AMIA, l'instance représentative
de la communauté juive en Argentine, qui tient tout ensemble le rôle
de mutuelle, de consistoire et d'association cultuo-culturelle. En
1994, cet attentat a fait 85 morts et environ 300 blessés, dont de
très nombreux handicapés à vie. Nisman a été retrouvé mort, par
arme à feu (trouvée près de lui), le dimanche 18 janvier 2015 dans
la nuit, vers 22h, dans sa salle de bain. Le lendemain matin, il
était convoqué au Sénat, exceptionnellement rassemblé en plein
été, et il devait y être auditionné sur les accusations qu'il
venait d'annoncer publiquement à l'encontre de la Présidente
Cristina Kirchner et sur les preuves dont il disposait à cette fin.
Or l'enquête a prouvé depuis qu'il n'avait aucune preuve et elle a
posé l'hypothèse qu'il en attendait, pendant le week-end, de la
part de mystérieux contacts qu'il avait laissés en dehors de sa
procédure, ce qui n'est pas plus régulier en Argentine que dans un
autre Etat de droit. Or l'un de ces contacts demeurés secrets
pourrait bien être Antonio Stiuso, que le procureur a cherché à
contacter, en vain, pendant toute la journée du samedi.
(3) Il a quitté l'Argentine pour les
Etats-Unis dans les heures qui ont suivi son audition par Viviana
Fein. Ce qui avait aussitôt jeté le discrédit sur ses propos.