Hier, dans une célèbre
clinique du nord de Buenos Aires, un accident cardiaque nous a ravit
l'un des plus notoires représentants de l'économie hétérodoxe et
anti-impérialiste, l'Argentin Aldo Ferrer. Il allait avoir 89 ans
(il était né le 15 avril 1927) et jusqu'à il y a une dizaine de
jours, il se bataillait encore contre le projet, presque achevé, de
Mauricio Macri consistant à régler la dette publique aux fonds
spéculatifs qui, depuis deux ans, font joujou avec cette dette
souveraine. Il y a quelques années, il était venu une quinzaine de
mois à Paris exercer les fonctions d'ambassadeur pour y négocier en
faveur de la solution choisie par Cristina Kichner : résister à
la haute finance internationale. Il venait pourtant de l'UCR, Unión
Cívica Radical, historiquement opposée au péronisme, et
aujourd'hui membre de l'alliance gouvernementale Cambiemos (dirigée
par Mauricio Macri). L'UCR, fondée par Hipólito Yrigoyen et son
oncle, Leandro Alem, en 1891, regroupait, jusqu'à l'apparition de
Perón dans le paysage politique argentin (en 1943), les
nationalistes de gauche (1), soucieux de redistribution sociale et
d'indépendance effective du pays, loin de la soumission aux capitaux
britanniques qui caractérisait alors les patriciens conservateurs,
qu'on appelle l'oligarchie.
Aldo Ferrer était un
chercheur reconnu dans son domaine. Il avait fondé une revue, dont
il assurait la rédaction en chef et un mouvement, le Grupo Fenix. Avec un historien, il avait conçu et animé une série documentaire télévisée sur Canal Encuentro, Economía para todos, qu'on peut toujours regarder et télécharger gratuitement sur le site Internet de la chaîne nationale. Il
avait publié un grand nombre d'ouvrages, environ un tous les ans, et
le dernier, il l'aura présenté le 1er septembre 2015, en compagnie
de Axel Kiciloff, qui, en tant que ministre de l'Economie a soutenu jusqu'au bout devant la justice new-yorkaise la résistance aux
exigences de trois institutions financières privées cotées à Wall
Street. Aldo Ferrer était partisan d'une économie argentine
développée de l'intérieur, avec le minimum d'interaction avec les
capitaux étrangers, qui, dans ce pays, ont toujours mené une
stratégie néocolonialiste, qui s'est avérée plutôt dangereuse
pour l'autonomie nationale. Il suffit en effet que ces capitaux
étrangers se retirent pour que le pays s'effondre ou entre en crise
grave et ils n'ont jamais manqué de le faire à la moindre baisse de
leurs bénéfices.
Avec Axel Kiciloff, le 1er septembre 2015 On dirait le grand-père et son petit-fils ! |
C'était un tout petit
monsieur, extrêmement charmant, qui s'exprimait avec une petite voix
fluette et une diction très claire... Quand on le voyait, il était
très difficile d'imaginer la force que l'homme pouvait investir dans
ses engagements et le combat pour ses convictions. J'ai eu la chance
de le rencontrer à deux reprises et je garde de ces deux rencontres
à l'Ambassade, à Paris, un souvenir agréable, même si, pas du
tout délié dans le métier diplomatique, il n'a rien su répondre à
mes préoccupations. Par la suite, il m'a été confirmé qu'il
n'avait en effet pas le profil d'un ambassadeur. Il n'aura pu, mais
ce n'est pas rien, que conduire le Club de Paris à accepter et
soutenir la stratégie économique choisie par Cristina Kirchner, le
reste (les échanges culturels en particulier) avait été laissé en
jachère. Aujourd'hui, le comité des droits de l'homme de l'ONU
s'inquiète de voir Mauricio Macri prendre le chemin inverse de celui
de Cristina car cela crée un précédent, celui d'un Etat qui
consent à ce que sa dette souveraine permette à des intérêts
privés de tirer des bénéfices spéculatifs et démesurés.
Comme on pouvait s'y
attendre hier lorsqu'on a appris le décès de Aldo Ferrer (dans
l'après-midi en Europe, dans la matinée en Argentine), Página/12
est le journal qui traite l'événement avec le plus de profondeur et
le plus grand nombre de pages tandis qu'il n'apparaît presque pas,
voire pas du tout, sur les unes des autres quotidiens, ceux de la
droite qui soutient Macri et sa politique économique libérale et
ouverte sur les échanges internationaux à l'échelle mondiale.
La une de La Nación réserve à Aldo Ferrer un petit encadré en bas à droite A comparer avec la une de Página/12 : tout est dit ! |
Pour aller plus loin :
lire l'article de une de Página/12, qui n'en publie pas moins de six dans l'édition de ce jour,
lire l'article de La Nación, qui salue un économiste hétérodoxe et cohérent,
lire l'article de Clarín,
qui a envoyé l'information dans ses pages économiques,
Le même jour, La Nación
se fait l'écho d'étonnantes préoccupations sociales d'un grand
patron du secteur agricole, partisan du soja OGM et de l'épandage à outrance de pesticides polluants, à l'occasion de l'ouverture, hier, du
Salon de l'Agriculture argentin et de l'intervention de l'Etat fédéral qui a promis d'acheter les excédents de la production
laitière pour faire remonter les prix (les producteurs, surtout les plus modestes mais tout est relatif, souffrent en effet de la baisse du cours mondial).
Au moment où s'en
va Aldo Ferrer, il est étonnant de voir apparaître ces postures
dans ce secteur d'activité, où l'interventionnisme d'Etat est
abhorré et les conséquences sociales des choix d'exploitation
absentes de l'horizon mental du patronat.
(1) C'est dans ce parti
que militaient des gens comme Jorge Luis Borges et le poète de
tango, scénariste, écrivain et réalisateur Homero Manzi, à qui on
doit, entre autres, Barrio de Tango (musique de Aníbal Troilo).