C’est avec une formule pour le moins provocatrice que Mauricio Macri a dévoilé mardi dernier le programme culturel du Festival de Tango de Buenos Aires : d’après lui, le tango est le soja de Buenos Aires, l’or vert de la ville. Provocation invraisemblable que ce clin d’œil appuyé aux organisations patronales agricoles, qui viennent de clore le Salon de l’Agriculture avec de grandes déclarations très hostiles au Gouvernement national et à ses réformes sociales, tandis qu’à Buenos Aires même, la majorité des responsables et des acteurs de la vie culturelle et artistiques sont, de leur côté, vent debout contre la politique libérale et mercantile menée notamment par le Ministère de la Culture de la Ville, au sein de ce Gouvernement local présidé par Mauricio Macri, actuellement dans le collimateur de la justice nationale et locale sous des chefs d’inculpation très graves (voir mes articles précédents sur le procès en cours d’instruction à propos des écoutes illégales. Pour y accéder, cliquez sur le mot-clé GCBA dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus).
Cela fait tout de même beaucoup.
Surtout si l’on intègre que le développement illimité et qui n’est soumis à aucune régulation de la culture du soja (destiné à l’exportation) a des conséquences désastreuses sur le marché intérieur de la viande et du blé (donc du pain et des pâtes), dont les prix ne cessent de monter parce que le soja prend progressivement toutes les terres arables (où l’on cultivait des céréales et des fruits et légumes) et les prairies sur lesquelles se pratique traditionnellement un élevage extensif, de plus en plus remplacé par un élevage intensif qui réclame moins de terre mais fait perdre à la viande ses qualités gustatives et diététiques, tout en en faisant grimper le prix jusqu’à des montants que des nombreux Argentins ne peuvent plus acquitter.
Devant de telles provocations de la part de Mauricio Macri, on comprend la haine qu’il suscite dans l’opposition de gauche et la colère qui a saisi les responsables culturels en octobre dernier après l’inscription du tango au patrimoine de l’UNESCO. Pour ma part, je persiste néanmoins à penser que cette inscription est neutre du point de vue de l’exploitation commerciale qui est faite du genre, que le festival de Buenos Aires et tout ce qui dépend de la Ville auraient de toute manière pris le chemin de confusion et de paupérisation culturelle qu’ils ont pris depuis 3 ans tout simplement parce qu’un tel chemin correspond au projet politique du Gouvernement actuel de Buenos Aires. Sous certains autres Gouvernements, cette inscription servirait et étaierait (servira et étayera) une toute autre politique, une politique de développement durable y compris sur le plan du tourisme, beaucoup plus exigeante en matière culturelle … Si le Festival de Théâtre d’Avignon ou de Ramatuelle (pour ne prendre mes exemples qu’en France), si le Festival de Cinéma de Cannes ou de Berlin ou de Venise, si le Festival de jazz de Montreux se sont faits reconnaître internationalement et sont devenus aujourd’hui ces gros événements qui font tourner une bonne partie de l’économie locale, c’est bien parce qu’ils ont fait le choix de l’exigence et non pas celle du tourisme décervelé…
Cette année, c’est la troisième édition du festival à laquelle j’assiste et je vois la part dévolue à la culture et à la variété des styles qui caractérise le tango d’aujourd’hui se réduire à vue d’oeil d’année en année. Il est dramatique de constater que la direction de ce festival, pourtant confiée à un musicien de valeur, Gustavo Mozzi, s’en va se fourvoyer davantage chaque année dans une politique d’exploitation du tango comme produit d’appel destiné aux touristes en oubliant de plus en plus l’authenticité et la satisfaction du public local. Cette année, la Academia Nacional del Tango ne participe même pas au Festival, il semble bien qu’elle n’ait même pas été représentée hier à la conférence de presse que Macri a donnée à la Esquina Carlos Gardel, un cena-show qui ne travaille que le soir pour une clientèle argentée, composée d’une petite fraction d’Argentins (notamment d’hommes d’affaires accompagnant des clients ou des partenaires) et une grosse majorité de touristes qui y passent une soirée dans le cadre d’un forfait monté par leur tour opérateur. Il y aura juste, au nouveau quartier général du Festival, l’ancien El Hogar Argentino, Bartolomé Mitre 575, qui remplacera cette année le magasin désaffecté et plein de charme du vieux Harrods (rue Florida), une participation de Horacio Ferrer, Raúl Garello et Marcelo Tomassi qui présenteront leur dernier disque, Buenos Aires es tu fiesta (19 août à 21h30) et une participation de Gabriel Soria qui présentera son prochain livre sur le tango au Japon (le second livre écrit sur le sujet, le premier à avoir défriché le terrain étant Luis Alposta en 1984, avec un livre toujours disponible aux éditions Corregidor).
Ce qui n’empêche bien évidemment pas que de très bonnes choses soient au programme :
Guillermo Fernández (qui est toujours programmé, d’année en année) avec cette fois-ci Demoliendo Tangos qui jouera deux fois,
Federico Mizrahi (du duo Demoliendo Tangos) qui présentera Contratiempo et Marea
Daniel Melingo qui sera au Teatro de la Ribera (à La Boca) et Adriana Varela qui sera au Teatro 25 de Mayo un autre jour, deux interprètes dont le style ne fait pas l’unanimité mais qui ont leurs partisans enthousiastes
Le pianiste José Colángelo, qui n’est pas toujours invité de ce festival et joue dès demain à Datil, à Parlermo (voir mon article de ce jour)
Le bandonéoniste Daniel Binelli et la pianiste Polly Ferman, eux aussi rarement invités
Le violoniste Pablo Agri à la tête d’une nouvelle formation et presque toujours présent à cette manifestation
Une célébration des 75 ans de la mort de Gardel qui reviendra 3 fois au cours des 15 jours de festivité
Les chanteurs Hernán Genovese qui se produira avec la Siniestra Tango, Horacio Molina (lui aussi très rarement participant de ce genre de rencontre) qui chantera au Teatro 25 de Mayo, Marisa Vásquez, Cecilia Bonardi avec Pulso Ciudadano, María José Mentana accompagnée du Quinteto Viceversa, Ariel Ardit qui présentera un disque intitulé A los cantores, Chino Laborde avec Dipi Kvitko pour présenter leur nouveau disque (une première, me semble-t-il, pour tous les deux)
Différentes formations comme Color Tango (qui poursuit le style de Osvaldo Pugliese au lieu de développer le sien), le Quinteto El Descarte, le Quinteto Suárez Paz
Horacio Salgán sortira une nouvelle fois de sa retraite pour prolonger l’événement des fêtes du Bicentenaire et Juan Carlos Godoy, plus tout jeune lui non plus, remontera aussi sur scène, après le succès du spectacle de l’année dernière.
Il sera rendu hommage à Rubén Juárez par la Orquesta del Tango de la Ciudad de Buenos Aires et à Osvaldo Zotto, dont une milonga portera le nom. Il n’est rien prévu pour Tete ni pour Chula Clausi, décédés eux aussi au début de cette année.
Il y aura une projection du film racontant la vie de Homero Manzi (voir mon article du 22 septembre 2009 sur sa sortie l’année dernière) et un hommage à une grande émission de radio des années 50 et 60, le Glostora Tango Club, plusieurs conférences sur l’actualité du tango, ses liens avec la littérature, son développement en Finlande, diverses figures de son histoire, comme le chanteur Roberto Rufino dont une biographie sera présentée au Punto de Encuentro, et de nombreux cours de tango par Mora Godoy, Aurora Lubiz et Luciano Bastos, Jorge Manganelli ainsi qu’Eduardo et Gloria Arquimbau, qui fêtent en ce moment leurs 50 ans de carrière…
Pour aller plus loin :
Consulter le site du Festival sur le Portail de la Ville de Buenos Aires
Lire le communiqué officiel issu de la conférence de presse de Mauricio Macri
Lire la sélection du programme retenue par Página/12
Lire l’article de Clarín paru avant-hier (qui semble reprendre le communiqué de presse de la Direction du Festival)
Sur la forte baisse de la consommation de viande pour cause de hausse des prix, lire l’article d’aujourd’hui dans La Nación. Le journal (d’opposition nationale) attribue la montée des prix à la raréfaction de l’offre, elle-même fruit d’une politique de contrôle des prix et des exportations, décidée par le Gouvernement pour limiter les exportations et satisfaire en priorité le marché intérieur.
Comme on peut l’imaginer, la provocation lancée mardi par Mauricio Macri a fait mouche. On a aussitôt réagi un peu partout à gauche. A se demander si Macri ne poursuit pas une stratégie délibérée consistant à épuiser son opposition dans la bataille… Voir l’éditorial de dernière page de Página/12 dans l’édition de ce matin (1). Il dénonce l’appauvrissement du tango par la surexploitation commerciale du genre, une politique suicidaire d’épuisement du sol similaire à celle conduite par les exploitants de la manne du soja, bien visible dans la programmation où la quasi-totalité des concerts et des conférences sont liées à la sortie de livres ou de disques, un peu comme nos émissions de variété où ne participent plus que des artistes en campagne de promotion pour leur disque, leur tournée ou leur film…
(1) Le journaliste y cite deux vers de Homero Expósito dans un très célèbre tango de Domingo Federico (pour la musique), Yuyo verde, intégré dans Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins, éditions du Jasmin, mai 2010, p 253.