samedi 7 août 2010

La réponse de Fractura Expuesta aux provocations de Mauricio Macri [Actu]

Mercredi, comme je vous le racontais dans un autre article publié le lendemain, Mauricio Macri, Chef du Gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires, qui sortait de sa visite annuelle au Salon de l'Agriculture, à Palermo, l'un des fortins de l'ultra-libéralisme et de la déréglementation à tout va en Argentine, osait comparer les bénéfices que Buenos Aires peut retirer du tango à ceux que le secteur agricole national tire de la culture intensive du soja. Rappelons que l'Argentine est le premier producteur de soja au monde et que cette culture, récente, est en train d'envahir tout le territoire rural, en en détruisant tout l'équilibre écologique, économique et social, car son exportation est démesurément rémunératrice pour les propriétaires des terres qui le produisent et des usines qui le transforment (ce sont les mêmes propriétaires).

Etant donné la catastrophe qu'est l'extension du soja en Argentine, dont seuls ces gros propriétaires bénéficient, la comparaison délibérée et violente, osée par Mauricio Macri en pleine présentation du programme du prochain festival de Tango de Buenos Aires, ne pouvait qu'être extrêmement mal perçue par la gauche et par les partisans du tango authentique, comme le sont en particulier le quotidien Página/12, l'émission de radio Fractura Expuesta, le Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini et un bon paquet d'artistes, de journalistes, de producteurs qui refusent de céder aux sirènes de l'exploitation commerciale du tango.

L'équipe de Fractura Expuesta a donc réagi dès jeudi, au cours de l'émission, en consacrant sa traditionnelle parodie de flash d'information à cette affaire. Ce qu'ils ont décliné avec leur humour ordinaire en deux versions, une version orale, le flash lui-même, et une version sous forme d'image pieuse. Or les deux méritent un brin d'explication.

Dans le flash d'information, que vous pouvez écouter seul grâce à ce lien You Tube, vous entendrez essentiellement de deux choses :

- d'une part, une parodie des reportages radiophoniques sur ce conflit agraire interminable et récemment ravivé par les propos du Président de la Rural (Academia Rural del Tango), pendant le Salon de l'Agriculture, avec rappel de la Mesa de Enlace (littéralement "la table du lien", instance de concertation entre les 4 grandes organisations rurales qui y définissent leur stratégie commune depuis plus de deux ans), des routes coupées (cortes), la forme préférée de manifestation de la Mesa de Enlace contre le projet de taxation indéxable (retenciones moviles) sur les exportations de soja, projet que le secteur agricole (el campo) a mis en échec et une parodie des commentaires boursiers (1) sur le cours de quelques tangos classiques, Yuyo Verde, La Cumparsita, El Choclo....

- d'autre part, une immédiate et tout aussi fantaisiste revendication uruguayenne pour laquelle le tango est aussi le chorizo de Montevideo (la candidature du tango au Patrimoine de l'Unesco avait été portée autant par Buenos Aires que par Montevideo et la saucisse uruguayenne tout comme l'asado de ce pays jouissent d'une très belle réputation gastronomique l'un et l'autre).

Heureusement que les Portègnes ont l'humour pour se défendre de certains de leurs dirigeants...



L'image pieuse est sans doute encore plus surprenante que les grands délires verbaux de nos amis de la Voz de las Madres : vous y avez reconnu Osvaldo Pugliese portraituré en pur style saint-sulpicien, avec à ses pieds du blé et du pain (au lieu du soja, qui ne nourrit pas les Argentins mais nos bovins de l'hémisphère nord). A noter que l'image copie la représentation traditionnelle de San Cayetano, le patron des travailleurs et des chômeurs en Argentine, qui fournit donc du pain aux familles (d'où le petit enfant dans les bras du saint), comme si les tangueros se tournaient vers Pugliese pour qu'il veille à nouveau à leur fournir du travail comme le fait San Cayetano depuis sa basilique du quartier de Liniers. Aussi surprenant que cela puisse être pour nous, après son décès, Pugliese a été élevé par la vox populi au statut d'un véritable saint hors de l'église catholique. Pour les Argentins, qui ont toujours connu des formes de syncrétisme d'autant plus robustes qu'elles ont été vécues clandestinement, en cachette et même dans le déni, ce qui s'est passé là leur paraît tomber sous le sens et la prière qui accompagne l'image pieuse (estampita) originale (différente de celle ci-dessus) est d'une très grande orthodoxie, au point qu'elle supporte très bien la comparaison avec ses homologues catholiques, par exemple celle qui a été écrite pour le bienheureux Ceferino Namuncura, le premier bienheureux argentin. Contrairement à ce qui se passe dans l'Eglise Maradonienne, dont le but est délibérément parodique et représente une démarche d'humour politique sans aucune espèce d'ambiguïté (voir mon article du 9 février 2009), il n'y a dans le culte de San Pugliese aucune dimension parodique. San Pugliese est un authentique porteur de buenas ondas et on l'invoque très fréquemment pour éloigner la mufa (un mauvais sort de tradition précolombienne). C'est pour cette raison qu'on l'appelle "Pugliese la Suerte" (Pugliese la Chance) et lorsque l'on fait quelque chose que l'on considère comme important, qu'on va monter sur scène, qu'on va publier un disque ou un livre, qu'on va répondre à une interview, qu'on achète une maison ou une voiture, que l'on se rend à un entretien de recrutement, il existe un rite qui consiste à l'invoquer trois fois d'affilé : "Pugliese, Pugliese, Puglise !" Et les gens qui font cette invocation la font comme d'autres récitent, en se signant avec un authentique recueillement "Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit" (3).... Ce qui est très touchant, très émouvant, très impressionnant lorsque l'on découvre ce culte de San Pugliese pour la première fois à Buenos Aires, c'est de constater que l'on n'a pas affaire à une superstition, comme on pourrait le croire, mais à une attitude très similaire à l'attitude de foi la plus orthodoxe dans l'Eglise Catholique, une attitude consciente, intérieure et dont l'esprit critique n'est pas absent. Or la superstition existe aussi en Argentine et elle présente un visage tout autre.

Ici, le quatuor de choc de Fractura Expuesta a repris l'image avec une intention parodique, non pas contre l'Eglise, mais contre les propos de Macri (on se rapproche donc en l'occurrence de l'intention de l'Eglise Maradonnienne). Ils viennent d'envoyer l'image par mail à tous leurs contacts en l'accompagnant d'une citation de La Pesadilla (le cauchemar), une chanson de Alorsa (voir le raccourci à son nom dans la rubrique Vecinos del Barrio, dans la partie supérieure de la Colonne de droite) et d'un mode d'emploi.

Voilà la citation :

"Soñé que San Cayetano junaba contento al mundo
junaba contento al mundo...
porque el día que todos trabajen
el va a tener que buscar laburo" (2)
Alorsa et La Guardia Hereje

J’ai rêvé que San Cayetano, (4)
ravi, biglait le monde (bis)
Parce que le jour où tout le monde travaillera,
lui, il faudra qu’il cherche du boulot.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Et voici le mode d'emploi, que je laisse à votre appréciation...

En la semana de "el tango es la soja porteña", nosotros preguntamos por las retenciones. Para no perder el trabajo, y para atraer a la buena suerte diseñamos la estampita que le va a devolver el alma de heladera al tango. Imprimidlo. Los no músicos deberán pegarlo en la heladera.
Los músicos deberan llevarlo en el estuche de su instrumento. Satisfacción garantizada.
(Germán Marcos, Maximiliano Senkiw, Sebastián Linardi, Carlos Bevilacqua, Fractura Expuesta)

Au cours de la semaine où "le tango est le soja portègne", nous, nous posons la question de la taxation. Pour ne pas perdre notre travail et pour attirer la chance, nous avons conçu l'image qui va rendre au tango son âme de frigo. Imprimez-la. Les non musiciens n'auront qu'à la coller sur leur frigo. Les musiciens n'auront qu'à la placer dans l'étui de leur instrument. Satisfaction garantie.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Ce matin, Página/12 lançait un autre pavé dans la mare macriste en dénonçant l'interdiction d'organiser des concerts au Bar El Faro, dont sont victimes depuis deux mois Cucuza et Moscato, qui ont, depuis trois ans, réussi à créer un véritable rendez-vous (una movida) dans cette pizzeria de quartier de Villa Pueyrredón, qui, au début de l'année a été inscrit sur la liste de Bares Notables de la Ville (voir mon article du 11 février 2010). Or les Bares Notables (bars classés) sont distingués pour le rôle qu'ils jouent dans la vie artistique et culturel de la ville. Et depuis fin juin, Cucuza et Moscato ne peuvent plus y tenir les concerts de El Tango vuelve al Barrio, dont je vous parlais régulièrement (voir mes articles sur ces concerts) et où ils ont, l'année dernière, enregistré en public leur premier disque ensemble (voir mon article du 14 août 2009 à ce sujet).

Ce matin, le cahier culturel de Página/12 publie d'eux une interview à l'occasion de la non-sortie de leur disque, qui est prêt mais pour lequel ils attendent que El Faro soit à nouveau autorisé à être un lieu de culture.

La décision de fermer l'établissement aux musiciens a été prise par le Gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires, quelques semaines avant que Mauricio Macri abatte si clairement ses cartes en présentant un programme de festival ouvertement organisé autour de promotions commerciales (toutes les conférences sont montées sur la sortie d'un livre ou d'un disque). La préparation de mon voyage à Buenos Aires ne me laisse malheureusement pas le temps de reprendre en les traduisant les propos des deux musiciens, mais vous pouvez bénéficier d'une traduction automatique en soumettant l'article, dont voici le lien, au logiciel Reverso dont vous trouverez le lien dans la rubrique Cambalache (casi ordenado) dans la partie basse de la Colonne de droite. Bien sûr, une traduction automatique ne vaut pas la traduction humaine, surtout lorsqu'il s'agit de langue populaire comme c'est le cas ici, mais ça dépanne.

(1) La cotation de El Choclo est un jeu de mots particulièrement bien ciblé, puisque choclo en argentin, ça veut dire maïs. En l'occurrence, il est plus que probablement que Angel Villoldo n'avait pas cette acception du mot en tête lorsqu'il a donné ce titre à son tango emblématique. El choclo, en lunfardo, c'est en effet aussi l'organe viril (à cause de l'épi) et le cher Villoldo était suffisamment paillard pour y avoir pensé... Ceci dit, après sa mort, sa veuve a expliqué que El Choclo était en fait le surnom d'un de ses amis de son mari, à cause de ses cheveux blonds et rêches. Allez savoir ce qu'il y a de vrai dans cette explication posthume et si elle n'a pas voulu mettre tout simplement un terme à la valse des hypothèses, toutes plus gênantes pour elle les unes que les autres... Yuyo verde est choisi à deux titres, d'abord parce que l'expression veut dire herbes folles, et parce que les vers principaux ont servi d'exergue pour l'éditorial de jeudi de Página/12, dont l'équipe de l'émission est proche. Quant à la Cumparsita, le choix se passe de commentaires.
(2) La Pesadilla figurera, en version bilingue, dans mon anthologie de poésie populaire urbaine argentine qui paraîtra en décembre 2010 dans la revue Triages, éditions Tarabuste (rue du Fort, 36170 Saint-Benoît-du-Sault, France). C'est aussi ce même texte dont je m'étais inspirée l'année dernière lorsqu'il a fallu avertir mes lecteurs du décès de Alorsa, un décès qui nous avaient tous pris par surprise et assommés pour de longues semaines (voir cet article du 1er septembre 2009, dans les Chroniques de Buenos Aires).
(3) Si vous allez un jour à Buenos Aires, ayez beaucoup de respect pour cette pratique. N'en riez pas. C'est très sérieux. Et si vous voulez en plaisanter, attendez que les Argentins le fassent. San Pugliese n'est pas une gentille anecdote pittoresque et rigolote pour distraire les touristes. C'est sérieux.
(4) San Cayetano est le patron du travail en Argentine. Voir mon article du 7 août 2008 sur le jour de sa fête autour de sa basilique dans le quartier de Liniers (dont vous savez maintenant qu'il a été l'avant-dernier Vice Roi du Río de la Plata, voir mon article du 18 mai 2010 à ce sujet).