jeudi 27 décembre 2012

Les wagons ne souffleront pas leurs cent bougies [Actu]



Depuis le 1er décembre 1913, date de l'inauguration du métro de Buenos Aires, le premier d'Amérique Latine, ça nous rajeunit pas, ma bonne dame !, la ligne A, la plus ancienne, la plus prestigieuse, celle qui vous conduit de la Casa Rosada au Congreso et au-delà, était desservie par des wagons fabriqués en Belgique. De très beaux wagons en bois, avec un design délicieusement Belle Epoque... Très légèrement brinquebalants tout de même et dans certains d'entre eux, on ne voyageait pas sans être chatouillé d'un léger doute, surtout aux heures de pointe, lorsqu'on entendait très nettement vibrer les chambranles des portes et des fenêtres sous l'effet de la vitesse mais cette légère appréhension n'apportait aucune des extases que les amateurs d'émotions fortes peuvent ressentir en faisant un tour dans le train-fantôme ou sur les montagnes russes, à la fête foraine du coin !
Car ces wagons très démocratiquement dépourvus de première classe, avec leurs banquettes en bois aux courbes aussi délicates à l'œil que rudes aux fesses, avaient un charme fou et malgré leur grand âge, ils tenaient les rails. Ils avaient été légèrement modernisés, il y a quelques années, grâce à l'ajout d'un système de fermeture des portes pendant le trajet beaucoup plus sûr que le système manuel de l'origine, il y a 99 ans, et les rames ont toutes été reliées au système de contrôle à distance qui permet à un Poste Central de surveiller l'ensemble de la ligne et la vitesse de chaque convoi, sur un parcours plutôt rectiligne, qui ne compte que deux légères courbes, ce qui expliquerait la longévité exceptionnelle du matériel délivré il y a un siècle par la Compagnie La Brugeoise... D'autres véhicules, de fabrication plus récente, ont moins bien vieilli que nos amis belges et ne bénéficient toujours pas du système intégré de contrôle relié au PC : il s'agit des trains qui desservent la ligne C.

Ces 60 vénérables wagons vont donc être retirés du service au début de l'année prochaine, c'est-à-dire dans quelques jours. Depuis un an, leurs 45 remplaçants, achetés par le Gouvernement fédéral à la République Populaire de Chine à grand renfort de communication publique, attendaient de prendre la relève... Dans la stratégie de paralysie générale qui est sa ligne de conduite constante depuis longtemps, le gouvernement de Mauricio Macri a enfin épuisé tous les motifs de retarder encore la mise en service du matériel chinois et en profite pour faire l'opération là où elle n'est pas vraiment nécessaire et où elle va le plus maléficier à la ville, en terme de patrimoine, de déserte des services publics, qui fonctionnent tout l'été, du secteur touristique et culturel et de soulagement du trafic automobile à la surface. Il n'y a pas plus vital que cette transverse est-ouest à Buenos Aires !

Espérons malgré tout que la ville de Buenos Aires aura la sagesse montrée à Paris par la RATP qui a pieusement conservé pour l'histoire et le patrimoine industriel du pays plusieurs wagons de ses différents modèles au fur et à mesure des modifications techniques apportées à l'exploitaton du réseau et les ressort de temps à autre, pour les Journées du Patrimoine, pour des parcours touristiques très appréciés des Parisiens eux-mêmes sur les lignes aériennes. Prions la sainte patronne de Buenos Aires, Santa Virgen María de las Nieves, pour que les vieux wagons belges,une fois mis à la retraite, ne fournissent pas le petit bois des asados qu'on servira tout l'été chez les caciques de l'actuel équipe municipale.

Et comme ce gouvernement portègne ne peut pas s'empêcher de faire compliqué quand il pourrait faire simple, Macri a annoncé il y a peu, au grand désespoir des Portègnes qui ne sont pas tous déjà partis en vacances, que, pour opérer ce changement pharaonique (retirer 60 wagons, en mettre en route 45 autres, les rôder et monter en voltage l'alimentation électrique puisque les voitures de manufacture chinoise ne fonctionnent pas sur le même voltage que les vieilles voitures d'origine), il fera interrompre le service sur toute la ligne A, qui dessert toute l'avenue Rivadavia, depuis la station Leandro Alem, près de Puerto Madero, jusqu'à la station Carabobo, à l'entrée du quartier de Flores... L'opération du siècle devrait prendre entre 15 et 70 jours... Imaginez cette ville de 3 millions d'habitants, en pleine saison touristique, avec seulement 4 de ses 5 lignes de métro en état de fonctionner, pendant les deux mois de la saison jusqu'à la rentrée des classes et le retour au rythme normal du travail.
C'est une catastrophe économique pour beaucoup de gens (notamment les professeurs de danse dont les élèves, originaires des pays riches, ne pourront pas se rendre à temps aux cours...), une catastrophe écologique avec la pollution que vont dégager les kilomètres d'embouteillage dont toute la ville va étouffer pendant l'arrêt de la ligne.

Depuis plusieurs jours pourtant, dans la torpeur qui assomme Buenos Aires depuis vendredi dernier, avec le début des vacances d'été et de la canicule qui les accompagne, plusieurs personnes de terrain et des plus autorisées, y compris les ingénieurs d'une société d'audit espagnole appelée à la rescousse par le Gouvernement portègne, histoire de ralentir la procédure, s'égosillent à dire et à répéter aux instances municipales que cet arrêt de la ligne est inutile, voire ridicule, que l'on peut assurer le service, au moins sous une forme réduite, sur le tronçon le plus ancien de la ligne, tout en remplaçant les rames qu'il est possible de rôder en une semaine, que la modernisation de cette ligne-là n'est pas la plus urgente à réaliser sur le réseau mais rien à faire... Mauricio Macri n'accepte pas que la loi et les tribunaux l'aient obligé à prendre en charge, sous sa responsabilité politique et sur le budget municipal qu'il dilapide depuis cinq ans, l'exploitation de ce réseau de transports en commun, pourtant concédée à un concessionnaire capitaliste, Metrovías. Non seulement il s'arrange donc pour que le service public soit paralysé, au détriment de ses propres administrés et électeurs, mais en plus il annonce encore de phénoménales hausses d'impôt pour l'année prochaine (à faire pâlir un gouvernement européen en pleine crise de surendettement), alors que le prix du billet est passé d'un seul coup de 1,10 $ en 2011 à 2,50$ en 2012.

Cette politique est si insensée que même les observateurs de bonne foi se perdent en conjectures pour déterminer à qui profitent ces crimes dans la gestion de la ville...

Du coup, Página/12 en fait un gros titre grivois (1)...
Quand on vogue sur la nef des fous, autant en rire !

Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12 (hostile à la mesure, bien entendu, mais au moins ils le disent avec un peu d'humour).


(1) En Argentine, métro se dit subte. Je ne vous fais pas de dessin. Vous êtes assez grands pour vous débrouiller tout seuls avec cette une, qui représente l'un des wagons promis au rancart et que des vandales ont auparavant pris soin d'esquinter le plus possible avec leurs graffitis à la noix. Sur la manchette de gauche, le titre fait allusion à la crise provoquée à la Sociedad Rural, le syndicat patronal des grands propriétaires agricoles qui font la pluie et le beau temps dans l'économie nationale. Les dirigeants de cette organisation ne décolèrent pas depuis que la Présidente Cristina Fernández de Kirchner a dénoncé il y a quelques semaines la vente à vil prix effectuée dans les années 1990 par le Gouvernement Menem à la Rural d'un immense domaine appartenant au patrimoine public dans le quartier de Palermo, le Predio Ferial de Palermo (le champ de foire de Palermo), où tous les ans l'organisation patronale organise le Salon de l'Agriculture et où elle projetait, jusqu'à il y a peu, des opérations ultra-lucratives pour rentabiliser cette aire immense tout au long de l'année. La dénonciation présidentielle vient de couper court à ces juteuses perspectives. Allez savoir pourquoi les patrons du Campo sont en rogne et pourquoi ça amuse tant ce journal de gauche, ultra-favorable à Cristina, qu'est Página/12 ?