Depuis
le 1er décembre 1913, date de l'inauguration du
métro de Buenos Aires, le premier d'Amérique Latine, ça
nous rajeunit pas, ma bonne dame !, la ligne A, la plus
ancienne, la plus prestigieuse, celle qui vous conduit de la Casa
Rosada au Congreso et au-delà, était desservie par des wagons fabriqués
en Belgique. De très beaux wagons en bois, avec un design
délicieusement Belle Epoque... Très légèrement
brinquebalants tout de même et dans certains d'entre eux, on ne
voyageait pas sans être chatouillé d'un léger
doute, surtout aux heures de pointe, lorsqu'on entendait très
nettement vibrer les chambranles des portes et des fenêtres
sous l'effet de la vitesse mais cette légère
appréhension n'apportait aucune des extases que les amateurs
d'émotions fortes peuvent ressentir en faisant un tour dans le
train-fantôme ou sur les montagnes russes, à la fête
foraine du coin !
Car
ces wagons très démocratiquement dépourvus de
première classe, avec leurs banquettes en bois aux courbes
aussi délicates à l'œil que rudes aux fesses, avaient
un charme fou et malgré leur grand âge, ils tenaient les
rails. Ils avaient été légèrement
modernisés, il y a quelques années, grâce à
l'ajout d'un système de fermeture des portes pendant le trajet
beaucoup plus sûr que le système manuel de l'origine, il
y a 99 ans, et les rames ont toutes été reliées
au système de contrôle à distance qui permet à
un Poste Central de surveiller l'ensemble de la ligne et la vitesse de chaque
convoi, sur un parcours plutôt rectiligne, qui ne compte que
deux légères courbes, ce qui expliquerait la longévité
exceptionnelle du matériel délivré il y a un
siècle par la Compagnie La Brugeoise... D'autres véhicules,
de fabrication plus récente, ont moins bien vieilli que nos
amis belges et ne bénéficient toujours pas du système
intégré de contrôle relié au PC : il s'agit
des trains qui desservent la ligne C.
Ces
60 vénérables wagons vont donc être retirés
du service au début de l'année prochaine, c'est-à-dire
dans quelques jours. Depuis un an, leurs 45 remplaçants,
achetés par le Gouvernement fédéral à la
République Populaire de Chine à grand renfort de
communication publique, attendaient de prendre la relève...
Dans la stratégie de paralysie générale qui est
sa ligne de conduite constante depuis longtemps, le gouvernement de
Mauricio Macri a enfin épuisé tous les motifs de
retarder encore la mise en service du matériel chinois et en
profite pour faire l'opération là où elle n'est
pas vraiment nécessaire et où elle va le plus
maléficier à la ville, en terme de patrimoine, de
déserte des services publics, qui fonctionnent tout l'été,
du secteur touristique et culturel et de soulagement du trafic
automobile à la surface. Il n'y a pas plus vital que cette
transverse est-ouest à Buenos Aires !
Espérons
malgré tout que la ville de Buenos Aires aura la sagesse
montrée à Paris par la RATP qui a pieusement conservé
pour l'histoire et le patrimoine industriel du pays plusieurs wagons
de ses différents modèles au fur et à mesure des
modifications techniques apportées à l'exploitaton du
réseau et les ressort de temps à autre, pour les
Journées du Patrimoine, pour des parcours touristiques très
appréciés des Parisiens eux-mêmes sur les lignes
aériennes. Prions la sainte patronne de Buenos Aires, Santa Virgen María
de las Nieves, pour que les vieux wagons belges,une fois mis à
la retraite, ne fournissent pas le petit bois des asados qu'on servira
tout l'été chez les caciques de l'actuel équipe municipale.
Et
comme ce gouvernement portègne ne peut pas s'empêcher de
faire compliqué quand il pourrait faire simple, Macri a
annoncé il y a peu, au grand désespoir des Portègnes
qui ne sont pas tous déjà partis en vacances, que, pour
opérer ce changement pharaonique (retirer 60 wagons, en
mettre en route 45 autres, les rôder et monter en voltage l'alimentation électrique puisque les voitures de manufacture chinoise ne fonctionnent pas sur le même voltage que les vieilles voitures d'origine), il fera interrompre le service sur toute la
ligne A, qui dessert toute l'avenue Rivadavia, depuis la station
Leandro Alem, près de Puerto Madero, jusqu'à la station
Carabobo, à l'entrée du quartier de Flores...
L'opération du siècle devrait prendre entre 15 et 70
jours... Imaginez cette ville de 3 millions d'habitants, en pleine
saison touristique, avec seulement 4 de ses 5 lignes de métro
en état de fonctionner, pendant les deux mois de la saison
jusqu'à la rentrée des classes et le retour au rythme
normal du travail.
C'est
une catastrophe économique pour beaucoup de gens (notamment les professeurs de danse dont les élèves, originaires des pays riches, ne pourront pas se rendre à temps aux cours...), une
catastrophe écologique avec la pollution que vont dégager
les kilomètres d'embouteillage dont toute la ville va étouffer
pendant l'arrêt de la ligne.
Depuis
plusieurs jours pourtant, dans la torpeur qui assomme Buenos Aires
depuis vendredi dernier, avec le début des vacances d'été
et de la canicule qui les accompagne, plusieurs personnes de terrain
et des plus autorisées, y compris les ingénieurs d'une
société d'audit espagnole appelée à la
rescousse par le Gouvernement portègne, histoire de ralentir la
procédure, s'égosillent à dire et à
répéter aux instances municipales que cet arrêt
de la ligne est inutile, voire ridicule, que l'on peut assurer le
service, au moins sous une forme réduite, sur le tronçon le plus ancien de la ligne, tout en remplaçant les rames qu'il est possible de rôder en une semaine, que la modernisation de cette ligne-là n'est pas
la plus urgente à réaliser sur le réseau mais rien à faire... Mauricio
Macri n'accepte pas que la loi et les tribunaux l'aient obligé à
prendre en charge, sous sa responsabilité politique et sur le budget municipal qu'il dilapide depuis cinq
ans, l'exploitation de ce
réseau de transports en commun, pourtant concédée
à un concessionnaire capitaliste, Metrovías.
Non seulement il s'arrange donc pour que le service public soit
paralysé, au détriment de ses propres administrés
et électeurs, mais en plus il annonce encore de phénoménales
hausses d'impôt pour l'année prochaine (à faire
pâlir un gouvernement européen en pleine crise de surendettement), alors que le prix du
billet est passé d'un seul coup de 1,10 $ en 2011 à
2,50$ en 2012.
Cette
politique est si insensée que même les observateurs de
bonne foi se perdent en conjectures pour déterminer à
qui profitent ces crimes dans la gestion de la ville...
Du
coup, Página/12 en fait un gros titre grivois (1)...
Quand
on vogue sur la nef des fous, autant en rire !
Pour
aller plus loin :
lire
l'article de Página/12 (hostile à la mesure, bien
entendu, mais au moins ils le disent avec un peu d'humour).
(1)
En Argentine, métro se dit subte. Je ne vous fais pas de
dessin. Vous êtes assez grands pour vous débrouiller
tout seuls avec cette une, qui représente l'un des wagons
promis au rancart et que des vandales ont auparavant pris soin
d'esquinter le plus possible avec leurs graffitis à la noix.
Sur la manchette de gauche, le titre fait allusion à la crise
provoquée à la Sociedad Rural, le syndicat patronal des
grands propriétaires agricoles qui font la pluie et le beau
temps dans l'économie nationale. Les dirigeants de cette
organisation ne décolèrent pas depuis que la Présidente
Cristina Fernández de Kirchner a dénoncé il y a
quelques semaines la vente à vil prix effectuée dans
les années 1990 par le Gouvernement Menem à la Rural
d'un immense domaine appartenant au patrimoine public dans le
quartier de Palermo, le Predio Ferial de Palermo (le champ de foire de Palermo), où tous les ans l'organisation
patronale organise le Salon de l'Agriculture et où
elle projetait, jusqu'à il y a peu, des opérations
ultra-lucratives pour rentabiliser cette aire immense tout au
long de l'année. La dénonciation présidentielle
vient de couper court à ces juteuses perspectives. Allez
savoir pourquoi les patrons du Campo sont en rogne et pourquoi ça
amuse tant ce journal de gauche, ultra-favorable à Cristina,
qu'est Página/12 ?