Dans le cadre du Festival de Tango del
Tasso, ce soir, jeudi 20 décembre 2012, à 21h30, le
bandonéoniste argentin installé en France, Juan José Mosalini, et le
violoniste Pablo Agri, resté en Argentine, se retrouveront sur
scène, pour la première fois depuis huit ans. Ils
formeront un quintette avec Cristián Zárate au piano,
Daniel Falasca à la contrebasse et Ricardo Lew à la
guitare.
Agri et Mosalini se sont rencontrés,
professionnellement, en 1998, lorsque peu de temps après la
mort de Antonio Agri, violoniste de Piazzolla, Mosalini avait besoin
de le remplacer pour une tournée au Japon. Il s'agissait alors
de rendre hommage à Astor Piazzolla, comme on va le faire ce
soir à Ushuaia (voir mon autre article de ce jour) et comme ce
sera partiellement le cas aussi au Centro Cultural Torquato Tasso,
Defensa 1575, dans le quartier de San Telmo.
Pour l'occasion, Página/12 se
fend d'une longue interview croisée des deux musiciens et elle
n'est pas de complaisance...
Hay una filiación violinística muy fuerte entre
ambos. Me permito decir que, si bien Antonio fue Antonio y Pablo es
Pablo, el padre le dio al hijo no sólo la mamadera de mamar
leche, sino la mamadera de mamar música... El la tomó,
y la transformó en un lenguaje propio. Lo que más me
impacta de Pablo es que toca con el cuerpo, su expresión
corporal es increíble: amaga con el cuerpo lo que está
anunciando musicalmente. Es muy fuerte eso.
Juan José Mosalini, in Página/12
Il y a une filiation violoneuse très forte entre les
deux [Antonio et Pablo]. Si je peux m'exprimer ainsi, si Antonio est
bien Antonio et Pablo est bien Pablo, le père n'a pas donné
à son fils que le biberon de lait mais aussi le biberon de la
musique... Et lui, il l'a bue et il l'a transformée en un
langage à lui. Ce qui me frappe le plus chez Pablo, c'est
qu'il joue avec son corps, son expression corporelle est incroyable.
Il prophétise avec son corps ce qu'il annonce musicalement.
C'est très fort, ça.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
[...]
–Dada su experiencia docente, ¿resulta complicado formar
tangueros que no sean argentinos?
J. J. M.: –Es una pregunta delicada. La verdad es que soy de los
que pueden, a la distancia, relativizar. Digo, el documento no
garantiza nada, porque el tango se escucha, se vive, se respira y se
puede aprender acá, pero hay muchos argentinos que no lo
conocen. Siempre hago un paralelismo con el jazz y confirmo que el
tango se universalizó. Ojo, viene de acá, pero las
fronteras se abren, como pasó con el jazz. Stephane Grappelli,
el máximo exponente del violín en ese género, no
era estadounidense. Ahora, es cierto que aquí hay una
generación de poetas, instrumentistas y compositores que está
en ebullición y que tiene mucha información al alcance.
Y, claro, hay un perfume local que es único.
Pablo Agri: –Coincido. La mejor manera de aprender a tocar es
con músicos que lo hagan bien, y eso no tiene fronteras.
Igual, cuando doy clases noto que hay algo que es más fácil
acá. Es como hablar un mismo idioma. Nosotros somos totalmente
nosotros cuando tocamos tango.
Juan José Mosalini et Pablo Agri, in Página/12
Etant donné votre expérience pédagogique,
est-ce qu'il s'avère compliqué de former des tangueros
qui ne soient pas argentins ? (1)
JJM : C'est une question délicate (2). A dire vrai, je
suis de ceux qui, avec la distance, peuvent relativiser. Moi, je le
dis, les papiers ne sont pas une garantie, parce que le tango
s'écoute, se vit, se respire et peut s'apprendre ici mais il y
a beaucoup d'Argentins qui n'y connaissent rien. Je fais toujours un
parallèle avec le jazz et je confirme que le tango s'est
universalisé. Attention, hein ?, il vient d'ici, mais les
frontières s'ouvrent, comme ça s'est passé avec
le jazz. Stéphane Grapelli, le plus grand exécutant du
genre au violon, n'était pas Américain [des
Etats-Unis]. Maintenant, c'est sûr qu'ici il y a une génération
de poètes (3), d'instrumentistes et de compositeurs qui est en
ébullition et qui a beaucoup d'information à sa portée.
Et bien sûr, il y a un parfum local qui est unique...
PA : Je suis d'accord. La meilleure manière d'apprendre à
jouer, c'est de le faire avec des musiciens qui jouent bien et cela
n'a pas de frontière. N'empêche (4), quand je donne un
cours, je remarque qu'il y a quelque chose qui est plus facile ici.
C'est comme de parler la même langue. Nous, nous sommes
totalement nous-mêmes lorsque nous jouons du tango.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
–¿Y usted por qué no se fue, Agri?
P. A.: –El año que me integré al Quinteto me quedé
estudiando y podría haberme quedado uno más, pero no lo
soporté... No niego que fantaseé con irme a Europa,
pero mis mejores amigos son mis hermanos y ése es un vínculo
que no se puede sustituir.
J. J. M.: –Además, están las diferencias
generacionales. Nosotros la pasamos muy mal y eso nos obligó a
irnos... No había muchas opciones.
Juan José Mosalini et Pablo Agri, in Página/12
Et vous-même, pourquoi ne vous en êtes-vous pas allé,
Agri ? (5)
PA : L'année où je suis entré dans le
Quintette, j'ai continué à faire des études et
j'aurais pu faire comme tous les autres (6) mais je ne l'ai pas
supporté... Je ne nie pas avoir songé à partir
en Europe mais mes meilleurs amis, ce sont mes frères et ça,
c'est un lien qui ne peut pas se remplacer.
JJM : Qui plus est, il y a des différences de génération.
Pour nous, ça se passait très mal et ça, ça
nous a obligés à partir... Il n'y avait pas beaucoup
d'options. (7)
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Pour aller plus loin :
(1) C'est une grande préoccupation des Argentins, ça,
de savoir si le genre peut être ou non adopté et défendu
correctement par des gens qui ne vivent pas dans la culture
argentine, tant il est vrai qu'il y a beaucoup de musiciens qui
prétendent jouer du tango (en général uniquement
du Piazzolla) en dehors des frontières et qui sont peu
convaincants à leurs oreilles. Mais dans le même temps,
les écoles de musique argentines reçoivent tous les ans des élèves de formation musicale déjà solide, venant des
quatre coins du monde, qui jouent avec authenticité, et ceci en plus des Japonais, qui ont l'art d'imiter à la perfection les artistes argentins.
(2) L'embarras de Mosalini est d'autant plus
grand qu'il vit à Paris, où l'enseignement est une
grande part de son activité. Il peut difficilement répondre
qu'une telle entreprise est vaine et c'est pourtant ce qu'il avoue à
demi-mots... La question du journaliste, Cristián Vitale, est
dure et cette absence de complaisance est sans doute volontaire,
étant donné la ligne idéologique du quotidien, très engagé dans le développement
autonome du pays. Une telle question, passablement brutale, témoigne
ici de la relation très ambiguë qu'entretiennent les
Argentins restés au pays avec les expatriés, qui ne
sont pas restés pour se relever les manches et contribuer à
construire le pays, et se contentent d'y revenir, en vacances ou en
tournée, sans supporter les difficultés quotidiennes
d'un pays dont ils se revendiquent néanmoins à
l'étranger (et cette méfiance est réciproque :
il faut entendre comment les Argentins qui vivent à l'étranger
parlent de leur pays et de ses habitants !). Et, avec l'air de ne pas
y toucher, Pablo Agri va en rajouter une bonne couche par derrière...
Je tends à penser qu'ils ont raison. Non pas qu'il soit
impossible, dans l'absolu et par principe, d'apprendre le tango à
l'étranger mais parce que l'enseignement qui est donné
en Europe ou aux Etats-Unis, en musique comme en danse, est
terriblement décontextualisé lorsqu'il s'agit du tango,
alors que le jazz relève d'une situation très
différente : en effet, nous vivons, ici, dans
l'hémisphère nord, en étroit contact avec au
moins une partie de la culture des Etats-Unis, la plus exportable, ou
plutôt la plus exportée, et que les grands artistes des
Etats-Unis sont largement connus et reconnus et leurs disques
amplement distribués dans le monde entier et ce dans les
magasins les plus facilement repérables par le public le plus
étendu. Les artistes argentins, en revanche, ne sont
accessibles qu'à un public d'initiés, grâce à
un petit nombre de disquaires passionnés et audacieux et à
une capacité personnelle des amateurs de tango ou d'autres
musiques argentines d'aller chercher la bonne info au bon endroit, ce
qui n'est pas le lot de tout le monde...
(3) Je vous renvoie à mon article d'avant-hier sur le CD-documentaire Un disparo en la noche et
la révolte de Julián Peralta devant les rumeurs qui
voudraient qu'il n'y ait plus de poète de tango par les temps
qui courent...
(4) C'est bien pour cette raison que
j'ai émis des réserves sur la démarche de Daniel
Yvinec quand il a voulu s'approprier l'œuvre de Piazzolla à
la mode jazzy avec le nouveau disque-concert de l'Orchestre National
de Jazz (de France). Voir à ce propos mon article du 19 octobre 2012.
(5) Et là, je n'ai vraiment plus
aucun doute sur le caractère quelque peu agressif de
l'attitude du journaliste ! C'est d'un vache...
(6) Il s'agit de l'année 1998.
Or dans les années 90, sous le mandat de Carlos Menem,
l'Argentine vivait une fièvre capitaliste passablement folle. L'argent coulait à flot, le peso
était artificiellement maintenu à parité avec le dollar
américain et le gouvernement soutenait à fond
l'expansion du tango et les tournées internationales des
musiciens dans l'illusion incroyable d'égaler un jour la
domination culturelle des Etats-Unis. La tentation dont parle Pablo
Agri ici a donc dû être très forte...
(7) Auto-justification passe-partout
chez de nombreux Argentins qui ont choisi de quitter le pays,
notamment pour la France, mais qui retournent maintenant en Argentine
pour en tirer quelques marrons du feu. Mais c'est faux. Il y en a
beaucoup d'Argentins de cette génération qui ne sont pas
partis, même au plus terrible des années de plomb, et
beaucoup de ceux qui sont partis sont retournés maintenant
vivre là-bas. Au point qu'un homme de théâtre
comme Alfredo Arias, qui ne joue pas l'argentinité dans son
œuvre artistique, s'est expliqué publiquement (et avec
beaucoup d'honnêteté me semble-t-il) sur les raisons
pour lesquelles il reste en France, comme je l'ai montré dans
l'interview qu'il a donnée il y a quelques années à
ce même quotidien Página/12 (voir mon article du 27 octobre 2009). Car il s'agit ici d'un thème crucial de
l'identité argentine et du patriotisme dans ce pays
aujourd'hui : partir ou rester, et si je pars, mes motifs
sont-ils légitimes ? Un peu comme ce qui, en France,
tourne autour de l'exil fiscal, qui fait couler tant d'encre surtout
depuis qu'avec une indécence consommée, un célèbre
acteur, qui s'est enrichi au-delà du raisonnable grâce à
une production cinématographique nationale d'autant plus
dynamique qu'elle est largement soutenue par l'argent public, a
déclenché un scandale inouï en choisissant de
jeter aux orties son passeport français (ce qui n'est ni
sérieux ni réaliste) pour aller s'installer à
trois kilomètres de la frontière, dans un charmant
village dont, paraît-il, il souhaite respirer l'air frais...
Ce thème de l'exil volontaire ou
de son refus patriotique dans l'Argentine actuelle occupe une bonne
partie d'un de mes livres, Deux cents ans après, le
Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire
du tango, publié chez Tarabuste Editions en janvier 2011. On y
trouve en effet plusieurs textes qui tournent autour de la question,
comme :
- Ezeiza, de Alorsa,
- Soneto con bronca, de Luis Alposta,
- Ni me entrego ni me voy, Quiero elgir
mi vida et Sigo aquí de Héctor Negro,
et Pompeya para Diego era París
de Alejandro Szwarcman...
Ce fut aussi un thème central
pour le général José de San Martín tout
au long du dernier quart de siècle de sa vie : après
avoir libéré le sud du continent et y avoir sacrifié
sa vie conjugale et un bonne partie de son bonheur personnel et
familial, don José a décidé de s'éloigner
du pays (qu'il pensait d'ailleurs rejoindre très vite) et il a
fini par s'installer en Europe. Mais ce n'était pas pour son
confort, loin de là. C'était pour ne pas avoir à
se battre ("dégainer mon sabre", selon sa propre
expression) contre ses propres compatriotes dans une guerre civile
qu'il vomissait de toutes ses entrailles. Voir la biographie San
Martín, à rebours des conquistadors, qui sera
disponible lundi aux Editions du Jasmin. Une période
dont je compte vous parler demain ou samedi, dans le cadre de la
présentation que je vous fais depuis le 23 octobre de ce tout prochain livre.