mardi 4 décembre 2012

Lima : victoire à la Pyrrhus ou couronnement de l'œuvre politique du général San Martín ? [Disques & Livre]



Envers de la médaille de l'indépendance du Pérou
que San Martín fit frapper par la Monnaie de Lima
et distribuer dans toute la capitale le 28 juillet 1821.
L'inscription proclame :
"Lima libre prêta serment à son indépendance le 28 juillet 1821".
Le revers dit :
"sous la protection de l'armée libératrice du Pérou sous les ordres de San Martín".
Lord Cochrane en fit un esclandre auprès de San Martín,
l'accusant d'avoir confisqué une victoire
pour laquelle, lui, Cochrane, avait plus combattu que San Martín,
qui mentait avec sa propagande.
Dans ses Mémoires, il déploie un paragraphe long comme le bras sur ce thème...

Les campagnes d'émancipation des colonies espagnoles d'Amérique avaient tenu en haleine toute l'Europe de l'époque de la Restauration, après la fin de l'épopée napoléonienne. C'est l'Angleterre qui mit sur le marché les premiers récits des acteurs de cette épopée, avec les Mémoires du général William Miller en 1828, et ceux des négociants, qui en avaient été les témoins avant d'y jouer un certain rôle politique, comme l'avait fait Samuel Haigh qui publia ses souvenirs en 1831.

En 1841, un officier de la marine marchande française, Gabriel Lafond de Lurcy, décidait de consacrer un volume entier de ses voyages autour du monde aux événements du Pérou dont, âgé alors d'une vingtaine d'années, il avait été lui aussi témoin, avant d'en devenir acteur quelques mois à peine avant la démission de San Martín. Il avait été recruté par le gouvernement protectoral du Pérou pour mener à bien une expédition militaire et se trouvait, dans le cadre de sa mission, au Chili lorsqu'il vit arriver à Valparaíso le Belgrano, qui ramenait San Martín de Lima à Santiago, trois semaines après sa démission qui avait fait l'effet d'un coup de tonnerre dans un ciel serein (et pourtant c'était encore un ciel d'orage)... Lafond avait conservé un souvenir lumineux de son service au Pérou sous commandement de San Martín et un autre, épouvantable, du chaos qui suivit son départ.

Vingt ans plus tard, il veut publier LE travail de référence en français pour les historiens futurs mais il est encore psychologiquement très partagé sur ce qu'il a vécu là-bas et son récit, ses analyses s'en ressentent.

La France coule des jours paisibles sous la Monarchie de Juillet. Louis-Philippe ne cache pas son admiration pour la révolution sud-américaine et en particulier pour son héros, réfugié en France, le général José de San Martín, qu'il a même reçu au palais des Tuileries, au milieu d'une grande réception officielle. C'est donc avec la plus grande liberté d'esprit que notre capitaine de marine se plonge consciencieusement dans la lecture des ouvrages londoniens. Toutefois, il ne parvient pas à digérer les flots de médisances contenus dans les Mémoires de Thomas Sutcliffe, le secrétaire de Lord Cochrane. Et comme San Martín s'est installé dix ans auparavant à Paris, Lafond prend sa plus belle plume et, dans un espagnol parfait, il lui demande audience en lui rappelant son éphémère prestation militaire à Lima sur la fin de son gouvernement...

Eloigné de son pays natal à cause de la guerre civile qui le ravage depuis 1820, José de San Martín partage sa vie retirée d'ancien homme d'Etat entre son appartement de Paris, dans le quartier nouveau où les légations sud-américaines sont aussi installées, et sa jolie maison de campagne située à Evry-sur-Seine, un petit village qui se trouve alors à une heure de train de la capitale. San Martín passe les beaux jours dans cette maison, qu'il a baptisée Grand-Bourg en réponse au voisinnage avec le château seigneurial d'à côté, appelé Petit-Bourg. Il y profite autant qu'il le peut de la compagnie de sa fille, de son gendre et de ses deux petites-filles, Merceditas qui a huit ans et Josefina qui en a cinq. L'hiver, le général, qui a passé son enfance et sa jeunesse en Andalousie, fuit les frimas parisiens et descend dans le midi, vers Naples ou une autre ville de Campanie, où l'amateur d'histoire antique qu'il a toujours été visite les premiers champs de fouilles archéologiques de l'ère contemporaine. Entre deux mouvements de son héros, Lafond obtient quelques entretiens et se fait éclairer certains détails qu'il n'est pas parvenu à établir à travers ses sources livresques qu'il trouve parfois peu fiables. Et lorsqu'il prend enfin la plume, se voulant impartial, il tâche de ne pas tomber dans l'hagiographie. Et vous allez le voir, ce n'est pas si facile...

Gabriel Lafond était arrivé à Lima en qualité d'officier subalterne à bord du Mentor au moment même où San Martín exerçait, bien contre son gré, le pouvoir exécutif du nouvel Etat indépendant, avec le titre de Protecteur de la Liberté du Pérou (1). Il venait de renoncer à un voyage à Quito, où il devait rencontrer Bolívar car celui-ci était encore retenu sur un théâtre d'opération militaire. Pour le remplacer temporairement à la tête du pays, ce qui ne fut pas nécessaire, San Martín avait nommé un jeune aristocrate qui avait été parmi les premiers ralliés à l'Armée Libératrice du Pérou pendant la campagne de 1820-1821, le marquis de Torre-Tagle, qui fut maintenu dans son poste malgré le report sine die de la rencontre avec Bolívar, dans l'espoir que l'exemple de ce jeune homme convaincrait la noblesse péruvienne restée attachée à l'Ancien Régime. La situation politique au Pérou demeurait fragile, car la classe dirigeante du pays n'était que partiellement indépendantiste. Certes, San Martín avait obtenu la capitulation de la ville sans combat (comme on l'a vu dans mon article du 28 novembre 2012) et la déclaration d'indépendance du pays dans le même élan mais les forces vice-royales n'étaient pas vaincues, elles s'étaient réfugiées en altitude, dans des villes  inexpugnables, et San Martín disposait d'une armée insuffisamment loyale, motivée et entraînée. Il n'était pas en mesure de répéter ses exploits du Chili. Il attendait donc avec impatience de se réunir avec Bolívar et espérait obtenir la fusion des forces du sud, qu'il commandait, et celles du nord, aux ordres du Vénézuélien, pour mettre fin à cette guerre d'indépendance qui menaçait de tourner à l'affrontement fratricide, ce dont il ne voulait à aucun prix...

Gabriel Lafond tenta donc, en son temps et avec ses moyens méthodologiques très réduits, d'analyser ce qui s'était passé à Lima et de comprendre pourquoi San Martín avait si longtemps évité le combat avant de démissionner, contre toute attente, le 22 septembre 1822, à l'ouverture de la séance inaugurale du premier Congrès élu du Pérou. Dans les lignes qui suivent, j'ai conservé l'orthographe, la typographie et la ponctuation originales, en signalant par une astérique les orthographes aujourd'hui caduques.

Planche illustrée tirée de l'ouvrage de Gabriel Lafond : le Pérou

"Peu de temps avant mon arrivée à Lima, le général San-Martin* avait fait nommer le marquis de Torre-Tagle suprême délégué de la république. Quant à lui, il s'était conservé le titre de protecteur et généralissime des armées, et c'était de toute justice, car il gouvernait effectivement le Pérou; tandis que Torre-Tagle n'était qu'un instrument passif placé sur le fauteuil de la présidence, sans pouvoir et sans volonté. San-Martin* jouissait alors d'une haute renommée parmi les Péruviens ; mais ses démêlés avec lord Cochrane lui avaient fait des ennemis, et les opinions malveillantes de l'escadre sur son compte étaient répétées et accréditées par ceux des officiers de l'armée qui lui étaient contraires.
L'arrivée de Canterac sous les murs de Lima, son entrée dans les forts du Callao, sous les yeux de l'armée indépendante, qui le laissa passer par deux fois l'arme au bras sans l'inquiéter, jetaient des doutes sur la valeur et l'habileté du général. Ses ennemis imputaient sa prudence à lâcheté, et prétendaient qu'il aurait pu d'un seul coup anéantir les armées espagnoles, et qu'il n'avait agi ainsi que pour se rendre nécessaire et conserver plus long-temps* la dictature. Ses amis l'applaudissaient de n'avoir pas voulu risquer le sort de tout le pays en le confiant à des troupes dont il n'était pas sûr. Dans le cas d'une défaite, il eût fallu évacuer Lima, sans autre refuge que l'escadre, qui avait à peine des vivres pour ses équipages. Selon eux, enfin, le pays n'était pas suffisamment organisé pour se suffire à lui-même et se défendre contre une armée victorieuse, et par conséquent, le général avait fait preuve d'une haute sagesse et d'un admirable désintéressement en sacrifiant sa gloire aux intérêts de son pays. Ces raisons étaient spécieuses ; et pour moi qui ai pu juger de la force respective des deux partis, je crois qu'il eût été possible à San-Martin* de détruire les forces de Canterac ; mais je crois aussi que la moindre circonstance eût pu faire tourner la chance en faveur de l'armée espagnole. Le général Canterac l'emportait par ses connaissances et ses talents militaires sur tous les chefs de l'armée indépandante. Sa descente de la Sierra et sa marche vers la côte montraient assez ce qu'on devait attendre de sa bravoure et de son adresse. Jamais mouvements stratégiques ne furent mieux concertés ni mieux exécutés. Il tourna les troupes indépendantes de l'intérieur, se présenta devant Lima avec une division peu nombreuse, mais bien tenue, entra au Callao et en sortit peu de jours après pour ne pas affamer cette place. San-Martin* eut tort de ne pas faire poursuivre avec vigueur lors de cette retraite, la division de Canterac, qu'il aurait sans doute anéantie ; mais je repousse énergiquement l'opinion de ceux qui attribuaient sa conduite à des motifs d'ambition personnelle. Son abdication (2) a d'ailleurs victorieusement réfuté toutes ces calomnies : il est même vraisemblable que l'excès de prudence du général San-Martin* provenait de la mollesse des chefs qu'il avait sous ses ordres, et desquels il ne pouvait rien attendre de décisif. Il est permis de croire qu'avec de tels adversaires, Canterac aurait pu sans crainte risquer la bataille et espérer d'anéantir les indépendants. Au contraire, si San-Martin* perdait la bataille, les principaux chefs du Chili et de Buenos-Ayres* étaient faits prisonniers ou tués. Le vice-roi pouvait alors envoyer une division au Chili, et reprendre ces provinces.
Dans l'hypothèse d'une victoire, on n'aurait guère eu à se louer du succès : la division espagnole se réfugiait dans les forteresses en attendant des renforts que le vice-roi aurait trouvés facilement dans la vallée de Jauja et dans l'intérieur ; il était donc sage de ne pas compromettre de graves intérêts pour obtenir des avantages presque illusoires.
Ce fut là un des griefs de lord Cochrane contre le général San-Martin* ; mais la plupart des officiers de l'armée indépendante finirent par comprendre, comme leur général, que le courage même a besoin d'être soumis à la raison, et que lorsque le sort de toute une nation, l'avenir d'une cause aussi sainte, se trouvent à la merci du destin d'une bataille, il n'est permis à personne de la livrer imprudemment et dans le seul but de faire parade d'une valeur dont nul n'a le droit de douter.

Le marquis de Torre-Tagle, qui était à la tête de l'administration, avait alors trente-cinq ans : son extérieur avantageux, son affabilité, l'éclat de sa naissance, son grade de colonel des milices espagnoles, sa dignité de gouverneur de Trujillo, lorsqu'il se déclara pour les indépendants, et sa brillante fortune, lui avaient donné une grande prépondérance : avec plus d'énergie, il eût pu devenir le chef d'une monarchie péruvienne constitutionnelle ; mais son caractère n'était pas à la hauteur de sa capacité ; il n'aurait pas eu la force morale nécessaire pour faire face aux circonstances difficiles dans lesquelles se trouve toujours le chef d'un nouveau gouvernement ; si bien que cet homme, avec de riches et brillantes facultés, devait être un instrument passif entre les mains de sa famille. C'est ainsi qu'après avoir été plusieurs fois président de la république, il se laissa de nouveau entraîner dans le parti espagnol, et se retira plus tard avec le général Rodil dans les forts du Callao, où il mourut misérablement avec presque tous ceux qui l'avaient rendu coupable : triste exemple d'une faiblesse que le sentiment du devoir ne sait pas dominer !
Les hommes d'état qui influaient le plus sur la marche des affaires étaient alors : Monte-Agudo*, ministre de l'intérieur et directeur de la police générale ; don Thomas* Guido, ministre de la guerre et de la marine, et Unanué, ministre de la justice et des finances.
Don Thomas* Guido, natif de Buenos-Ayres*, colonel de cavalerie dans l'armée expéditionnaire de Buenos-Ayres* au Chili et du Chili au Pérou, brillait moins comme guerrier que comme administrateur ; il avait toute la finesse d'un diplomate sans en avoir la rouerie et la fausseté ; il était plutôt propre à mener à fin une affaire à force de persévérance et d'habileté, qu'à concevoir de larges plans de réforme ou d'administration.
Monte-Agudo* était un tout autre homme. Né dans le haut-Pérou, de race mêlée (3), il avait dans toute sa plénitude le caractère perfide et cruel du Zambo (4), et l'imagination ardente et ambitieuse de la plupart des mulâtres, caste moyenne, qui n'aspire à se délivrer du joug ds blancs que pour gouverner à son tour la classe noire et donner l'essor à ses instincts de domination et d'orgueil. Monte-Agudo* est du nombre de ces hommes qui surgissent spontanément dans les temps de révolution, comme pour en personnifier les plus monstrueux excès ; espèce de vampires dont notre patrie a été trop souvent la proie à la première époque de son émancipation politique; encore Monte-Agudo* n'avait-il pas la fougue aveugle et la franche fureur d'un Danton ; la ruse dominait ses emportements ; il tenait plus du tigre que du lion. Il suivit long-temps* le général San-Martin*, fit avec lui les campagnes du Chili et du Pérou, et fut l'exécuteur de ses hautes-œuvres légales : seulement il est plus que vraisemblable qu'un pareil instrument devait outrepasser l'impulsion qu'on lui imprimait, dût-il salir la main qui l'employait.
Le général San-Martin*, comme tout chef de parti dans des moments de crise violente où le sort de sa cause est en péril, n'a sans doute pas reculé devant de terribles mesures que, dans sa pensée, le but final justifiait ; mais un agent de la trempe de Monte-Agudo* ne voit dans ces effrayantes nécessités qu'une occasion de représailles et de vengeance, un prétexte de meurtres et d'assassinats. Par ses ordres, les officiers espagnols détenus à San-Luis, dans les Pampas, furent massacrés ; de riches Espagnols se virent exilés de Lima et dépouillés de leurs biens. Monte-Agudo* faisait de la terreur au profit de sa cupidité. Il était spirituel, subtil, persévérant et studieux ; mais ces avantages étaient au service de son égoïsme et de ses implacables passions.
Inanué, né à Lima, qui a écrit sur la médecine et les finances plusieurs ouvrages assez intéressants, mais un peu diffus, avait la facilité et l'instabilité des Péruviens, et, comme on dit vulgairement, faisait plus de bruit que de besogne ; il n'avait guère été promu à ses hautes fonctions que parce qu'on désirait voir un Liménien participer à la direction des affaires. Toutefois, le docteur Unanué passait pour un médecin habile et pour bon financier ; il jouissait de l'estime de ses concitoyens et même des Espagnols, qui cependant déploraient qu'un homme aussi honorable trempât plus ou moins directement dans les monstrueuses iniquités de son collègue Monte-Agudo* !..." (5)


Gabriel Lafond fait alors un retour en arrière sur la carrière de San Martín qu'il raconte jusqu'à la traversée des Andes (dont je vous ai parlé dans mon article du 16 novembre 2012). Je reprends la citation à ce moment-là et vous allez retrouver les épisodes que nous avons vus dans mes articles précédents, qui sont tous rassemblés sous le mot-clé SnM bio Jasmin, dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus...


Frontispice vraisemblablement ajouté à l'édition originale sortie d'imprimerie
par le bibliothécaire universitaire en charge de l'ouvrage
comme c'était alors l'usage lorsque l'on faisait relier les livres en les personnalisant.
L'image représente la rencontre de San Martín et Bolívar à Guayaquil en août 1822.
Aucun témoin n'a jamais reproduit cette scène.
Toutes les images sont donc apocryphes,
mais celle-ci bat tous les records de fantaisie...

"Le passage des Cordillères par San-Martin* peut être considéré comme l'un des plus beaux faits de l'histoire moderne. Il les traversa dans les premiers jours de février 1817, gagna la bataille de Chacabuco le 12 février, confia le commandement du pays à O'Higgins, et le 5 mai 1818 défit à Maïpu* les Espagnols, dont il envoya les officiers prisonniers de l'autre côté des Cordillères, à la Punta de San-Luis (6). Le général San-Martin* est d'une taille élevée, il a une figure noble et agréable, son regard est bienveillant et digne, il est affable, accessible aux conseils. On disait à Lima qu'il aimait beaucoup les femmes, et que Miraflores était la Capoue du héros américain.(7)
Quant aux exécutions qui ont eu lieu sous son commandement, elles ne doivent être attribuées ni à un instinct cruel, ni à la soif de l'or, mais bien aux nécessités politiques et à l'influence de ceux de ses officiers généraux qui les crurent nécessaires, car San-Martin* a donné maintes fois des preuves d'humanité et de désintéressement, alors qu'il eût pu commettre les plus terribles exactions. Sa retraite volontaire, la simplicité et la modestie austère de sa vie actuelle, qui rappelle celle de Cincinnatus, prouvent au monde que sa seule ambition avait été de faire le bonheur de l'Amérique méridionale. Lors de son entrée à Lima, il refusa des cadeaux de la plus grande valeur, et s'il eût voulu, il eût emporté des millions en Europe lorsqu'il laissa le commandement suprême de la république. (8)
Le général San-Martin* s'est toujours montré généreux envers les officiers qui l'ont accompagné ; tous ses compagnons d'armes lui ont conservé une vive et profonde affection. Puisque, malgré ses incertitudes, il était parvenu à prendre Lima et à faire capituler ses forteresses, il est permis de supposer qu'avec plus d'énergie et de fixité dans ses desseins, ou plutôt plus de confiance dans les troupes péruviennes, sur lesquelles il comptait peu, il eût empêché que l'armée espagnole, en se réorganisant, ne vint prolonger la guerre indéfiniment, épuiser les ressources du pays, et, ce qui est plus malheureux encore, familiariser en quelque sorte les populations au spectacle de ces dissensions civiles qui les rongent jusqu'au cœur.

Si le général San-Martin*, au lieu de confier le commandement de ses troupes à des hommes comme don Domingo Tristan, se fût mis lui-même à leur tête, il eût assurément achevé de détruire la puissance espagnole dans le Pérou, parce qu'il avait pour lui le pays et l'opinion publique ; mais, je le répète, Lima, la ville non moins corruptrice que corrompue, eut peut-être trop d'attraits pour un générateur. Il s'y endormit sur ses lauriers avec les compagnons de sa gloire, et quand il vit la fausse position qu'il s'était faite, au lieu de se roidir* contre les difficultés, il abandonna les Péruviens à leur anarchie et se retira au Chili, emportant pour toute richesse l'oriflamme de Pizarro (9), le titre de protecteur (10), qu'il avait pris à son arrivée sur la plage péruvienne, et celui de généralissime, que lui décerna le Congrès avant son départ, alors qu'il pouvait si aisément y ajouter celui plus glorieux encore de pacificateur !

Cependant, s'il est permis de penser que le général San-Martin* douta de ses forces, on peut croire aussi qu'il avait eu en vue, dans cette sorte d'abdication, d'éviter la guerre civile entre le Pérou et la Colombie, et d'acheter les secours de cette république en laissant à Bolivar la gloire de terminer la tâche qu'il avait commencée.

Les mesures de rigueur du général San-Martin* n'étaient bien souvent que des mesures d'humanité. Lorsque les troupes de Canterac s'approchèrent si près de Lima qu'on craignit un instant que l'armée patriote ne fût contrainte d'évacuer la capitale, San-Martin* fit enfermer dans le couvent de la Merced la plupart des Espagnols résidant à Lima. Cette mesure avait plutôt pour objet de les garantir de l'effervescence populaire que de les priver de leur liberté. Et quand la populace avide d'excès vint se ruer contre les portes de ce couvent pour en massacrer les prisonniers, ce fut le général San-Martin* qui se chargea de la résistance et se fit le défenseur intrépide et victorieux des droits de l'humanité."

Gabriel Lafond de Lurcy
Voyages autour du monde et naufrages célèbres
Voyages dans les Amériques, tome II
Paris, Administration de Librairie, 26 rue Notre-Dame-des-Victoires, 1844

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San Martín, à rebours des conquistadors, biographie en français de San Martín, est encore en souscription, au prix promotionnel de 14 €, soit 12,5% de réduction sur le prix public.
Le livre paraîtra prochainement. En librairie, il sera au prix de 16 $ (montant inscrit au dos).
Le bon de souscription est téléchargeable et imprimable dans mon article de présentation générale du 23 octobre 2012, intitulé San Martín, à rebours des conquistadors, biographie en souscription.

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Pour aller plus loin :
- Ecouter mon interview d'août 2012 en français, par Magdalena Arnoux, sur Radio Nacional (Radiodifusión Argentina al Exterior).
Elle porte surtout sur les rumeurs (d'origine malveillante) concernant l'identité de San Martín dont une légende absurde veut qu'il ait été un métis adultérin, ce qui l'aurait absolument empêché d'entrer comme élève officier dans l'armée espagnole en 1789.
- Ecouter mon interview d'août 2012 en espagnol sur la même station.
Le journaliste Leonardo Liberman et moi-même y parlons du San Martín intime de l'exil à Paris, entre 1831 et 1850, de son implication dans la vie intellectuelle et artistique de son temps, de sa relation aimante avec sa fille ainsi que de la ville de Boulogne-sur-Mer où sa vie s'est achevée le 17 août 1850.

Pour en savoir plus sur la haute figure qu'est José de San Martín en Argentine en restant dans Barrio de Tango, cliquez sur son nom dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus (sous le titre de chaque article).
Pour connaître l'ensemble de mes articles sur ce livre, le troisième que je publie, le second aux Editions du Jasmin, cliquez sur le mot-clé SnM bio Jasmin, dans le même bloc Pour chercher.
Des raccourcis vers les présentations de chacun de mes livres sont disponibles en partie haute de la Colonne de droite.


(1) Pour bien marquer le caractère temporaire de l'exercice de son pouvoir, San Martín n'avait pas voulu prendre le même titre que celui qui avait été adopté quelques années plus tôt à Buenos Aires puis à Santiago. Il n'était donc pas Directeur Suprême mais Protecteur de la Liberté du Pérou sous un statut temporaire qui lui servait de constitution et lui attribuait, jusqu'à la convocation d'une assemblée constituante élue, les pouvoirs législatifs et exécutifs tout ensemble, sous un régime d'exception qui devait tenir jusqu'à ce que les armées du vice-roi cessent de représenter un danger pour l'indépendance et d'empêcher la tenue des élections. Personne n'avait cru qu'il tiendrait si exactement sa promesse et quitterait le pouvoir si peu de temps après l'avoir accepté. Pendant l'année que dura ce régime, dans sa correspondance privée comme dans ses écrits publics, San Martín exprima sans cesse son intention déterminée de ne pas conserver le pouvoir plus que nécessaire, ce qui laisse encore les historiens dans l'incertitude quant aux motifs de cette spectaculaire et surprenante démission du 22 septembre 1822. Etait-elle réellement une décision libre de sa part, indépendante des circonstances, prise de très longue date, comme il l'a présentait lui-même ? Etait-elle la reconnaissance de l'échec de sa politique ? Ou constituait-elle plutôt un recul devant Bolívar et sa volonté de tout dominer, un refus d'affronter son pair, un renoncement suprême pour éviter une guerre civile entre ses propres partisans et ceux de son homologue nordiste ? Or il se trouve que cette explosion de violence fratricide que San Martín craignait de provoquer en se maintenant au pouvoir, comme il l'expliqua à un ami le 22 septembre au soir, se produisit bel et bien malgré son retrait dans les rangs des indépendantistes. Les nostalgiques de son gouvernement, qui voulaient rester fidèles à sa politique (ou à ce qu'ils croyaient être son héritage), finirent par s'allier à d'autres pour bouter Bolívar hors du Pérou où, San Martín parti, le général vénézuélien se comportait en despote napoléonien.
(2) C'est le terme que l'histoire a retenu tant l'opinion publique s'attendait à voir San Martín établir un régime monarchique de style napoléonien, une évolution qui paraissait naturelle aux contemporains eu égard au prestige militaire de l'homme et au précédent français. Pourtant il s'agit bien d'une démission mais le vocabulaire et les concepts restaient ceux du régime monarchique.
(3) Racisme bien-pensant et affiché sans l'ombre d'une mauvaise conscience des notables de la Monarchie de Juillet ! Le même raciste régnait alors aussi en Amérique du Sud à la même époque et on y a souvent attribué à ses origines afro-indiennes les violences et l'intolérance politiques dont Bernardo Monteagudo a fait preuve dans toutes les missions qu'il a remplies tout au long du processus révolutionnaire. Le fanatisme de ses convictions, qui n'est pas sans nous rappeler les excès des meneurs de la Terreur, le conduisit à sa perte, il fut assassiné à Lima en 1824. San Martín avait assez vite compris qu'il fallait qu'il s'en défasse et il songeait à lui attribuer une mission diplomatique en Europe lorsque la classe dirigeante de Lima se chargea de démettre Monteagudo de ses fonctions ministérielles tandis que le Protecteur rencontrait Bolívar à Guayaquil. Parmi les contemporains de tous ces événements, je n'en ai repéré que fort peu dans les écrits desquels je n'ai jamais lui d'arguments racistes : José de San Martín, Guillermo Miller (William de son prénom anglais), Tomás Guido qui eut maille à partir avec Monteagudo au Chili et à Lima et n'utilisa jamais ce type de propos contre lui, et Bernardo O'Higgins.
(4) Zambo : personne née d'un parent indien et d'un parent noir. C'était le plus bas niveau social imaginable, puisque le zambo était censé n'avoir que du "sang de sauvage" dans les veines. La grande majorité des zambos naissaient au Pérou et dans le Haut-Pérou (actuelle Bolivie) où subsistait une forte population indienne intégrée à l'univers colonial à travers le servage dont ces gens étaient victimes depuis trois siècles. Au Chili et en Argentine, une certaine partie de la population amérindienne échappait à l'interaction avec le système colonial car les ethnies des régions sud, les régions les plus froides, étaient nomades, et elles avaient donc échappé à la persécution des colons blancs. Il y avait donc moins de rencontres entre Indiens et Africains. En ce qui concerne Monteagudo, la situation est très spéciale dans la mesure où il a pu accéder à des études universitaires (il avait un diplôme de droit), ce qui normalement n'était possible que pour un Blanc. Sa famille, quoi que de couleur, avait donc dû à un certain moment recevoir un certificat de blancheur, un document validé par le roi d'Espagne lui-même qui sortait la personne de sa situation sociale et lui ouvrait des droits réservés aux Blancs. Par ailleurs, son portrait, réalisé en Amérique, de visu ou non, ne montre aucun trait de métissage mais le peintre peut les avoir dissimulés par bienséance.
(5) En fait, mais Lafond ne peut pas le savoir, les documents n'étant pas encore publiés, Hipólito Unanué (rendons-lui son prénom) n'était pas du tout dupe des mœurs contestables de Monteagudo mais sans doute, n'avait-il pas la force de s'affronter franchement à lui. En tout cas, il ne leva pas le petit doigt pour lui sauver la mise en août 1822, lorsque les notables de Lima vinrent exiger et obtenir son bannissement. Monteagudo devait revenir à Lima dans les bagages de Bolívar et il reprit, sous ce nouveau commandement, les mêmes pratiques qui lui avaient déjà valu la haine des Péruviens, jusqu'à tomber sous les coups d'un assassin.
(6) Notez que contrairement à l'immense majorité de ses contemporains et aux usages de son temps, Lafond évite de traduire les noms propres. Dans une lettre adressée à San Martín, il lui explique qu'il lui écrit en espagnol parce qu'il aime passionnément cette langue et qu'il ne veut surtout pas l'oublier. Sinon, San Martín maîtrisant le français mieux que lui, il lui écrirait dans notre langue...
(7) Lafond rapporte ici des ragots qui circulaient à Lima, comme ils avaient déjà circulé à Santiago. Le Français qu'il est ne peut pas s'imaginer le chef de guerre autrement que prenant le repos du guerrier, à l'instar d'un Napoléon ou d'un Bolívar. San Martín semble avoir beaucoup souffert de ces médisances incessantes sur son compte et sur sa vie privée, qui n'ont pas cessé à sa mort. Aujourd'hui encore, des auteurs qui se prétendent historiens lui attribuent une vie de patachon dont ils sont bien incapables d'apporter la moindre preuve. Qu'à cela ne tienne, ils s'en justifient en invoquant l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours. De son vivant, les pires ennemis de San Martín n'ont jamais trouvé la moindre preuve d'un tel comportement, malgré les moyens qu'ils ont mis pour les trouver. Une fois San Martín rentré à Mendoza, Bernardino Rivadavia, son ennemi juré, fit voler et ouvrir systématiquement son courrier, acheta l'un de ses serviteurs, envoya des sbires l'espionner chez lui et dans sa propriété de campagne et chargea d'autres spadassins de l'assassiner si l'occasion s'en présentait... Rivadavia n'a jamais rien pu se mettre sous la dent qui soit un tant soit peu compromettant ni sur le plan financier ni sur le plan des mœurs. Rivadavia poursuivit José de San Martín jusque dans son exil à Londres puis à Bruxelles et là aussi, il fit chou blanc... Chacun tirera les conclusions qui s'imposent sur ces rumeurs dénuées de documentation historique.
Quant à la ville de Miraflores, c'était alors une ville appréciée des riches Limègnes comme lieu de villégiature. Mais la maison de campagne de San Martín se trouvait en fait à La Magdalena, un autre village à proximité de Lima apprécié de la bonne société mais un peu moins chic tout de même. Cette maison est toujours debout. Elle a accueilli Bernardo O'Higgins et sa famille, après sa démission de Directorat suprême du Chili en janvier 1823, puis Simón Bolívar lorsqu'il vint occuper militairement Lima et le Pérou en 1824.
(8) Lafond combat ici les arguments montés en boucle par Cochrane et ses affidés, qui sont encore assez puissants puisqu'ils se trouvent en Grande-Bretagne, et ceux de Rivadavia et de Alvear, des arguments qui ressortent encore périodiquement sous la plume de certains sud-américains et que des historiens doivent toujours combattre deux cents ans après les faits !
(9) C'était le Cabildo de Lima qui lui avait offert cette relique du conquérant du Pérou à la Renaissance. A Lima, dans le syncrétisme qui naquit de la rencontre entre le catholicisme et la religion inca, cet oriflamme était supposé doter son détenteur d'une puissance magique. San Martín emporta le trophée avec lui, peut-être pour que Bolívar, en qui il avait perdu toute confiance lors de leur rencontre à Guayaquil (actuel Equateur), en août 1822, ne puisse pas s'en service pour justifier la dictature qu'il n'avait que trop tendance à vouloir imposer dans tout pays dont il se rendait maître par les armes. A Boulogne-sur-Mer, la statue du général, sur le boulevard Sainte-Beuve, le représentant avec cet étendard en main. C'était en fait une pièce d'étoffe très fragile, que personne ne pouvait plus exhiber de la sorte, qu'il fallait manier avec des trésors de prudence...
(10) En fait, San Martín avait renoncé au titre de Protecteur de la Liberté du Pérou qui était celui du chef de l'Etat provisoire du Pérou, mandat dont il venait de se défaire. Mais il reçut du Congrès du Pérou le titre de Fondateur de la Liberté Péruvienne et c'est avec celui-ci que Lafond fait une confusion. Le titre de Généralissime lui avait été remis par ce même Congrès le 22 septembre 1822 au soir, avec l'espoir de la part de l'Assemblée qu'il accepterait de continuer à diriger les opérations militaires du jeune Etat.