Envers de la médaille de l'indépendance du Pérou
que San Martín fit frapper par la Monnaie de Lima
et distribuer dans toute la capitale le 28 juillet 1821.
L'inscription proclame :
"Lima libre prêta serment à son indépendance le 28 juillet 1821".
Le revers dit :
"sous la protection de l'armée libératrice du Pérou sous les ordres de San Martín".
Lord Cochrane en fit un esclandre auprès de San Martín,
l'accusant d'avoir confisqué une victoire
pour laquelle, lui, Cochrane, avait plus combattu que San Martín,
qui mentait avec sa propagande.
Dans ses Mémoires, il déploie un paragraphe long comme le bras sur ce thème...
Les
campagnes d'émancipation des colonies espagnoles d'Amérique
avaient tenu en haleine toute l'Europe de l'époque de la
Restauration, après la fin de l'épopée
napoléonienne. C'est l'Angleterre qui mit sur le marché
les premiers récits des acteurs de cette épopée,
avec les Mémoires du général William Miller en
1828, et ceux des négociants, qui en avaient été
les témoins avant d'y jouer un certain rôle politique,
comme l'avait fait Samuel Haigh qui publia ses souvenirs en 1831.
En
1841, un officier de la marine marchande française, Gabriel
Lafond de Lurcy, décidait de consacrer un volume entier de ses
voyages autour du monde aux événements du Pérou
dont, âgé alors d'une vingtaine d'années, il
avait été lui aussi témoin, avant d'en devenir
acteur quelques mois à peine avant la démission de San
Martín. Il avait été recruté par le
gouvernement protectoral du Pérou pour mener à bien une
expédition militaire et se trouvait, dans le cadre de sa
mission, au Chili lorsqu'il vit arriver à Valparaíso le
Belgrano, qui ramenait San Martín de Lima à
Santiago, trois semaines après sa démission qui avait
fait l'effet d'un coup de tonnerre dans un ciel serein (et pourtant
c'était encore un ciel d'orage)... Lafond avait conservé
un souvenir lumineux de son service au Pérou sous commandement
de San Martín et un autre, épouvantable, du chaos qui
suivit son départ.
Vingt
ans plus tard, il veut publier LE travail de référence
en français pour les historiens futurs mais il est encore psychologiquement très partagé sur ce qu'il a
vécu là-bas et son récit, ses analyses s'en
ressentent.
La
France coule des jours paisibles sous la Monarchie de Juillet.
Louis-Philippe ne cache pas son admiration pour la révolution
sud-américaine et en particulier pour son héros,
réfugié en France, le général José de San
Martín, qu'il a même reçu au palais des
Tuileries, au milieu d'une grande réception officielle. C'est
donc avec la plus grande liberté d'esprit que notre capitaine
de marine se plonge consciencieusement dans la lecture des ouvrages
londoniens. Toutefois, il ne parvient pas à digérer les
flots de médisances contenus dans les Mémoires de Thomas Sutcliffe, le secrétaire de Lord Cochrane. Et comme San Martín
s'est installé dix ans auparavant à Paris, Lafond prend
sa plus belle plume et, dans un espagnol parfait, il lui demande
audience en lui rappelant son éphémère
prestation militaire à Lima sur la fin de son gouvernement...
Eloigné
de son pays natal à cause de la guerre civile qui le ravage
depuis 1820, José de San Martín partage sa vie retirée
d'ancien homme d'Etat entre son appartement de Paris, dans le
quartier nouveau où les légations sud-américaines
sont aussi installées, et sa jolie maison de campagne située
à Evry-sur-Seine, un petit village qui se trouve alors à
une heure de train de la capitale. San Martín passe les beaux
jours dans cette maison, qu'il a baptisée Grand-Bourg en
réponse au voisinnage avec le château seigneurial d'à
côté, appelé Petit-Bourg. Il y profite autant
qu'il le peut de la compagnie de sa fille, de son gendre et de ses
deux petites-filles, Merceditas qui a huit ans et Josefina qui en a
cinq. L'hiver, le général, qui a passé son
enfance et sa jeunesse en Andalousie, fuit les frimas parisiens et
descend dans le midi, vers Naples ou une autre ville de Campanie, où
l'amateur d'histoire antique qu'il a toujours été
visite les premiers champs de fouilles archéologiques de l'ère
contemporaine. Entre deux mouvements de son héros, Lafond
obtient quelques entretiens et se fait éclairer certains
détails qu'il n'est pas parvenu à établir à
travers ses sources livresques qu'il trouve parfois peu fiables. Et
lorsqu'il prend enfin la plume, se voulant impartial, il tâche
de ne pas tomber dans l'hagiographie. Et vous allez le voir, ce n'est
pas si facile...
Gabriel
Lafond était arrivé à Lima en qualité
d'officier subalterne à bord du Mentor au moment même
où San Martín exerçait, bien contre son gré,
le pouvoir exécutif du nouvel Etat indépendant, avec le
titre de Protecteur de la Liberté du Pérou (1). Il
venait de renoncer à un voyage à Quito, où il
devait rencontrer Bolívar car celui-ci était encore
retenu sur un théâtre d'opération militaire. Pour
le remplacer temporairement à la tête du pays, ce qui ne
fut pas nécessaire, San Martín avait nommé un
jeune aristocrate qui avait été parmi les premiers
ralliés à l'Armée Libératrice du Pérou
pendant la campagne de 1820-1821, le marquis de Torre-Tagle, qui fut
maintenu dans son poste malgré le report sine die de la
rencontre avec Bolívar, dans l'espoir que l'exemple de ce
jeune homme convaincrait la noblesse péruvienne restée
attachée à l'Ancien Régime. La situation
politique au Pérou demeurait fragile, car la classe dirigeante
du pays n'était que partiellement indépendantiste.
Certes, San Martín avait obtenu la capitulation de la ville
sans combat (comme on l'a vu dans mon article du 28 novembre 2012) et la déclaration
d'indépendance du pays dans le même élan mais les
forces vice-royales n'étaient pas vaincues, elles s'étaient
réfugiées en altitude, dans des villes inexpugnables, et
San Martín disposait d'une armée insuffisamment loyale,
motivée et entraînée. Il n'était pas en
mesure de répéter ses exploits du Chili. Il attendait
donc avec impatience de se réunir avec Bolívar et
espérait obtenir la fusion des forces du sud, qu'il
commandait, et celles du nord, aux ordres du Vénézuélien,
pour mettre fin à cette guerre d'indépendance qui
menaçait de tourner à l'affrontement fratricide, ce
dont il ne voulait à aucun prix...
Gabriel
Lafond tenta donc, en son temps et avec ses moyens méthodologiques
très réduits, d'analyser ce qui s'était passé
à Lima et de comprendre pourquoi San Martín avait si
longtemps évité le combat avant de démissionner,
contre toute attente, le 22 septembre 1822, à l'ouverture de
la séance inaugurale du premier Congrès élu du
Pérou. Dans les lignes qui suivent, j'ai conservé
l'orthographe, la typographie et la ponctuation originales, en
signalant par une astérique les orthographes aujourd'hui
caduques.
Planche illustrée tirée de l'ouvrage de Gabriel Lafond : le Pérou
"Peu
de temps avant mon arrivée à Lima, le général
San-Martin* avait fait nommer le marquis de Torre-Tagle suprême
délégué de la république. Quant à lui, il
s'était conservé le titre de protecteur et
généralissime des armées, et c'était de
toute justice, car il gouvernait effectivement le Pérou;
tandis que Torre-Tagle n'était qu'un instrument passif placé
sur le fauteuil de la présidence, sans pouvoir et sans
volonté. San-Martin* jouissait alors d'une haute renommée
parmi les Péruviens ; mais ses démêlés
avec lord Cochrane lui avaient fait des ennemis, et les opinions
malveillantes de l'escadre sur son compte étaient répétées
et accréditées par ceux des officiers de l'armée
qui lui étaient contraires.
L'arrivée
de Canterac sous les murs de Lima, son entrée dans les forts
du Callao, sous les yeux de l'armée indépendante, qui
le laissa passer par deux fois l'arme au bras sans l'inquiéter,
jetaient des doutes sur la valeur et l'habileté du général.
Ses ennemis imputaient sa prudence à lâcheté, et
prétendaient qu'il aurait pu d'un seul coup anéantir
les armées espagnoles, et qu'il n'avait agi ainsi que pour se
rendre nécessaire et conserver plus long-temps* la dictature.
Ses amis l'applaudissaient de n'avoir pas voulu risquer le sort de
tout le pays en le confiant à des troupes dont il n'était
pas sûr. Dans le cas d'une défaite, il eût fallu
évacuer Lima, sans autre refuge que l'escadre, qui avait à
peine des vivres pour ses équipages. Selon eux, enfin, le pays
n'était pas suffisamment organisé pour se suffire à
lui-même et se défendre contre une armée
victorieuse, et par conséquent, le général avait
fait preuve d'une haute sagesse et d'un admirable désintéressement
en sacrifiant sa gloire aux intérêts de son pays. Ces
raisons étaient spécieuses ; et pour moi qui ai pu
juger de la force respective des deux partis, je crois qu'il eût
été possible à San-Martin* de détruire
les forces de Canterac ; mais je crois aussi que la moindre
circonstance eût pu faire tourner la chance en faveur de
l'armée espagnole. Le général Canterac
l'emportait par ses connaissances et ses talents militaires sur tous
les chefs de l'armée indépandante. Sa descente de la
Sierra et sa marche vers la côte montraient assez ce qu'on
devait attendre de sa bravoure et de son adresse. Jamais mouvements
stratégiques ne furent mieux concertés ni mieux
exécutés. Il tourna les troupes indépendantes de
l'intérieur, se présenta devant Lima avec une division
peu nombreuse, mais bien tenue, entra au Callao et en sortit peu de
jours après pour ne pas affamer cette place. San-Martin* eut
tort de ne pas faire poursuivre avec vigueur lors de cette retraite,
la division de Canterac, qu'il aurait sans doute anéantie ;
mais je repousse énergiquement l'opinion de ceux qui
attribuaient sa conduite à des motifs d'ambition personnelle.
Son abdication (2) a d'ailleurs victorieusement réfuté
toutes ces calomnies : il est même vraisemblable que
l'excès de prudence du général San-Martin*
provenait de la mollesse des chefs qu'il avait sous ses ordres, et
desquels il ne pouvait rien attendre de décisif. Il est permis
de croire qu'avec de tels adversaires, Canterac aurait pu sans
crainte risquer la bataille et espérer d'anéantir les
indépendants. Au contraire, si San-Martin* perdait la
bataille, les principaux chefs du Chili et de Buenos-Ayres* étaient
faits prisonniers ou tués. Le vice-roi pouvait alors envoyer
une division au Chili, et reprendre ces provinces.
Dans
l'hypothèse d'une victoire, on n'aurait guère eu à
se louer du succès : la division espagnole se réfugiait
dans les forteresses en attendant des renforts que le vice-roi aurait
trouvés facilement dans la vallée de Jauja et dans
l'intérieur ; il était donc sage de ne pas
compromettre de graves intérêts pour obtenir des
avantages presque illusoires.
Ce
fut là un des griefs de lord Cochrane contre le général
San-Martin* ; mais la plupart des officiers de l'armée
indépendante finirent par comprendre, comme leur général,
que le courage même a besoin d'être soumis à la
raison, et que lorsque le sort de toute une nation, l'avenir d'une
cause aussi sainte, se trouvent à la merci du destin d'une
bataille, il n'est permis à personne de la livrer imprudemment
et dans le seul but de faire parade d'une valeur dont nul n'a le
droit de douter.
Le
marquis de Torre-Tagle, qui était à la tête de
l'administration, avait alors trente-cinq ans : son extérieur
avantageux, son affabilité, l'éclat de sa naissance,
son grade de colonel des milices espagnoles, sa dignité de
gouverneur de Trujillo, lorsqu'il se déclara pour les
indépendants, et sa brillante fortune, lui avaient donné
une grande prépondérance : avec plus d'énergie,
il eût pu devenir le chef d'une monarchie péruvienne
constitutionnelle ; mais son caractère n'était pas
à la hauteur de sa capacité ; il n'aurait pas eu
la force morale nécessaire pour faire face aux circonstances
difficiles dans lesquelles se trouve toujours le chef d'un nouveau
gouvernement ; si bien que cet homme, avec de riches et
brillantes facultés, devait être un instrument passif
entre les mains de sa famille. C'est ainsi qu'après avoir été
plusieurs fois président de la république, il se laissa
de nouveau entraîner dans le parti espagnol, et se retira plus
tard avec le général Rodil dans les forts du Callao, où
il mourut misérablement avec presque tous ceux qui l'avaient
rendu coupable : triste exemple d'une faiblesse que le sentiment
du devoir ne sait pas dominer !
Les
hommes d'état qui influaient le plus sur la marche des
affaires étaient alors : Monte-Agudo*, ministre de
l'intérieur et directeur de la police générale ;
don Thomas* Guido, ministre de la guerre et de la marine, et Unanué,
ministre de la justice et des finances.
Don
Thomas* Guido, natif de Buenos-Ayres*, colonel de cavalerie dans
l'armée expéditionnaire de Buenos-Ayres* au Chili et du
Chili au Pérou, brillait moins comme guerrier que comme
administrateur ; il avait toute la finesse d'un diplomate sans
en avoir la rouerie et la fausseté ; il était
plutôt propre à mener à fin une affaire à
force de persévérance et d'habileté, qu'à
concevoir de larges plans de réforme ou d'administration.
Monte-Agudo*
était un tout autre homme. Né dans le haut-Pérou,
de race mêlée (3), il avait dans toute sa plénitude
le caractère perfide et cruel du Zambo (4), et l'imagination
ardente et ambitieuse de la plupart des mulâtres, caste
moyenne, qui n'aspire à se délivrer du joug ds blancs
que pour gouverner à son tour la classe noire et donner
l'essor à ses instincts de domination et d'orgueil.
Monte-Agudo* est du nombre de ces hommes qui surgissent spontanément
dans les temps de révolution, comme pour en personnifier les
plus monstrueux excès ; espèce de vampires dont
notre patrie a été trop souvent la proie à la
première époque de son émancipation politique;
encore Monte-Agudo* n'avait-il pas la fougue aveugle et la franche
fureur d'un Danton ; la ruse dominait ses emportements ; il
tenait plus du tigre que du lion. Il suivit long-temps* le général
San-Martin*, fit avec lui les campagnes du Chili et du Pérou,
et fut l'exécuteur de ses hautes-œuvres légales :
seulement il est plus que vraisemblable qu'un pareil instrument
devait outrepasser l'impulsion qu'on lui imprimait, dût-il
salir la main qui l'employait.
Le
général San-Martin*, comme tout chef de parti dans des
moments de crise violente où le sort de sa cause est en péril,
n'a sans doute pas reculé devant de terribles mesures que,
dans sa pensée, le but final justifiait ; mais un agent
de la trempe de Monte-Agudo* ne voit dans ces effrayantes nécessités
qu'une occasion de représailles et de vengeance, un prétexte
de meurtres et d'assassinats. Par ses ordres, les officiers espagnols
détenus à San-Luis, dans les Pampas, furent massacrés ;
de riches Espagnols se virent exilés de Lima et dépouillés
de leurs biens. Monte-Agudo* faisait de la terreur au profit de sa
cupidité. Il était spirituel, subtil, persévérant
et studieux ; mais ces avantages étaient au service de
son égoïsme et de ses implacables passions.
Inanué,
né à Lima, qui a écrit sur la médecine et
les finances plusieurs ouvrages assez intéressants, mais un
peu diffus, avait la facilité et l'instabilité des
Péruviens, et, comme on dit vulgairement, faisait plus de
bruit que de besogne ; il n'avait guère été
promu à ses hautes fonctions que parce qu'on désirait
voir un Liménien participer à la direction des
affaires. Toutefois, le docteur Unanué passait pour un médecin
habile et pour bon financier ; il jouissait de l'estime de ses
concitoyens et même des Espagnols, qui cependant déploraient
qu'un homme aussi honorable trempât plus ou moins directement
dans les monstrueuses iniquités de son collègue
Monte-Agudo* !..." (5)
Gabriel
Lafond fait alors un retour en arrière sur la carrière
de San Martín qu'il raconte jusqu'à la traversée
des Andes (dont je vous ai parlé dans mon article du 16 novembre 2012). Je reprends la citation à ce moment-là
et vous allez retrouver les épisodes que nous avons vus dans
mes articles précédents, qui sont tous rassemblés
sous le mot-clé SnM bio Jasmin, dans le bloc Pour chercher,
para buscar, to search, ci-dessus...
Frontispice vraisemblablement ajouté à l'édition originale sortie d'imprimerie
par le bibliothécaire universitaire en charge de l'ouvrage
comme c'était alors l'usage lorsque l'on faisait relier les livres en les personnalisant.
L'image représente la rencontre de San Martín et Bolívar à Guayaquil en août 1822.
Aucun témoin n'a jamais reproduit cette scène.
Toutes les images sont donc apocryphes,
mais celle-ci bat tous les records de fantaisie...
"Le
passage des Cordillères par San-Martin* peut être
considéré comme l'un des plus beaux faits de l'histoire
moderne. Il les traversa dans les premiers jours de février
1817, gagna la bataille de Chacabuco le 12 février, confia le
commandement du pays à O'Higgins, et le 5 mai 1818 défit
à Maïpu* les Espagnols, dont il envoya les officiers
prisonniers de l'autre côté des Cordillères, à
la Punta de San-Luis (6). Le général San-Martin* est
d'une taille élevée, il a une figure noble et agréable,
son regard est bienveillant et digne, il est affable, accessible aux
conseils. On disait à Lima qu'il aimait beaucoup les femmes,
et que Miraflores était la Capoue du héros
américain.(7)
Quant
aux exécutions qui ont eu lieu sous son commandement, elles ne
doivent être attribuées ni à un instinct cruel,
ni à la soif de l'or, mais bien aux nécessités
politiques et à l'influence de ceux de ses officiers généraux
qui les crurent nécessaires, car San-Martin* a donné
maintes fois des preuves d'humanité et de désintéressement,
alors qu'il eût pu commettre les plus terribles exactions. Sa
retraite volontaire, la simplicité et la modestie austère
de sa vie actuelle, qui rappelle celle de Cincinnatus, prouvent au
monde que sa seule ambition avait été de faire le
bonheur de l'Amérique méridionale. Lors de son entrée
à Lima, il refusa des cadeaux de la plus grande valeur, et
s'il eût voulu, il eût
emporté des millions en Europe lorsqu'il laissa
le commandement suprême de la république. (8)
Le
général San-Martin* s'est toujours montré
généreux envers les officiers qui l'ont accompagné ;
tous ses compagnons d'armes lui ont conservé une vive et
profonde affection. Puisque, malgré ses incertitudes, il était
parvenu à prendre Lima et à faire capituler ses
forteresses, il est permis de supposer qu'avec plus d'énergie
et de fixité dans ses desseins, ou plutôt plus de
confiance dans les troupes péruviennes, sur lesquelles il
comptait peu, il eût empêché que l'armée
espagnole, en se réorganisant, ne vint prolonger la guerre
indéfiniment, épuiser les ressources du pays, et, ce
qui est plus malheureux encore, familiariser en quelque sorte les
populations au spectacle de ces dissensions civiles qui les rongent
jusqu'au cœur.
Si
le général San-Martin*, au lieu de confier le
commandement de ses troupes à des hommes comme don Domingo
Tristan, se fût mis lui-même à leur tête, il
eût assurément achevé de détruire la
puissance espagnole dans le Pérou, parce qu'il avait pour lui
le pays et l'opinion publique ; mais, je le répète,
Lima, la ville non moins corruptrice que corrompue, eut peut-être
trop d'attraits pour un générateur. Il s'y endormit sur
ses lauriers avec les compagnons de sa gloire, et quand il vit la
fausse position qu'il s'était faite, au lieu de se roidir*
contre les difficultés, il abandonna les Péruviens à
leur anarchie et se retira au Chili, emportant pour toute richesse
l'oriflamme de Pizarro (9), le titre de protecteur (10), qu'il avait
pris à son arrivée sur la plage péruvienne, et
celui de généralissime, que lui décerna le
Congrès avant son départ, alors qu'il pouvait si
aisément y ajouter celui plus glorieux encore de
pacificateur !
Cependant,
s'il est permis de penser que le général San-Martin*
douta de ses forces, on peut croire aussi qu'il avait eu en vue, dans
cette sorte d'abdication, d'éviter la guerre civile entre le
Pérou et la Colombie, et d'acheter les secours de cette
république en laissant à Bolivar la gloire de terminer
la tâche qu'il avait commencée.
Les
mesures de rigueur du général San-Martin* n'étaient
bien souvent que des mesures d'humanité. Lorsque les troupes
de Canterac s'approchèrent si près de Lima qu'on
craignit un instant que l'armée patriote ne fût
contrainte d'évacuer la capitale, San-Martin* fit enfermer
dans le couvent de la Merced la plupart des Espagnols résidant
à Lima. Cette mesure avait plutôt pour objet de les
garantir de l'effervescence populaire que de les priver de leur
liberté. Et quand la populace avide d'excès vint se
ruer contre les portes de ce couvent pour en massacrer les
prisonniers, ce fut le général San-Martin* qui se
chargea de la résistance et se fit le défenseur
intrépide et victorieux des droits de l'humanité."
Gabriel
Lafond de Lurcy
Voyages
autour du monde et naufrages célèbres
Voyages
dans les Amériques, tome II
Paris,
Administration de Librairie, 26 rue Notre-Dame-des-Victoires, 1844
* *
*
San
Martín, à rebours des conquistadors, biographie en
français de San Martín, est encore en souscription, au
prix promotionnel de 14 €, soit 12,5% de réduction sur le
prix public.
Le
livre paraîtra prochainement. En librairie, il sera au prix de
16 $ (montant inscrit au dos).
Le
bon de souscription est téléchargeable et imprimable
dans mon article de présentation générale du 23
octobre 2012, intitulé San Martín, à rebours
des conquistadors, biographie en souscription.
* *
*
Pour
aller plus loin :
-
Ecouter mon interview d'août 2012 en français, par
Magdalena Arnoux, sur Radio Nacional (Radiodifusión
Argentina al Exterior).
Elle
porte surtout sur les rumeurs (d'origine malveillante) concernant
l'identité de San Martín dont une légende
absurde veut qu'il ait été un métis adultérin,
ce qui l'aurait absolument empêché d'entrer comme élève
officier dans l'armée espagnole en 1789.
-
Ecouter mon interview d'août 2012 en espagnol sur la même
station.
Le
journaliste Leonardo Liberman et moi-même y parlons du San
Martín intime de l'exil à Paris, entre 1831 et 1850, de
son implication dans la vie intellectuelle et artistique de son
temps, de sa relation aimante avec sa fille ainsi que de la ville de
Boulogne-sur-Mer où sa vie s'est achevée le 17 août
1850.
Pour
en savoir plus sur la haute figure qu'est José de San Martín
en Argentine en restant dans Barrio de Tango, cliquez sur son nom
dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus
(sous le titre de chaque article).
Pour
connaître l'ensemble de mes articles sur ce livre, le troisième
que je publie, le second aux Editions du Jasmin, cliquez sur le
mot-clé SnM bio Jasmin, dans le même bloc Pour
chercher.
Des
raccourcis vers les présentations de chacun de mes livres sont
disponibles en partie haute de la Colonne de droite.
(1)
Pour bien marquer le caractère temporaire de l'exercice de son
pouvoir, San Martín n'avait pas voulu prendre le même
titre que celui qui avait été adopté quelques
années plus tôt à Buenos Aires puis à
Santiago. Il n'était donc pas Directeur Suprême mais
Protecteur de la Liberté du Pérou sous un statut
temporaire qui lui servait de constitution et lui attribuait, jusqu'à
la convocation d'une assemblée constituante élue, les
pouvoirs législatifs et exécutifs tout ensemble, sous
un régime d'exception qui devait tenir jusqu'à ce que
les armées du vice-roi cessent de représenter un danger
pour l'indépendance et d'empêcher la tenue des
élections. Personne n'avait cru qu'il tiendrait si exactement
sa promesse et quitterait le pouvoir si peu de temps après
l'avoir accepté. Pendant l'année que dura ce régime,
dans sa correspondance privée comme dans ses écrits
publics, San Martín exprima sans cesse son intention
déterminée de ne pas conserver le pouvoir plus que
nécessaire, ce qui laisse encore les historiens dans
l'incertitude quant aux motifs de cette spectaculaire et surprenante
démission du 22 septembre 1822. Etait-elle réellement
une décision libre de sa part, indépendante des
circonstances, prise de très longue date, comme il l'a
présentait lui-même ? Etait-elle la reconnaissance
de l'échec de sa politique ? Ou constituait-elle plutôt
un recul devant Bolívar et sa volonté de tout dominer,
un refus d'affronter son pair, un renoncement suprême pour
éviter une guerre civile entre ses propres partisans et ceux
de son homologue nordiste ? Or il se trouve que cette explosion
de violence fratricide que San Martín craignait de provoquer
en se maintenant au pouvoir, comme il l'expliqua à un ami le
22 septembre au soir, se produisit bel et bien malgré son
retrait dans les rangs des indépendantistes. Les nostalgiques
de son gouvernement, qui voulaient rester fidèles à sa
politique (ou à ce qu'ils croyaient être son héritage),
finirent par s'allier à d'autres pour bouter Bolívar
hors du Pérou où, San Martín parti, le général
vénézuélien se comportait en despote
napoléonien.
(2)
C'est le terme que l'histoire a retenu tant l'opinion publique
s'attendait à voir San Martín établir un régime
monarchique de style napoléonien, une évolution qui
paraissait naturelle aux contemporains eu égard au prestige
militaire de l'homme et au précédent français.
Pourtant il s'agit bien d'une démission mais le vocabulaire et
les concepts restaient ceux du régime monarchique.
(3)
Racisme bien-pensant et affiché sans l'ombre d'une mauvaise
conscience des notables de la Monarchie de Juillet ! Le même
raciste régnait alors aussi en Amérique du Sud à
la même époque et on y a souvent attribué à
ses origines afro-indiennes les violences et l'intolérance
politiques dont Bernardo Monteagudo a fait preuve dans toutes les
missions qu'il a remplies tout au long du processus révolutionnaire.
Le fanatisme de ses convictions, qui n'est pas sans nous rappeler les
excès des meneurs de la Terreur, le conduisit à sa
perte, il fut assassiné à Lima en 1824. San Martín
avait assez vite compris qu'il fallait qu'il s'en défasse et
il songeait à lui attribuer une mission diplomatique en Europe
lorsque la classe dirigeante de Lima se chargea de démettre
Monteagudo de ses fonctions ministérielles tandis que le
Protecteur rencontrait Bolívar à Guayaquil. Parmi les
contemporains de tous ces événements, je n'en ai repéré
que fort peu dans les écrits desquels je n'ai jamais lui
d'arguments racistes : José de San Martín,
Guillermo Miller (William de son prénom anglais), Tomás
Guido qui eut maille à partir avec Monteagudo au Chili et à
Lima et n'utilisa jamais ce type de propos contre lui, et Bernardo
O'Higgins.
(4)
Zambo : personne née d'un parent indien et d'un parent
noir. C'était le plus bas niveau social imaginable, puisque le
zambo était censé n'avoir que du "sang
de sauvage" dans les
veines. La grande majorité des zambos naissaient au Pérou
et dans le Haut-Pérou (actuelle Bolivie) où subsistait
une forte population indienne intégrée à
l'univers colonial à travers le servage dont ces gens étaient
victimes depuis trois siècles. Au Chili et en Argentine, une
certaine partie de la population amérindienne échappait
à l'interaction avec le système colonial car les
ethnies des régions sud, les régions les plus froides,
étaient nomades, et elles avaient donc échappé à
la persécution des colons blancs. Il y avait donc moins de
rencontres entre Indiens et Africains. En ce qui concerne Monteagudo,
la situation est très spéciale dans la mesure où
il a pu accéder à des études universitaires (il
avait un diplôme de droit), ce qui normalement n'était
possible que pour un Blanc. Sa famille, quoi que de couleur, avait
donc dû à un certain moment recevoir un certificat de
blancheur, un document validé par le roi d'Espagne lui-même
qui sortait la personne de sa situation sociale et lui ouvrait des
droits réservés aux Blancs. Par ailleurs, son portrait,
réalisé en Amérique, de visu ou non, ne
montre aucun trait de métissage mais le peintre peut les avoir
dissimulés par bienséance.
(5)
En fait, mais Lafond ne peut pas le savoir, les documents n'étant
pas encore publiés, Hipólito Unanué (rendons-lui
son prénom) n'était pas du tout dupe des mœurs
contestables de Monteagudo mais sans doute, n'avait-il pas la force
de s'affronter franchement à lui. En tout cas, il ne leva pas
le petit doigt pour lui sauver la mise en août 1822, lorsque
les notables de Lima vinrent exiger et obtenir son bannissement.
Monteagudo devait revenir à Lima dans les bagages de Bolívar
et il reprit, sous ce nouveau commandement, les mêmes pratiques
qui lui avaient déjà valu la haine des Péruviens,
jusqu'à tomber sous les coups d'un assassin.
(6)
Notez que contrairement à l'immense majorité de ses
contemporains et aux usages de son temps, Lafond évite de
traduire les noms propres. Dans une lettre adressée à
San Martín, il lui explique qu'il lui écrit en espagnol
parce qu'il aime passionnément cette langue et qu'il ne veut
surtout pas l'oublier. Sinon, San Martín maîtrisant le
français mieux que lui, il lui écrirait dans notre
langue...
(7)
Lafond rapporte ici des ragots qui circulaient à Lima, comme
ils avaient déjà circulé à Santiago. Le
Français qu'il est ne peut pas s'imaginer le chef de guerre
autrement que prenant le repos du guerrier, à l'instar d'un
Napoléon ou d'un Bolívar. San Martín semble
avoir beaucoup souffert de ces médisances incessantes sur son
compte et sur sa vie privée, qui n'ont pas cessé à
sa mort. Aujourd'hui encore, des auteurs qui se prétendent
historiens lui attribuent une vie de patachon dont ils sont bien
incapables d'apporter la moindre preuve. Qu'à cela ne tienne,
ils s'en justifient en invoquant l'homme qui a vu l'homme qui a vu
l'homme qui a vu l'ours. De son vivant, les pires ennemis de San
Martín n'ont jamais trouvé la moindre preuve d'un tel
comportement, malgré les moyens qu'ils ont mis pour les
trouver. Une fois San Martín rentré à Mendoza,
Bernardino Rivadavia, son ennemi juré, fit voler et ouvrir
systématiquement son courrier, acheta l'un de ses serviteurs,
envoya des sbires l'espionner chez lui et dans sa propriété
de campagne et chargea d'autres spadassins de l'assassiner si
l'occasion s'en présentait... Rivadavia n'a jamais rien pu se
mettre sous la dent qui soit un tant soit peu compromettant ni sur le
plan financier ni sur le plan des mœurs. Rivadavia poursuivit José
de San Martín jusque dans son exil à Londres puis à
Bruxelles et là aussi, il fit chou blanc... Chacun tirera les
conclusions qui s'imposent sur ces rumeurs dénuées de
documentation historique.
Quant à la ville de Miraflores, c'était alors
une ville appréciée des riches Limègnes comme
lieu de villégiature. Mais la maison de campagne de San Martín
se trouvait en fait à La Magdalena, un autre village à
proximité de Lima apprécié de la bonne société
mais un peu moins chic tout de même. Cette maison est toujours debout. Elle a accueilli Bernardo O'Higgins et sa famille,
après sa démission de Directorat suprême du Chili
en janvier 1823, puis Simón Bolívar lorsqu'il vint
occuper militairement Lima et le Pérou en 1824.
(8)
Lafond combat ici les arguments montés en boucle par Cochrane
et ses affidés, qui sont encore assez puissants puisqu'ils se
trouvent en Grande-Bretagne, et ceux de Rivadavia et de Alvear, des
arguments qui ressortent encore périodiquement sous la plume
de certains sud-américains et que des historiens doivent
toujours combattre deux cents ans après les faits !
(9)
C'était le Cabildo de Lima qui lui avait offert cette relique
du conquérant du Pérou à la Renaissance. A Lima, dans le syncrétisme
qui naquit de la rencontre entre le catholicisme et la religion inca,
cet oriflamme était supposé doter son détenteur
d'une puissance magique. San Martín emporta le trophée
avec lui, peut-être pour que Bolívar, en qui il avait
perdu toute confiance lors de leur rencontre à Guayaquil
(actuel Equateur), en août 1822, ne puisse pas s'en service
pour justifier la dictature qu'il n'avait que trop tendance à
vouloir imposer dans tout pays dont il se rendait maître par
les armes. A Boulogne-sur-Mer, la statue du général, sur le boulevard Sainte-Beuve, le représentant avec cet étendard en main. C'était en fait une pièce d'étoffe très fragile, que personne ne pouvait plus exhiber de la sorte, qu'il fallait manier avec des trésors de prudence...
(10)
En fait, San Martín avait renoncé au titre de
Protecteur de la Liberté du Pérou qui était
celui du chef de l'Etat provisoire du Pérou, mandat dont il
venait de se défaire. Mais il reçut du Congrès
du Pérou le titre de Fondateur de la Liberté Péruvienne
et c'est avec celui-ci que Lafond fait une confusion. Le titre de
Généralissime lui avait été remis par ce
même Congrès le 22 septembre 1822 au soir, avec l'espoir
de la part de l'Assemblée qu'il accepterait de continuer à
diriger les opérations militaires du jeune Etat.