mardi 7 novembre 2017

Violente polémique entre Abuelas et La Nación [Actu]

Dimanche dernier, le quotidien La Nación a publié une nouvelle catalinaire contre l'association Abuelas de Plaza de Mayo, sous la forme d'un éditorial, dont l'auteur a "courageusement" préféré garder l'anonymat.

L'article s'en prend directement à Estela de Carlotto, la présidente de l'association, dont les cheveux blancs et le sourire éclatant lui ont longtemps valu une bonne réputation auprès de la majorité de la population, une belle image qui a culminé quand elle a retrouvé son petit-fils, le fils que sa fille disparue sous la dictature, Laura, avait mis au monde en détention arbitraire et qui avait été adopté par un couple d'ouvriers agricoles, aujourd'hui poursuivis par la justice (1). Elle était alors devenue la grand-mère de tous les Argentins. Cette popularité s'est brutalement ternie à la prise de fonction de Mauricio Macri, lorsqu'on a découvert dans sa bouche un discours moins démocratique et moins nuancé que celui qu'on lui connaissait jusqu'alors. Elle a en particulier voulu refuser au président nouvellement élu le droit de fouler le sol de l'ex-ESMA et menacé de créer des incidents au cours de la visite que devait y faire Barack Obama, alors président des Etats-Unis en visite d'Etat en Argentine. Le tout s'était accompagné de la mise à découvert du fait que les activités militantes de Abuelas (excellentes par ailleurs) étaient toutes financées par des subventions publiques et presque aucune par les cotisations des adhérents, comme c'est normalement le cas d'une ONG bien gérée et réellement indépendante des pouvoirs publics.
Ajoutez à cela que plusieurs membres de sa famille ont été nommés à des postes publics pour lesquels ils ne sont certes pas incompétents sans qu'ils soient pour autant les seuls à être compétents, voire pour lesquels ils ne sont pas nécessairement les mieux qualifiés.

Le ton de l'éditorial de La Nación est très agressif mais le texte est argumenté, structuré, charpenté et il traduit l'analyse de beaucoup de gens censés, tolérants, démocratiques, qui ont voté pour l'actuelle majorité. L'article dénonce la partialité avec laquelle ces associations de victimes de la Dictature conçoivent les droits de l'homme et figent la problématique dans un monde politique caduc, celui du Mur de Berlin, celui de la Guerre froide et donc celui de la Junte militaire et du Plan Condor. Le journaliste anonyme déplore que Estela de Carlotto assimile presque toujours l'actuelle majorité à la dictature militaire, un type d'assimilation que l'on retrouve aussi dans le discours des indépendantistes catalans au sujet de Mariano Rajoy, de son gouvernement et de son parti (2), ce qui est d'autant plus choquant que ces associations des droits de l'homme ont soutenu des groupes violents opérant qui au Chili, qui en Colombie, à l'instar de Danièle Mitterrand qui embrassait Fidel Castro ou appuyait tel ou tel représentant d'une gauche adepte de la lutte armée et hostile aux pratiques démocratiques, pour casser les pieds de son président de mari infidèle. Le journaliste dénonce aussi le rejet discrétionnaire et insultant que Estela de Carlotto ne cesse d'opposer à l'Eglise dès que les évêques appellent au dialogue et à la réconciliation.
L'éditorial revient aussi sur la douloureuse et polémique question des chiffres : il relève que Abuelas répète que 500 bébés ont été volés alors qu'on ne compte que 320 plaintes en justice. Le même problème se pose sur le nombre exact de disparus, 30 000 selon les associations contre un peu plus de 8000 plaintes devant la justice.

Malgré leur ton sévère et méprisant, toutes ces critiques correspondent à une réalité que l'on observe à nu depuis le changement de majorité et que j'ai encore entendu lors de la conférence qu'elle est venue donner à Paris. Elle y a clairement revendiqué le chantage qu'elle exerce contre le gouvernement en place lorsqu'elle le menace de dresser l'opinion publique contre lui s'il ne cède pas à ses demandes. Et c'est un peu court comme argument dans une négociation avec les pouvoirs publics.

Estela de Carlotto a contre-attaqué hier sur les ondes de AM 750, la radio du groupe médiatique Octubre, auquel appartient aussi Página/12. Le quotidien rapporte donc quelques uns de ses propos dans son édition de ce matin et annonce l'article à la une (en bas, à droite).
Force est de constater que cette sélection d'extraits ne présentent pas une grande cohérence démonstrative. L'interview apparaît hachée menue, comme une suite passablement décousue d'affirmations aussi péremptoires les unes que les autres, acrimonieuses, dépourvues d'argumentation de fond et portant contre La Nación le type même d'accusations que l'éditorialiste dénonce dans le discours de Estela de Carlotto. Choix surprenant puisque le journal prend ainsi le risque de renforcer l'analyse de l'éditorialiste anonyme...

Toutefois, cette maladresse apparente s'explique sans doute par le clivage politique actuel (3), si profond en Argentine que les lecteurs de Página/12 n'iront pas vérifier les propos publiés par La Nación. Chacun de ces deux quotidiens a son lectorat qui ne veut rien savoir de l'autre journal. Rares sont donc ceux qui confronteront les deux textes et en évalueront la pertinence relative. De cette façon, chacun reste visé à ses convictions et personne ne fait un pas pour tenter de comprendre l'autre. En août, j'ai été très frappée par la grande difficulté que j'ai rencontrée pour échanger de façon rationnelle avec les électeurs du camp kirchneriste. Avant le changement de majorité, le phénomène se présentait dans l'autre sens, avec toutefois moins de hargne chez les opposants d'alors (4).

La présidente de Abuelas de Plaza de Mayo envisagerait de traîner devant les tribunaux le directeur de la rédaction de La Nación pour qu'il réponde devant la justice de ce qu'elle estime être une insulte publique à son égard.

Pour aller plus loin :
lire l'éditorial de dimanche dans La Nación
lire l'article de Página/12

Ajouts du 8 novembre 2017 :
lire l'article de Página/12 sur l'initiative d'un groupe de militants d'opposition, dont l'ex-juge de la Cour Suprême Raúl Zaffaroni et Estela de Carlotto elle-même : ils vont présenter au Congrès un appel à constituer un "toit démocratique commun".
lire l'article de La Nación sur l'absence de remarques de la part de l'ONU à la République Argentine  au sujet des deux affaires en cours, la prison préventive de Milagro Sala et la mort accidentelle (ou criminelle) de Santiago Maldonado. Une délégation argentine est entendue actuellement à Genève par l'organisation internationale
lire l'éditorial de La Nación (tout aussi anonyme que celui de dimanche) qui rétorque à Estela de Carlotto en lui opposant un contre-modèle, la militante radicale, Graciela Fernández Meijide, une femme de valeur et de dialogue, qui a longtemps été éclipsée médiatiquement par Estela de Carlotto et qui revient sous les projecteurs depuis le changement de majorité. Graciela Fernández Meijide a toujours dénoncé l'appel à la haine et à la vengeance, qui se cache parfois sous les revendications des associations de victimes, même si Abuelas le nie énergiquement. Graciela Fernández Meijide a fait partie de la toute première commission d'évaluation des violations des droits de l'homme constituée au retour de la démocratie, en 1984.

Ajout du 9 novembre 2017 :
lire le compte-rendu de l'appel au Congrès dans l'édition de Página/12 aujourd'hui



(1) alors qu'ils semblent surtout avoir péché par ignorance et peut-être par soumission à leur patron, qui, lui, était bien au courant de l'origine du bébé. Depuis quelques années, on a pu constater que ces pratiques d'adoption frauduleuse avaient prospéré dans tout l'Occident pendant une bonne partie du 20ème siècle et auparavant, sous l'influence de délirantes théories de darwinisme social, dont nous ne semblons pas être tout à fait débarrassés, à en croire certains discours sur les causes de la violence sociale : de telles pratiques ont eu lieu en Australie, pendant plus de cent ans, avec des enfants métis ou aborigènes volés à leurs parents et occidentalisés de force. Cela s'est produit en Israël pour des enfants enlevés à leurs parents judéo-arabes pauvres pour être confiés, sous une autre identité, à des familles ashkénazes, censées être plus évoluées - on croit rêver ! (Le scandale vient tout juste d'éclater). Cela s'est passé en France avec des enfants de la Réunion, déportés en métropole pour repeupler la Creuse. Cela s'est produit en Espagne, sous Franco, avec des enfants mis au monde par des filles-mères ou des femmes pauvres à qui les autorités médicales et parfois religieuses ont fait croire que leur bébé était mort alors qu'il était bien vivant et qu'on le remettait à des familles bourgeoises supposées mieux armées pour les élever dans l'honneur et la moralité. La situation argentine semble un peu différente et plus terrible encore à cause de l'assassinat presque systématique des jeunes accouchées après la capture de leur enfant, accompagné souvent aussi par le meurtre du père, lorsqu'il était connu.
(2) Et comme par hasard, Página/12 prend fait et cause pour Carles Puigdemont contre le méchant Etat espagnol qui aurait retrouvé ses réflexes franquistes. Or en Espagne comme en Argentine, le retour de la démocratie remonte déjà à une génération et demie. Le personnel politique a donc été complètement renouvelé, comme les cadres des forces armées. Renvoyer les fantômes dictatoriaux à la tête de ses adversaires politiques devient une incantation irrationnelle, très éloignée d'une analyse politique sereine et sensée.
(3) Ce clivage est en grande partie le résultat de la propagande développée par l'opposition et notamment par les kirchneristes qui semblent n'avoir toujours pas digéré leur défaite électorale et qui viennent d'en subir une déroute assez sévère ! On dira aussi que le gouvernement prend parfois des positions qui ne vont pas dans le sens de la recherche d'un consensus.
(4) Mais il y avait aussi chez les opposants de l'époque quelques fanatiques au discours insensé et haineux.