Hier,
on a donc appris que le "San Juan" (1) avait sombré, sans doute dans de
grandes profondeurs, dans les eaux territoriales argentines, alors
qu'il achevait une mission et remontait depuis Ushuaïa, en province de Tierras del Fuego, vers son port
d'attache, Mar del Plata, province de Buenos Aires. A bord vivaient quarante trois hommes et
une femme, la seule femme sous-marinière de l'Amérique latine.
La
population se sent en deuil, sous le choc de cette nouvelle
catastrophe qui s'ajoute à toute une série d'accidents de transport
et d'incendies, qui ont tous eu pour cause des manquements graves en
matière de maintenance, de management ou de règles de sécurité
les plus élémentaires. Pourtant le gouvernement, de son côté, n'a pas
encore annoncé un deuil national. Les drapeaux n'ont pas encore officiellement été mis en berne.
C'est à peine si, en abordant la nature de l'accident, la
communication officielle de la Marine et celle du ministère de la
Défense ont évoqué le sort des membres de l'équipage. Hier et
encore une grande partie de la journée d'aujourd'hui, il n'y était question que du sous-marin disparu et d'une explosion qui s'était produite à bord, à la suite probablement d'une avarie de batterie, élément vital dans ce type de bâtiment (sous-marin conventionnel électrique de type narval).
Heureusement, si l'on peut ainsi parler en de telles circonstances,
les officiers qui se sont chargés d'annoncer la nouvelle aux
familles leur ont présenté leurs condoléances et leur ont annoncé clairement
qu'il ne pouvait pas y avoir de rescapé, pour ne pas nourrir d'espoir inutile, et c'est le chef de la base
des sous-marins qui a pris son téléphone pour appeler les familles
qui ne se trouvent pas physiquement à Mar del Plata, sans pouvoir consacrer plus que quelques minutes à chaque interlocuteur, ce que ces mêmes familles vivent très mal (on le comprend).
Ils nous ont menti depuis le début, titre Página/12, en citant les familles |
Tout
au long de la crise et jusque dans son tragique dénouement d'hier
midi, le porte-parole de la Marine, un simple capitaine de vaisseau,
a été laissé seul face à la presse. L'Etat-Major de la Marine ne
l'a jamais accompagné. On aurait pu imaginer qu'hier midi, une brochette
d'officiers supérieurs entourent le ministre de la Défense ou le chef de l'Etat et que tout ce monde se présente, solennellement et dans la gravité, devant les journalistes et les caméras du monde entier pour annoncer la fin tragique de cet équipage et remercier pour l'aide internationale reçue, ne serait-ce qu'en l'honneur des morts et par
respect pour leurs familles qui, devant ce comportement peu glorieux, sont enclines à croire que l'issue fatale était déjà
connue depuis longtemps.
La
polémique politique est donc déjà lancée. De nombreuses familles
accusent et hurlent leur douleur à la face du monde. L'opposition
fourbit ses armes. Página/12 a déjà lancé ses premières flèches,
contre le Premier ministre et le ministre de la Défense, dont on est
surpris qu'il reste en poste tandis qu'on a déjà annoncé que
l'Etat-Major de la Marine serait révoqué ou mis à la retraite
forcée dès que l'affaire sera close. Ce qui est plus grave, c'est
que le ministre de la Défense et le Président lui-même semblent
être plus soucieux de détourner les soupçons de leur personne et
de leurs services que de se porter au secours des endeuillés, que ce
soit les familles, la base navale et la ville de Mar del Plata, où
vivaient les familles des marins.
Surprenante une de La Prensa qui ne consacre à la tragédie qu'une partie de sa page |
Cet
accident terrible affecte aussi la diplomatie argentine car c'est
l'image internationale du pays qui est mise en danger par une gestion
de crise qui paraît, pour le moment, invraisemblablement défectueuse
et si peu respectueuse de l'engagement des militaires. Les diplomates
et le ministre lui-même vont devoir redoubler d'efforts pour
maintenir la ligne tenue depuis l'arrivée de Mauricio Macri au pouvoir :
redonner à l'Argentine du lustre, de l'attractivité et de la
crédibilité internationale. Ces derniers mois, le ministère des
Affaires Etrangères avait décroché plusieurs belles réussites
internationales, la dernière en date étant l'Exposition Universelle
de 2023 à Buenos Aires.
A
l'intérieur des frontières aussi, l'accident va faire des ravages
dans les Forces Armées. On risque d'avoir une crise des vocations
dans la Marine d'abord mais dans les autres armes aussi. On sait
qu'en Argentine, la politique d'austérité frappe très fort,
notamment au chapitre des soldes, après une douzaine d'années d'une
politique très antimilitariste de la part des Kichner, mari et
femme, qui n'ont jamais réussi à dépasser le traumatisme de la
répression sous la dernière dictature (1976-1983). Que se
passerait-il après un accident d'avion de transport de troupe ou un
accident de manœuvre, avec peut-être des disparitions supérieures
en nombre ? Lorsqu'un accident d'une telle ampleur survient, il
est capital que l'Exécutif se solidarise très vite avec l'ensemble
des militaires et le face savoir à la nation. Et pour l'instant, ce
n'est pas ce qui se passe. On attend toujours le message que le
Président adresserait à la Marine et son mot de condoléances aux
familles. Depuis Rome, le Pape François a déjà fait part de son
union de prière à l'évêque aux Armées en lui demandant de
transmettre sa bénédiction aux familles endeuillées et il l'a
fait. L'indifférence humaine et la préoccupation
juridico-matérielle de Mauricio Macri n'en sont que plus
incompréhensibles encore.
Il
faut espérer toutefois que cette tragédie sera l'occasion pour le
gouvernement argentin de diligenter une véritable enquête, à la
qualité incontestable, qui aura la liberté de mettre au jour tout
ce qui n'a pas fonctionné correctement, sur le plan technique, sur
le plan du commandement militaire et politique et sur le plan de la
gestion de crise actuelle, qu'elle pourra émettre des
recommandations qui seront mises en œuvre aussitôt. Ce sera alors
la possibilité de finir de replacer les forces armées dans leur
rôle constitutionnel et démocratique dans un état souverain, elles
dont l'image est amplement abîmée par une cinquantaine d'années de
coups d'état militaire depuis 1930 jusqu'en 1983. Dans des
circonstances aussi tragiques, le cafouillage actuel n'est pas une
bonne chose pour la démocratie.
Depuis
hier soir, depuis que j'ai appris la tragédie à Caen où je devais donner une conférence sur le général San Martín dans un village normand, Fleury-sur-Orne, qui cultive un intérêt éclairé et plein de cœur pour l'Argentine et précisément pour Mar del Plata, un poème, appris par
cœur dans mes années de lycée, me revient en tête... Lorsqu'il l'a écrit, Victor Hugo
ne pensait pas à des militaires mais à des marins pêcheurs. Ces vers
n'en sont pas moins valides aujourd'hui pour ces quarante-quatre
marins qui ne rentreront pas au port de Mar del Plata.
Oh !
combien de marins, combien de capitaines
Qui
sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans
ce morne horizon se sont évanouis !
Combien
ont disparu, dure et triste fortune,
Dans
une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous
l'aveugle océan à jamais enfouis !
[...]
Où
sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires ?
O
flots, que vous savez de lugubres histoires !
Flots
profonds redoutés des mères à genoux !
Vous
vous les racontez en montant les marées,
Et
c'est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que
vous avez le soir quand vous venez vers nous !
Victor
Hugo (1840)
(1) Son nom officiel en Argentine est ARA San Juan (le sigle signifie Armada de la República Argentina - Marine de la République Argentine).