Le président Javier Mileí vient de déposer sur le bureau du Congrès, convoqué en session extraordinaire pour janvier, traditionnellement le premier mois des grandes vacances d’été, un projet de loi de 664 articles, rien de moins, pour continuer d’annuler ou d’amoindrir la portée d’un siècle de lutte démocratique en vue de réguler les activités économiques du pays et de doter la République d’institutions qui ont favorisé le développement du secteur non marchand, notamment la culture, l’éducation et la santé, qui font de l’Argentine le géant régional qu’elle est devenue avec son taux d’alphabétisme et de diplômés, ses prix Nobel en pagaille et ses artistes reconnus sur tout le continent et pour certains dans le monde entier, à la différence de ses voisins qui n’ont rien de tout cela, pas même l’immense Brésil voisin.
Tout cela rayé d’un trait de
plume avec ce projet si dense qu’il sera impossible d’en débattre
convenablement. Or c’est bien là l’intention du président qu’il
soit adopté sans examen approfondi. Avant-hier, Mileí est allé
jusqu’à menacer le Congrès de recourir à un référendum si son
projet n’était pas adopté en quatrième vitesse. Chiche !
Au regard des amples manifestations qui se succèdent dans le pays depuis Noël et de la prise de conscience d’un bon nombre d’électeurs qui se réveillent douloureusement après avoir voté pour lui parce qu’ils étaient aveuglés par la colère et croyaient le gouvernement en place responsable de tout (comme si un exécutif quel qu’il soit disposait d’une baguette magique qu’il aurait oubliée dans un coin de vestiaire), le résultat d’une telle consultation pourrait bien se retourner contre son promoteur, qui, pour casser toute la société argentine, tente, vainement, de se couvrir en ce moment d’une figure historique, celle du père de la Constitution, un juriste, homme de lettres et compositeur des plus distingués et des plus prudents, Juan Baustita Alberdi (Tucumán, 1810 - Neuilly-sur Seine, 1884).
Dans cette délirante avalanche
de mesures législatives, Mileí a empilé les articles qui, s’ils
sont adoptés, détruiront d’importantes structures culturelles et
artistiques du pays : le Fonds national des Arts, l’Institut
national de la Musique, récemment obtenu de haute et longue lutte
par la profession réunie tous styles confondus, son équivalent pour
le théâtre (beaucoup plus ancien), le marché du livre qui dispose
d’une loi de type loi Lang, qui, comme en France, protège le prix
de vente du livre et par conséquent l’existence des petites
librairies et des petits éditeurs (sans parler des auteurs), les
bibliothèques populaires représentées et défendues par une
commission nationale (menacée de disparaître) et l’INCAA,
l’institut national du cinéma et des arts audiovisuels, qui
perdrait ses financements publics alors qu’il fait exister un
cinéma national dans le cadre d’une sorte d’exception
culturelle, comme la France, à l’initiative de Jack Lang, s’en
est elle aussi dotée, il y a de nombreuses années, avec le succès
que l’on sait pour son cinéma, toujours bien vivant en Europe
alors que dans les autres pays du continent, il a bien du mal à
survivre. Les derniers grands succès internationaux du Septième Art
argentin sont des films qui ont bénéficié du soutien de
l’institut.
En gros titre : quelques unes des 664 mesures du projet de loi Omnibus Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
Il est donc à craindre une mise à mort d’une grande partie de l’impressionnant dynamisme culturel argentin et une disparition partielle ou totale du rayonnement dont il avait doté le pays, sur son continent comme en Espagne, voire ailleurs dans le monde mais à un degré moindre. Il ne restait plus qu’à mettre le turbo pour réussir à vaincre enfin cette barrière de la langue ! Et maintenant, ce gouvernement fait tout l’inverse.
Cet aspect-là de ce projet de loi, aussi scélérat qu’obèse, est surtout analysé et commenté par Página/12, les journaux de droite en faisant le cadet de leurs soucis… mais souci tout de même et il est juste de le noter car cela montre que le problème a été identifié même par la droite dotée de raison. Ainsi La Nación parle-t-elle ce matin de « tsunami » pour la culture, dangereusement menacée par la disparition du Fonds national des Arts.
Parmi les autres vandalismes
contenus dans ce projet de loi, la privatisation du Banco de la
Nación, l’entité commerciale mariée à l’autorité monétaire
nationale (Banco Central de la República Argentina), et le retour,
par une porte dérobée, de la loi de l’obéissance due (obediencia
debida), une
crapulerie qui, sous le ménemisme, accordait aux militaires et aux
policiers, de tout niveau hiérarchique, l’impunité pour tous les
crimes contre l’Humanité qu’ils ont commis, en toute
connaissance de cause, sous la dernière dictature militaire
(1976-1983) et pour lesquels plusieurs d’entre eux purgent
actuellement de longues peines de prison quand ce n’est pas une
condamnation à vie (voir l’article
de Página/12
à ce sujet dans l’édition d’aujourd’hui).
Même politique ici : sous la photo, quelques unes des mesures contenues dans le gros dossier Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
D’autres modifications substantielles introduites par ce projet de loi visent à supprimer certains instruments de protection des petites filles et des femmes majeures et de lutte contre les violences domestiques, dont les tout premiers avaient été mis en place par l’action énergique et volontariste de Eva Perón, en avance sur son temps et disparue il y a déjà plus de soixante-dix ans ! Où Mileí, qui n’est pas à une incohérence près, rejoint donc Poutine, qu’il voue pourtant aux gémonies pour la guerre contre l’Ukraine, puisqu’à son exemple, il entend accorder de nouveau aux hommes la liberté de battre leurs femmes… Comme quoi, avec lui, on ne blague pas avec les libertés des Argentins. Celles des Argentines, en revanche, on s’en bat l’œil !
Dans le même ordre d’idées immondes, le champ de la légitime défense pourrait lui aussi s’élargir si le Congrès y donne sa bénédiction. Désormais, si le texte passe, on pourra aussi tuer quelqu’un qui s’en prend à des biens sans menacer la vie de qui que ce soit. Et ce n’est là que le début du mandat. Il a commencé il n’y a que dix-huit jours ! Que peut encore nous réserver la suite ?
Pour aller plus loin :