jeudi 21 décembre 2023

Dérégulation à gogo [Actu]

C'est la seule une drôle et c'est la plus caustique.
Sous Mauricio Macri, Página/12 le caricaturait
comme le "birrey", entendez le "deux fois roi" mais aussi
le vice-roi d'Ancien Régime, avant l'indépendance.
Virey (vice-roi) est très proche, vocalement, de birrey
Là, ils font mieux : Mileí devient Mi ley (ma loi)
et cette fois, c'est exactement les deux mêmes syllabes.
Avec la couronne du sacre de Charles à Westminster en prime !
L'Angleterre !
L'image même, vue depuis la gauche surtout péroniste,
du libéralisme qui casse tout sur son passage !
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Hier, à la télévision publique, assis derrière le bureau présidentiel apporté dans le salon d’honneur de la Casa Rosada et entouré de tout son gouvernement (sauf la ministère des Affaires étrangères, qui se trouve à Paris pour négocier la dette du pays), lui vaguement ridicule à force de solennité et eux ressemblant à un tribunal de mafieux réunis autour du parrain, Javier Mileí a fait l’annonce des mesures qu’il prend par décret-ordonnance (DNU en Argentine) pour « reconstruire l’économie » du pays.

Le miroir de Ya es Ay
Ya : tout de suite (les hurlements des partisans de Mileí avant l'élection).
Ay : aïe ! (sans commentaire)
Dessin de Miguel Rep, aujourd'hui dans Página/12

Court-circuitant le Congrès, il annule 366 lois et décrets précédents, ce qui a aussitôt soulevé les doutes de nombreux juristes et constitutionnalistes un peu partout en Argentine, à commencer par l’ancien président, lui-même professeur d’université en droit pénal.

"La révolution libérale (enfin !)" prétend le gros titre
En-dessous, les manifestations : "Il y a eu des tensions
mais on a maintenu la paix"
Bandeau rouge : décret sur une urgence publique
étendue pendant deux ans
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Parmi les 366 règles qui disparaissent :

  • la période d’essai des contrats de travail passe de 3 à 8 mois et les indemnités de licenciement sont considérablement réduites ;
  • pour le logement, les contrats de location pourront être signés pour deux ans et les loyers pourront être réglés en dollars US (inutile de dire que de nombreux propriétaires exigeront cette devise en lieu et place du peso national) ;
  • les cotisations aux complémentaires de santé ne seront plus versées par les assurés aux syndicats, mutuelles et autres institutions sociales qui proposent ce service à leurs adhérents ;
  • quatre instruments de protection des producteurs et des consommateurs disparaissent : la loi sur la relation fournisseur-distributeur (ley de Abastecimiento), la loi dite des rayons de supermarché (ley de gondolas) qui établissait les règles régissant la vente en grande surface, la loi de la préférence nationale (une protection des producteurs locaux qui avaient la priorité de distribution sur le marché intérieur dans un pays encore très peu industrialisé) et l’Observatoire des Prix qui contrôlait le respect de la loi, celui des engagements des distributeurs et celui des accords qu’ils avaient signés, notamment ceux qui permettaient de proposer une gamme de produits à prix gelés sur deux mois, régulièrement renégociés entre tous les acteurs du marché avec la médiation des pouvoirs publics (Precios Cuidados devenu Precios Justos sous Alberto Fernández) ;
  • toutes les entreprises nationales sont transformées en sociétés anonymes en vue de leur privatisation prochaine (et en ce qui concerne Aerolíneas Argentinas, la compagnie aérienne a vocation à être vendue à ses salariés) ;
  • dérégulation de la production dans les secteurs du vin (on va boire n’importe quoi !), du sucre (nous avons intérêt à surveiller ce que nous mangeons si nos industries agro-alimentaires se fournissent en sucre argentin, ce que nous ignorons bien sûr) et de l’extraction minière (ainsi que du commerce des produits miniers) ;
  • dérégulation du commerce des pharmacies (les médicaments seront désormais des marchandises comme les autres, dans un pays où il y a eu récemment des scandales divers et variés dans ce secteur) ;

j’en passe et des meilleures !

Dessin de Erlich à la dernière page de Clarín ce matin
Elle : Où allons-nous dîner à Noël ?
Lui : "Parce qu'on va dîner à Noël ?
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Dans son allocution solennelle, le président n’a cité que trente mesures. Il en dérégule plus de dix fois plus.

En haut : Mileí dérégule l'économie avec un super-décret :
les loyers, les mutuelles, les privatisations et la réforme
du code du travail
En bas : Avec un grand déploiement de forces de l'ordre,
le défilé des auteurs de barrage routier a été maigre
et n'a pas coupé les rues
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Mileí n’avait pas fini que parler que les rues des grandes villes se sont remplies de manifestants chantant, hurlant et tapant sur des casseroles dans un protocole de manifestation que la ministre Patricia Bullrich avait pris la précaution de modifier par décret il y a quelques jours. Il est désormais interdit de bloquer les rues pour laisser passer un cortège (il faut donc défiler sur les trottoirs) et l’armée peut être appelée pour faire régner l’ordre. De plus, quiconque montera un barrage routier (une grande tradition de la revendication sociale qui gêne tout le monde, c’est vrai) se verra retirer les allocations qu’il touche. Or toutes les allocations sociales en Argentine sont accordées sous plafond de ressources et les plafonds en question ne sont pas très hauts. Ainsi donc ceux que toutes ces mesures vont frapper le plus durement sont ceux-là même qui sont susceptibles d’exprimer publiquement leur désaccord et que la ministre empêche donc de manifester (il faut dire aussi que ce sont souvent ceux qui ont voté pour Mileí au premier tour).

Aussitôt son allocution prononcée, le chef de l’État s’est donc de son côté précipité au centre de surveillance de la voie publique de Buenos Aires pour vérifier le bon déroulement des opérations de maintien de l’ordre dans la capitale, ce qui lui a valu des remerciements de Jorge Macri, le cousin de Mauricio, qui vient de prendre ses fonctions comme Chef du gouvernement (de droite) de la Ville Autonome de Buenos Aires.


A la fin, nous y sommes allés à deux seulement et ça ne suffit pas
pour violer le protocole
Dessin de El Niño Rodríguez dans Clarín
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Comme il avait aussi été annoncé par Román Riquelme dans le cadre des chicaneries judiciaires provoquées par Macri (Mauricio, cette fois) dans la tenue des élections du club Boca Juniors, le président de la Nation vient bel et bien d’annoncer que les clubs pourraient désormais devenir (s’ils le souhaitent, ils ne sont pas obligés) des sociétés commerciales sportives, dont il crée le statut par décret sans même l’ombre d’un début de commencement de débat parlementaire et donc démocratique. Autrement dit, si un club tombe demain entre les pattes d’un type comme Macri, il en fera une pompe à fric, comme c’est le cas en Europe, et accessoirement dans le cas précis de Macri, une plateforme de financement d’une campagne électorale en vue de protéger les intérêts de la droite affairiste. Et il est probable que le premier club qui va basculer dans ce nouveau statut entraînera peu à peu tous les autres derrière lui parce que la concurrence évoluera dans ce sens et c’en sera alors fini des bals à la bonne franquette où les joueurs professionnels se mêlent à la foule de leurs supporters, qui sont tous membres du club, des grands asados partagés sur la pelouse du stade pour la fête des supporters par les sociétaires, qu’ils habitent le quartier ou qu’ils viennent de l’autre bout de la ville pour l’occasion, des spectacles de fin d’année de leurs enfants sur le terrain avec les familles au grand complet dans les gradins et enfin du dispensaire où, tout au long de l’année, les sociétaires peuvent venir faire vérifier leur vue ou celle des personnes à leur charge (enfants, parents) et surveiller leur diabète gratuitement ou à moindre prix...

Le rôle du Congrès, où ce nouveau gouvernement ne dispose d’aucune majorité gouvernable et où Mileí n’a pas voulu tenter de monter la moindre coalition avec la droite libérale traditionnelle, se trouve de fait nié. La séparation des pouvoirs semble vouée à disparaître pendant ce mandat.


En haut : "Mileí lance par décret une réforme
draconienne des lois et des règlements"
En bas : "Une grosse opération a tenu à distance
le défilé des organisateurs de barrages routiers"
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Ce mega-DNU a été publié au journal officiel, le Boletín Oficial de la República Argentina, ce matin, à la première heure. Par conséquent, il est d’ores et déjà entré en vigueur.

"Celui qui barrage la route ne touche pas un sou", dit la formule en haut
Si on te contraint, tu peux porter plainte anonymement au 134
Annonce dans une des grandes gares de Buenos Aires

Les quatre années qui viennent ne promettent rien qui vaille. Pour ma part, je ne me rendrai pas cette année en Argentine faute de visibilité à six mois pour organiser quoi que ce soit pendant mon séjour sur place. Je suppose que mes correspondants là-bas sont incapables de prévoir quoi que ce soit avec plus de 48 h d’avance (je n’exagère pas en donnant ce chiffre, il faut le prendre au pied de la lettre). L’hiver 2022 avait déjà été si peu viable que, cette année, j’avais décidé de ne pas renouveler l’expérience, d’autant que la campagne électorale battait son plein à l’époque où je peux me rendre à Buenos Aires et s’ajoutait donc au chaos déjà gigantesque à lui tout seul de cette énième crise économique. Je n’ose pas trop m’imaginer ce que va être cet été qui commence là-bas sous de tels auspices et encore moins ce que pourra être l’année 2024.

© Denise Anne Clavilier


Pour aller plus loin :

Ce quotidien de droite doit sentir que la situation se présente mal car, à ma plus grande surprise, il rend compte des critiques des constitutionnalistes et de l’ex-président Alberto Fernández (!!!) : voir cet article
La Prensa, quant à elle, qui se félicite en une de toutes ces saines mesures socio-économiques, n’en attaque pas moins l’élu à travers un éditorial d’un archevêque émérite particulièrement réactionnaire, l’octogénaire Héctor Aguer, qui reproche au nouveau chef de l’État… de ne pas savoir faire correctement ni son signe de croix ni sa génuflexion et de s’intéresser au judaïsme plus qu’au catholicisme, qui est la religion d’État en Argentine (ce à quoi il y a longtemps qu’une grande majorité de citoyens ne prêtent plus attention, puisque la religion est désormais vécue comme une affaire d’adhésion spirituelle personnelle et non plus un enjeu politique collectif). Ce prélat pour le moins désagréable se scandalise que pour son investiture, Mileí ait fait organiser une cérémonie inter-religieuse à la primatiale, sur Plaza de Mayo (voyez l’horreur !), plutôt que le traditionnel catholico-catholique Te Deum ! Un article passablement nauséabond, il faut bien le dire, annoncé à la une du journal ce matin.