"En
ayant omis de penser la police, la démocratie a contracté une
dette"
selon Raúl Zaffaroni (en photo de profil)
Página/12, édition de ce matin
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Mardi, les festivités des trente ans du retour à la démocratie n'ont pas pu se réaliser dans l'atmosphère triomphaliste que l'on pouvait attendre, la crise déclenchée la semaine dernière à Córdoba ne le permettait pas : une grève de la police provinciale, retranchée dans ses locaux et refusant de sortir, a en effet entraîné une vague de saccages, les voyous étant assurés d'une complète impunité (puisque les forces de l'ordre étaient absentes). Cela d'abord dans cette capitale provinciale puis, les jours suivants et par un effet domino, dans plusieurs autres Provinces comme Catamarca, Tucumán ou Santa Fe, dont les unités de police, dépendant des Gouverneurs, se sont retirées elles aussi de l'espace public pour réclamer des revalorisations salariales... On déplore beaucoup de morts (onze selon les chiffres d'hier). Pour de nombreux commerces détruits et supermarchés vidés, la saison des fêtes est d'ores et déjà perdue. Et il y a encore des biens particuliers (voitures, immeubles) endommagés, incendiés ou cambriolés par les hordes déferlantes de pillards déchaînés.
Buenos Aires et sa région, malgré leur forte densité urbaine, ont échappé à cette rage soudaine...
Les événements ont inspiré au duo Daniel Paz et Rudy une vignette à l'humour
noir :
Purée !
Les pillages sont encore plus impressionnants quand on les voit sur cette télé interactive de 40 pouces que j'ai tirée au magasin !
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Dans
son discours de mardi, au Museo Nacional del Bicentenario, la
Présidente a accusé l'opposition d'avoir ourdi cette cascade
d'événements. Or le même type de phénomène avait existé l'année
dernière, à la même saison (début de l'été, préparation des
fêtes de fin d'année et approche des grandes vacances) comme en
2010 dans le quartier prolétaire de Villa Soldati à Buenos Aires
(d'où il est difficile d'écarter complètement la provocation délibérée de la part d'un secteur de la droite réactionnaire). Voir mes articles de décembre 2010 sur le sujet. Mais il est un fait que cette fois-ci, Buenos Aires est indemne. Or s'il y a bien une ville qui est gouvernée dans l'opposition irréductible à Cristina, c'est celle-là. Le calme de Buenos Aires ne plaide donc guère en faveur de la manipulation délibérée de la violence par les forces politiques, surtout quand celle-ci éclate à plusieurs endroits à la fois...
Certains observateurs ont affirmé que cette fois-ci, on n'avait pas affaire à
une révolte de miséreux (1) mais à des troubles de l'ordre
public directement imputables à une faute professionnelle et déontologique des forces de l'ordre, qui ont préféré l'affirmation de revendications corporatistes au devoir d'assurer la sécurité des biens et des personnes dans un pic d'activité commerciale.
L'épiscopat a appelé tous les responsables à assumer chacun son rôle, gouvernements provinciaux, gouvernement national et toutes les forces de police confondues (police fédérale, gendarmerie et polices provinciales, l'écheveau des niveaux de compétences apparaissant de plus en plus complexe et plus propice au désengagement de toutes les parties prenantes qu'à la prise en charge du travail concret à réaliser sur le terrain).
L'épiscopat a appelé tous les responsables à assumer chacun son rôle, gouvernements provinciaux, gouvernement national et toutes les forces de police confondues (police fédérale, gendarmerie et polices provinciales, l'écheveau des niveaux de compétences apparaissant de plus en plus complexe et plus propice au désengagement de toutes les parties prenantes qu'à la prise en charge du travail concret à réaliser sur le terrain).
Toujours
est-il qu'aujourd'hui, les kirchneristes patentés, les sympathisants
du Frente para la Victoria et autres compagnons de route du
gouvernement en place, ONG des droits de l'Homme en tête (2),
soutiennent eux aussi la thèse de Cristina, pour le moins sujette à
caution (en l'état de l'enquête judiciaire, à peine entamée, l'explication est tout
de même un peu simpliste pour un phénomène qui a pris une telle
extension aussi rapidement même si, dans le contexte sud-américain,
le complot ultra-libéral est une hantise pour toute la gauche et lui
donne donc de la crédibilité).
Si je n'ai rien dit jusqu'à présent sur ces tragiques incidents, c'est que j'attendais de voir s'ils relevaient du fait divers affreux et crapuleux mais ponctuel (ce fut le
cas l'année dernière, où il n'y a eu que des dégâts matériels dans quelques supermarchés) ou s'ils correspondaient à un phénomène politique
plus profond. Or de toute évidence, même s'ils ne sont peut-être pas politiquement significatifs en eux-mêmes (ce qui reste à vérifier, bien entendu), ces événements sont en tout cas capables d'enclencher
sinon de véritables réformes du moins, dans un premier temps, une
réflexion de fond sur l'organisation des pouvoirs publics en
Argentine.
Il y a quelques mois, la Préfecture maritime à Buenos Aires avait vu les marins et leurs sous-officiers se retrancher dans la caserne, sans aucune violence mais à la plus grande frayeur des citoyens hantés par le souvenir des putschs militaires passés, pour des inquiétudes similaires à celles des policiers (une rumeur absurde avait couru selon laquelle la solde du mois ne serait pas versée). Le constat avait été fait du manque abyssal de communication entre la base et la hiérarchie (surtout le haut commandement), un peu comme cela se passe dans nos usines appartenant à de grands groupes internationaux et dont on voit aussi les ouvriers pris de soudains accès de violence incontrôlée et incontrôlable. Des mesures radicales avaient aussitôt été prises dont la partie visible avait été le renouvellement complet de l'Etat-major de la Préfecture. Mais l'ensemble du problème relevait alors du seul ministère de la Défense. Ce n'est pas le cas aujourd'hui où les mutins dépendent de gouverneurs différents et autonomes par rapport aux autorités fédérales.
Il est donc possible que la répétition du même phénomène, avec des conséquences concrètes plus graves puisqu'il s'agit cette fois-ci de la police, permette de poser sur le tapis des questions de fonds. C'est ce qu'annonce peut-être l'intervention de Raúl Zaffaroni, juge à la Cour Suprême fédérale, dans les colonnes de Página/12, le seul quotidien à ouvrir ses pages à ce magistrat original qui plaide en toute occasion pour la démocratisation progressive des institutions (3), avec un discours mesuré et solidement argumenté, ce qui est loin d'être la norme dans une Argentine qui reste idéologiquement très divisée et dont la vie politique et institutionnelle est passablement irrationnelle (4).
Il y a quelques mois, la Préfecture maritime à Buenos Aires avait vu les marins et leurs sous-officiers se retrancher dans la caserne, sans aucune violence mais à la plus grande frayeur des citoyens hantés par le souvenir des putschs militaires passés, pour des inquiétudes similaires à celles des policiers (une rumeur absurde avait couru selon laquelle la solde du mois ne serait pas versée). Le constat avait été fait du manque abyssal de communication entre la base et la hiérarchie (surtout le haut commandement), un peu comme cela se passe dans nos usines appartenant à de grands groupes internationaux et dont on voit aussi les ouvriers pris de soudains accès de violence incontrôlée et incontrôlable. Des mesures radicales avaient aussitôt été prises dont la partie visible avait été le renouvellement complet de l'Etat-major de la Préfecture. Mais l'ensemble du problème relevait alors du seul ministère de la Défense. Ce n'est pas le cas aujourd'hui où les mutins dépendent de gouverneurs différents et autonomes par rapport aux autorités fédérales.
Il est donc possible que la répétition du même phénomène, avec des conséquences concrètes plus graves puisqu'il s'agit cette fois-ci de la police, permette de poser sur le tapis des questions de fonds. C'est ce qu'annonce peut-être l'intervention de Raúl Zaffaroni, juge à la Cour Suprême fédérale, dans les colonnes de Página/12, le seul quotidien à ouvrir ses pages à ce magistrat original qui plaide en toute occasion pour la démocratisation progressive des institutions (3), avec un discours mesuré et solidement argumenté, ce qui est loin d'être la norme dans une Argentine qui reste idéologiquement très divisée et dont la vie politique et institutionnelle est passablement irrationnelle (4).
En
résumé, Raúl Zaffaroni explique que la police argentine reste
marquée par des traditions répressives qui datent de l'Ancien
Régime, qu'elle manque de canaux de communication entre les différents échelons hiérarchiques par lesquels auraient dû transiter les inquiétudes sociales des fonctionnaires et qu'elle est toujours organisée d'abord et avant pour protéger
l'Etat (contre l'ennemi extérieur ou intérieur) et des institutions à peine républicanisées (5) plutôt que le citoyen affronté à la violence, à la délinquance et au crime organisé. Pour lui, la
police n'est pas assez au service de la Justice, dont elle
devrait être l'auxiliaire (comme dans des démocraties plus anciennes, en Europe, au Canada,
aux Etats-Unis...). Pour lui, il faut désormais créer ce qu'en
France on appelle une "police
de proximité",
qui soit implantée au niveau local (municipalités, départements) et soit au fait des réalités
quotidiennes des gens, des entreprises, des espaces publics...
Très
intéressant point de vue mais il y a encore loin de cette analyse
technique, réfléchie et équilibrée, d'un pénaliste et
constitutionnaliste distingué à une mise en pratique politique
concrète et consensuelle...
Pour
aller plus loin :
C'est
tout l'intérêt de lire ce quotidien : il participe à la
recherche de solutions concrètes quand les autres journaux, tous
dans l'opposition à l'actuel gouvernement, cherchent surtout à
entretenir le scandale, voire la peur, en soulignant l'impuissance ou
l'incapacité de celui-ci, pratique partisane assez stérile
puisqu'elle ne contribue en rien à l'élaboration d'un Etat de
droit dont par ailleurs cette presse fait mine de réclamer l'avènement à cors et à cris. Il faut dire aussi que la majorité tient des propos péremptoires caricaturaux, comme cette récente
déclaration de la présidente de Madres de Plaza de Mayo qui estime
que la seule phase démocratique effective des trente dernières
années, ce sont les dix ans de gouvernement Kirchner. Il faut avouer
qu'il y a de quoi énerver plus d'un opposant !
(1)
Les vandales auraient plutôt été des gens bien intégrés, ayant
du travail, voire un emploi qualifié, bref des gens de la classe
moyenne. Les types de commerce pillés semblent significatifs de leur niveau social. Des
observateurs ont dit qu'un certain nombre de pillards ont dû profiter des événements pour se servir en biens de consommation auxquels il
leur est difficile d'accéder, dans des circonstances ordinaires, à
l'intérieur d'un budget qui reste contraint au moment même où la
sortie de crise du pays et le matraquage publicitaire des fêtes de
fin d'année attisent la soif de consommation somptuaire (articles de
haute technologie et vins auraient été particulièrement touchés).
(2)
Estela de Carlotto pour Abuelas de Plaza de Mayo et le Prix Nobel de
la Paix Pérez Esquivel.
(3)
Ce en quoi il est sans doute l'un des membres les plus démocrates
des hautes instances judiciaires dans la mesure où le propre de la
démocratie est bien de se mettre sans cesse à jour et d'évoluer en
permanence avec la société.
(4)
Au reste, cela s'est vu ailleurs sur la planète. Notamment à
Washington il n'y a pas si longtemps quand une petite minorité
ultra-idéologisée s'est retrouvée à deux doigts de pouvoir mettre l'Union en
faillite !
(5)
Je travaille actuellement sur une anthologie de documents historiques
sur l'époque révolutionnaire où l'on voit bien comment les
nouvelles institutions, au fur et à mesure qu'elles se sont créées,
ont repris la presque totalité des symboles (et donc des
attributions et modes de fonctionnement) des instances coloniales
bourboniennes, avec la seule différence, qui paraissait suffisante
aux yeux des contemporains, que désormais ces pays étaient
administrés en nom propre, par des indépendantistes, et non pas
pour le compte du roi d'Espagne.