A quelques jours de son
voyage à Rome, où toute la famille, grand-mère maternelle en tête,
doit être reçue le 5 novembre par le Pape François, pour célébrer
les retrouvailles d'août dernier, le petit-fils de la présidente de
Abuelas de Plaza de Mayo s'apprête à donner ce soir, samedi 1er
novembre 2014 (1), à 21h, un concert avec sa formation, rebaptisée
en Ignacio Montoya Carlotto Septeto (2), au ND Teatro, Paraguay 918.
Ignacio Montoya est
pianiste, compositeur et arrangeur. Musicalement, il voyage entre le
jazz, le tango et le folclore, depuis la bourgade rurale de Olavaría,
perdue dans la Province de Buenos Aires.
Les places pour le concert
de ce soir vont de 120 à 220 $ (peso argentin). On peut les obtenir
sur le site du théâtre ou au guichet. Il est possible que la salle
se remplisse très vite, eu égard à l'engouement qui a saisi les
Argentins et notamment les Portègnes lorsque l'identification a eu
lieu au début du mois d'août et la popularité inattendue de Estela
de Carlotto qui s'est révélée à cette occasion heureuse.
Página/12 a décidé ce
matin de faire de ce concert la une de ses pages culturelles, avec
une longue interview de l'artiste en prime. Karina Micheletto
commence son papier en citant l'une des lettres ouvertes que la
grand-mère envoyait tous les ans à son petit-fils inconnu. Il
s'agit d'une lettre étonnamment prémonitoire, celle de ses dix-huit
ans :
"Y despertarás un día
preguntando dónde podés hallarnos. Y descubrirás que te gusta la
ópera, la música clásica o el jazz –qué antigüedad– como a
tus abuelos. Escucharás a Sui Generis o a Almendra o a Pappo (3),
sintiéndolos en lo profundo de tu ser, porque así lo sentía Laura.
Te estoy buscando. Te espero. Con mucho amor, tu abuela Estela."
Et tu te réveilleras un
jour en demandant où tu peux nous trouver. Et tu découvriras que tu
aimes l'opéra, la musique classique ou le jazz -quelle vieillerie !-
comme tes grands-parents. Tu écouteras Sui Generis ou Almendra ou
Pappo, en ressentant [leur musique] au plus profond de toi-même,
parce que c'est ainsi que Laura la ressentait. Je suis à ta
recherche. Je t'attends. Avec beaucoup d'amour. Ta grand-mère,
Estela.
(Traduction Denise Anne
Clavilier)
Et effectivement, à la
même époque, le musicien choisissait cette carrière artistique qui
était tout à fait étrangère à sa famille d'adoption, une famille
d'ouvriers agricoles très humbles, peu lettrés, dans une maison où
il n'y avait pas un seul livre (4).
Quelques passages de
l'interview, à lire intégralement sur Página/12.
–¿Cómo definiría eso que es,
musicalmente?
–Estoy metido en
esa línea musical que es una corriente particular, de aires
folklóricos, sutiles, que no es el folklore tradicional ni mucho
menos, y por eso siento que difundir lo que yo hago es difundir lo
que nosotros hacemos. En ese nosotros hay un montón de otros
artistas, que hacen un tipo de música que no tiene mucho lugar. Me
refiero más bien a una línea de pensamiento musical. La gente tiene
mucha más capacidad de escuchar de lo que le quieren hacer creer.
Pero a veces estas otras músicas no llegan y el rol de los medios
tiene que ser diferente. Es difícil cuando en todas las radios está
sonando lo mismo, siempre estamos dando vueltas alrededor de las
mismas canciones. Eso también me hace fuerte: no se trata sólo de
mi música. La verdad, tuve que pensar mucho para hacer este show. No
sólo por lo que implica, porque me agarra cansado, con mucho viaje,
muchas cosas en la cabeza, procesando un montón de cuestiones
juntas. Además quería saber que estaba bien hacerlo, que
correspondía, que era lo correcto.
Página/12
- Comment définiriez-vous
ce que vous êtes musicalement ?
- Je suis embarqué dans
cette ligne musicale qui constitue un courant particulier, de la
musique folklorique subtile, qui n'est pas du tout du folklore
traditionnel et c'est pour ça que diffuser ce que je fais, c'est
diffuser ce que nous faisons. Dans ce nous, il y a un tas d'autres
artistes, qui font un type de musique qui n'a pas très reconnu. Je
fais référence à une ligne de pensée musicale. Les gens ont une
bien plus grande capacité d'écouter que ce qu'on voudrait nous
faire croire. Mais des fois, ces autres musiques ne se font pas leur
place au soleil et il faudrait revoir le rôle des media. C'est
difficile quand sur toutes les radios on passe la même chose, on
tourne en rond avec les mêmes morceaux. Cela aussi ça me rend
fort : il ne s'agit pas que de ma musique. Je vous assure, il a
fallu beaucoup réfléchir monter ce spectacle. Non seulement pour ce
que ça implique, parce que ça m'épuise en voyages, en soucis, à
traiter des tas d'affaires qui se mélangent. En plus, je voulais
savoir que c'est bien de le faire, que c'était ce qu'il fallait
faire, que c'était correct.
(Traduction Denise Anne
Clavilier)
–Y su trabajo docente, ¿fue elegido
o fue más bien una manera de ganarse la vida?
–Elegido, absolutamente, y con mucho
gusto. Empecé mi labor docente cuando me volví, en 2001, como
muchos. Había ido a estudiar al Conservatorio de Avellaneda, el
Roma. De regreso a Olavarría, encontré, como muchos, que allá
había que construir, y entre lo que empezamos a construir estuvo la
docencia como una suerte de militancia estética. Siempre siguiendo
más o menos la misma música, las mismas ideas. Siempre he ido por
ahí.
–¿Cómo reaccionó la sociedad de
Olavarría cuando se supo que usted era Montoya Carlotto?
–Por mi trabajo
como profe y como músico, yo ya era un personaje bastante conocido
en Olavarría, así que allá no cambió tanto, es normal ir
caminando y que nos saludemos todos. Sólo que ahora por ahí me
dicen: “Che, te vi en la tele” (risas).
Página/12
- Et votre travail de
professeur, c'est un choix ou surtout une façon de
gagner votre vie ?
- C'est un choix, ça c'est
sûr. Et j'aime ça. J'ai commencé mon travail de professeur quand
je suis rentré en 2001 avec beaucoup d'autres. J'étais allé
étudier au Conservatoire de Avellaneda, le Roma. De retour à
Olavarría, j'ai constaté comme beaucoup qu'il fallait construire,
et au milieu de ce que nous avons commencé à construire, il y avait
l'enseignement comme une sorte de militance esthétique. En gardant
toujours plus ou moins la même musique, les mêmes idées. J'ai
toujours été là-dedans.
- Comment a réagi la
population à Olavarría quand on a appris que nous étiez Montoya
Carlotto ?
- Du fait de mon travail de prof
et de musicien, j'étais déjà quelqu'un de plutôt connu à
Olavarría. Alors là-bas, ça n'a pas changé tant que ça. C'est
normal de marcher dans la rue et qu'on se salue tous. Le seul truc,
c'est que maintenant, on me dit : "Tiens, salut ! Je t'ai vu à la
télé, toi ! (rires).
(Traduction Denise Anne
Clavilier)
–Parte de lo conmovedor de su
historia es que sea la música un hilo conductor. Eso la vuelve aun
más poética.
–Es todo muy poético. Eso le decía
a Hortensia, mi abuela paterna. Ella me ve y me dice: “Sos igual a
tu papá”. Es una manera muy poética de vencer esa muerte que
quisieron imponer. Aparece el nieto, igual al padre, y ella siente
que tiene al hijo y al nieto, es la vida por dos. Por eso digo que,
en ese sentido, en esa justicia poética, la muerte no sabe leer ni
escribir. Acá no solamente está la historia de Estela, que es la
más visible; hay otra historia, de Bahía Blanca para abajo en el
mapa, que es también una historia plagada de pérdidas y de luchas.
Y de sobreponerse a esa pérdida con altura. Porque hay que ver en
qué te transformás cuando sufrís. Mi familia se transformó sin
resignar la alegría.
–Esa alegría era incompleta hasta su
aparición. Impresiona ver que a su abuela le ha cambiado el
rostro...
–Sí, tiene esa sonrisa clavada, yo
también lo veo. Está muy contenta ella de mí, y yo naturalmente de
ella. Pero, bueno, lo mío es más fácil, ¿no?
–Debe ser difícil seguir a esa
abuela...
–¡Uy, tiene un
cuete en la nuca que no la para nadie! El día de su cumpleaños, a
las seis de la mañana ya estaba hablando con una radio. Mientras, yo
estaba tratando de despertarme, con un criquet en la pera. ¡Cuánta
vitalidad, por Dios!
Página/12
- Ce qu'il y a d'émouvant
dans votre histoire, c'est en partie que la musique soit un fil
conducteur. Cela la rend plus poétique.
- Tout est très poétique.
C'est ce que je disais à ma grand-mère parternelle, Hortensia. Elle
me voit et me dit : Tu es ton père tout craché (5). C'est une
façon très poétique de l'emporter sur cette mort qu'on a voulu
leur imposer. Le petit-fils fait son apparition, le portrait de son
père, et elle sent qu'elle a à la fois son fils et son petit-fils,
c'est vivre pour deux. C'est pour ça que je dis que, dans ce sens,
dans cette justice poétique, la mort ne sait ni lire ni écrire.
Ici, ce n'est pas que l'histoire de Estela qui se voit le plus, c'est
l'autre histoire, au sud de Bahía Blanca (6), c'est aussi une
histoire de plaies et de bosses (7) et il s'agit de surmonter cette
perte en prenant de la hauteur. Parce que ça a à voir avec la
manière dont la souffrance te fait changer. Ma famille a changé
sans renoncer à la joie.
- Cette joie n'était pas
complète avant votre apparition. C'est impressionnant de voir que ça
a changé le visage de votre grand-mère...
- Oui, elle a ce grand
sourire visé sur le visage. Je le vois moi aussi. Avec moi elle est
ravie. Et moi je suis ravie avec elle naturellement. Mais, de mon
côté, c'est plus facile, non ?
- Elle doit être difficile à suivre, cette grand-mère-là ?
- Oh là là ! C'est un vrai lapin Duracell, elle n'arrête jamais. Le jour de son
anniversaire, à six heures du matin, elle était déjà en train de
parler à la radio. Moi, pendant ce temps-là, j'essayais de me lever
et j'avais un marteau-piqueur dans le crâne. Quelle vitalité, grand
Dieu !
(Traduction Denise Anne
Clavilier)
–¿Y qué otras cosas lo emocionan?
–Hace unos días, mi abuela paterna,
que tiene 92 años, tuvo un problemita de salud. Se quebró la cadera
y, como pasa a veces, estando internada le agarró una neumonía, se
complicó. Estuvo muy jodida, no le podían sacar el respirador. Y
antes de salir a tocar, me llama mi prima y me dice: “Hoy le
sacaron el respirador, ya me cagó a pedos porque estaba despeinada,
así que anda bastante bien”. Eso es lo que a mí me emociona: la
valentía de la vieja de pelearla con sus 92 años. O tomarme un vaso
de vino con Estela después del concierto y decirle feliz cumpleaños,
con todos reunidos en la casa familiar, riéndonos. Lo otro es un
ejercicio colectivo de la emoción, que está bárbaro. Pero esto es
tan de verdad, que la ficción de la película no llega a empardarlo.
–Lo que relata son escenas cotidianas
de familia.
–Y sí, eso que
todo el mundo vivió y que yo empiezo a vivir ahora, con 36 años.
Entonces tengo toda la capacidad de asombro y la plena capacidad de
disfrutarlo. A lo mejor, cuando lo vivís de toda la vida no te das
cuenta, hasta que lo perdés. Para mí fue al revés: nunca lo tuve y
ahora lo tengo. ¿Cómo no me va a emocionar?
Página/12
- D'autres choses qui vous touchent ?
- Il y a quelques jours, ma
grand-mère paternelle, qui a 92 ans, a eu un petit problème de
santé. Elle s'est cassé la hanche et comme ça arrive souvent, à
l'hôpital, elle a chopé une pneumonie, elle a eu des complications.
Elle était vraiment mal en point, elle était sous respiration
artificiele, on ne pouvait pas lui enlever. Et j'allais sortir pour
un concert, et une cousine m'a appelé et m'a dit : aujourd'hui,
on lui a enlevé la respiration artificielle et elle m'a fait un caca
nerveux parce qu'elle est mal coiffée, donc elle va plutôt bien.
C'est ça qui me touche : le courage d'une vieille dame qui se
bagarre encore à 92 ans. Ou prendre un verre avec Estela après un
concert, lui souhaiter un bon anniversaire avec tout le monde qui
s'amuse bien dans la maison de la famille. Il y a autre chose encore,
c'est l'exercice collectif de l'émotion et ça c'est formidable.
Mais c'est tellement vrai que même au cinéma, on pourrait rien
avoir de pareil.
Ce que vous racontez, ce
sont des scènes quotidiennes de la vie familiale.
Ben oui ! C'est ce
que vit tout le monde et que moi, je commence tout juste à vivre
maintenant, à 36 ans (8). Alors j'ai toute ma capacité de
m'émerveiller et toute ma capacité de savourer tout ça. Si ça se
trouve, quand tu as vécu ça toute ta vie, tu ne te rends pas
compte. Et même tu rates ça. Dans mon cas, c'est l'inverse :
je n'ai jamais eu ça et maintenant si. Comment voulez-vous que ça
ne me touche pas ?
(Traduction Denise Anne
Clavilier)
Para la Memoria
de Ignacio Guido Montoya Carlotto (pirano) en septembre 2014
Pour en savoir plus sur le
concert de ce soir :
visitez le site Internet du théâtre.
(1) La Toussaint n'est pas
un jour férié en Argentine.
(2) Il n'a décidément
pas adopté le prénom Guido, que sa mère lui avait donné à sa
naissance, celui de son grand-père paternel. Il s'est contenté de
le prendre en second prénom dans son nouvel état-civil.
(3) Des titres et noms
d'artistes emblématiques du rock argentin.
(4) En Argentine, la
condition sociale de l'ouvrier agricole reste très proche du
prolétariat à la Zola. L'ouvrier est à la merci d'un patron qui le
paye et qui parfois oublie de le faire, qui parfois le loge mais
souvent dans des conditions indignes. Difficile pour un enfant dans
ces conditions d'accéder à une carrière artistique.
(5) En août dernier, de
nombreux amis d'enfance ou de jeunesse de Montoya notaient cette
surprenante ressemblance. La Présidente elle-même, qui connaissait
personnellement le militant assassiné, avait confié ses craintes
qu'en rencontrant son petit-fils pour la première fois le lendemain
de la première audience qu'elle lui avait accordée, la grand-mère
paternelle ait l'impression de retrouver son fils et ait du mal à ne
pas confondre les générations.
(6) Bahía Blanca, port
atlantique du sud de la Province de Buenos Aires, a longtemps été
considéré en Argentine comme le lieu habitable le plus au sud du
pays. Pour y établir villes et villages, il a fallu conquérir la
Patagonie et y apporter des moyens techniques pour lutter contre les
rudes conditions climatiques. Montoya était originaire du Grand Sud,
de la Province de Santa Cruz, comme Néstor Kirchner, et c'est ainsi
que, jeune épouse de Néstor, Cristina a pu le connaître et le
fréquenter dans le cercle des amis du couple.
(7) L'expression littérale
serait une histoire ravagée par des pertes et des combats.
(8) Dans sa famille
d'adoption, Ignacio a grandi dans une grande solitude. Il n'y avait
aucune parenté autour de ses parents et pas beaucoup d'autres
enfants autour de lui dans la grande propriété agricole qui
employait le couple et où la petite famille nucléaire habitait.