Le lundi 24 juin 1935, dans l'après-midi, un drame s'est joué sur le vieil aérodrome de Medellín, aujourd'hui désaffecté et transformé en lieu de mémoire consacré à Carlos Gardel. Quatre artistes ont trouvé la mort : Carlos Gardel, son partenaire de création, le poète et scénariste Alfredo Le Pera, les guitaristes Guillermo Barbieri, à qui on doit entre autres la partition du merveilleux tango Anclao en París, et Angel Domingo Riverol. Sont morts aussi d'autres collaborateurs de Gardel, dont son secrétaire francophone. Le troisième guitariste, José María Aguilar, fut grièvement blessé. Soigné dans un hôpital colombien, il vécut jusqu'en 1951 continuant même sa carrière de musicien, avec deux doigts en moins et des souvenirs très confus de l'accident qui avait coûté la vie à Gardel et en fit un interviewé très recherché par la presse à sensation.
L'Intransigeant, du 26 juin 1935 Un article bien intentionné mais très mal informé ! Cliquez sur l'image pour lire le texte Remarquez la confusion entre bandonéon et accordéon... |
La
nouvelle, diffusée par l'agence Havas, depuis Panama, n'atteignit Paris que le surlendemain dans la nuit du mardi
au mercredi. Ce qui fait qu'il fallut attendre les premières
éditions du 26 juin pour apprendre la nouvelle, incroyablement
déformée. On croyait lire des informations sur le tango et ses
artistes dans la presse d'aujourd'hui qui continue de confondre
allègrement tango et gauchos, Buenos Aires et pampa, je vous en passe des vertes et des pas mûres. La rédaction est approximative, les
faits sont très peu et très mal vérifiés, les mêmes contenus (et
les mêmes erreurs) se répètent d'une publication à l'autre. Le
tout est d'une grande médiocrité journalistique.
C'est
néanmoins très intéressant :
voyez
le choix des morceaux du répertoire de Gardel : il est exécrable.
Les chroniqueurs français citent les tangos dont le moins que l'on
puisse dire est qu'ils n'ont pas marqué la discographie de l'artiste en
Amérique du Sud. S'il est normal de ne pas trouver dans la presse
française du 26 juin 1935 Volver, El Día que me quieras ou Por
una cabeza, créés dans des films tournés à New
York en 1934 et 1935, qui ne sont jamais sortis commercialement de ce côté-ci de
l'Atlantique (sinon très récemment en format DVD), il est
significatif que personne ne cite ni Mi noche triste, ni Mano a Mano, ni Anclao en París, ni Milonga sentimental, ni Esta noche me emborracho qui faisaient
partie de ses tours de chant en France. Même Silencio, le plus
français de ses tangos, composé en 1932 en souvenir des morts de la
Grande Guerre, n'a pas été retenu. Pourtant, c'est une chanson
puissamment émouvante !
Vous
constaterez aussi qu'en France, toute la presse est au courant que Gardel était
français et l'apprend à l'occasion aux lecteurs. Il est fort improbable que les journalistes aient découvert l'information dans la dépêche d'agence annonçant le drame et diffusée depuis le Panama :
l'Amérique latine n'a rien su de la naissance de Gardel à Toulouse avant la lecture de son testament (il le déclare sans ambiguïté) et au cours des
procès qui ont été intentés en Uruguay pour en contester
l'authenticité (l'Uruguay voulait obtenir que le corps du chanteur
soit enterré à Montevideo puisque ses papiers officiels le disaient
né à Tacuarembó et non pas à Toulouse, comme cela est clairement
attesté depuis longtemps, n'en déplaise aux amis Uruguayens).
Or à Paris, toute la presse sait visiblement la vérité depuis de nombreuses années et a gardé jusqu'alors un silence complice. En effet, dès 1924, Gardel se rend à Toulouse et visite sa famille maternelle (il ne connaît pas sa famille paternelle). Toute la Ville Rose est au courant et reçoit l'enfant du pays à bras ouverts : une foule incroyable l'attend à la gare de chemin de fer. C'est qu'il vient de triompher à Madrid et Barcelone et on sait par sa mère, qui en est très fière, que "là-bas, à Buenos Aires" il est une énorme vedette depuis une dizaine d'années. L'info est donc remontée tout naturellement à Paris où Gardel parvient à se produire assez vite, avec un succès immédiat et mémorable, avant de revenir à plusieurs reprises dans la Ville Lumière avec un succès jamais démenti. Cette révélation de sa nationalité occultée (1) va même très loin puisqu'au moins un journaliste en arrive même à croire que Carlos Gardel est l'un de ces faux Argentins qui avaient surgi à Paris après son succès de 1924, onze ans plus tôt, pour se faire connaître en profitant de l'effet d'aubaine et qu'il aurait fini par aller s'installer à Buenos Aires lorsque la mode du tango était passée en France. Le monde à l'envers !
Or à Paris, toute la presse sait visiblement la vérité depuis de nombreuses années et a gardé jusqu'alors un silence complice. En effet, dès 1924, Gardel se rend à Toulouse et visite sa famille maternelle (il ne connaît pas sa famille paternelle). Toute la Ville Rose est au courant et reçoit l'enfant du pays à bras ouverts : une foule incroyable l'attend à la gare de chemin de fer. C'est qu'il vient de triompher à Madrid et Barcelone et on sait par sa mère, qui en est très fière, que "là-bas, à Buenos Aires" il est une énorme vedette depuis une dizaine d'années. L'info est donc remontée tout naturellement à Paris où Gardel parvient à se produire assez vite, avec un succès immédiat et mémorable, avant de revenir à plusieurs reprises dans la Ville Lumière avec un succès jamais démenti. Cette révélation de sa nationalité occultée (1) va même très loin puisqu'au moins un journaliste en arrive même à croire que Carlos Gardel est l'un de ces faux Argentins qui avaient surgi à Paris après son succès de 1924, onze ans plus tôt, pour se faire connaître en profitant de l'effet d'aubaine et qu'il aurait fini par aller s'installer à Buenos Aires lorsque la mode du tango était passée en France. Le monde à l'envers !
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Les
articles, tous publié en une malgré tout, témoignent enfin de la disparition complète de cette grande vogue que le tango avait
connue dans les Années Folles lorsqu'il régnait en maître sur la
nuit parisienne au lendemain de la Grande Guerre, notamment dans les
cabarets argentins de Montmartre (il en allait de même à Marseille). En effet, tandis que l'Europe subit
le contrecoup de la Grande Dépression des Etats-Unis et n'a plus
l'esprit à s'amuser du pittoresque exotique de ces établissements,
en 1934-1935, à Buenos Aires même, le tango est plongé dans une
crise profonde, qui sembla annoncer sa mort. Le pays tout entier se
trouve dans une triste situation politique, sous la coupe du premier
gouvernement putschiste d'une longue série de coups d'Etat
militaires qui viennent interrompre un processus démocratique :
en septembre 1930, l'Argentine est entrée dans la Década Infame, la "décennie ignoble", avec un coup d'Etat conduit par une faction
fascisante de l'armée, qui a renversé le président constitutionnel
Hipólito Yrigoyen (UCR) et s'est imposée par la terreur en faisant
fusiller un grand nombre d'anarchistes et en jetant en prison les
démocrates, dont le poète de tango Homero Manzi, alors militant
radical (UCR) et grand admirateur de Yrigoyen. Le coup d'Etat est
appuyé par la Grande-Bretagne, qui, en pleine dépression, lorgne
déjà sur les réserves d'hydrocarbures qu'on vient de trouver en
Patagonie et elle est secondée par les Etats-Unis avant qu'ils ne la
supplantent au lendemain de la seconde Guerre mondiale. Le tango a
cédé le pas à des danses venues du nord, comme le fox-trot qui
fait fureur dans les cabarets de Buenos Aires. La mort de Gardel peut
être interprétée par les contemporains, et c'est visiblement
l'analyse des journalistes parisiens, comme le coup de grâce qui
achève la "musique des pampas" comme on dit à Paris ("pampas", mon
œil ! Il n'y a pas plus citadin que le tango, surtout à
l'époque). Il faudra donc le coup de génie de Juan D'Arienzo en
1936 pour relever le genre moribond grâce à cet extraordinaire
arrangement de La Cumparsita que l'on doit à son partenariat avec
son pianiste historique, Rodolfo Biaggi.
Le Petit Journal Cliquez sur l'image pour lire le contenu |
Ces
deux années de profonde dépression tanguera sont aussi celles de la
grande tournée mondiale de Carlos Gardel, qui se produit alors
principalement à New-York, en Espagne et en France, où il a déjà
fait de nombreuses apparitions et où il a tournée à Joinville-le-Pont en
1932 Las Luces de Buenos Aires avec une distribution digne d'un Sacha
Guitry de l'après-guerre. En 1935, Carlitos effectue un long parcours de
retour en Amérique latine, en commençant par Puerto Rico et Cuba
puis par l'Amérique centrale, où il souffre beaucoup des conditions
climatiques.
A noter que Le Figaro n'a pas consacré une seule ligne à l'événement pas plus que L'Humanité (beaucoup trop préoccupée par ce qu'il se passe en Allemagne nazie et en URSS) ou La Croix (un journal d'extrême-droite à cette époque, très hostile aux "métèques" que sont ces artistes argentins supposés de mauvaise vie, et pour lequel l'actualité principale du moment est le voyage du cardinal Verdier, archevêque de Paris, à Prague où il est légat du pape au premier congrès eucharistique européen).
Le Monde et Libération n'existent pas encore. Et d'ailleurs ces journaux nationaux qui ont parlé de la disparition de Carlos Gardel ont tous disparu au cours de la guerre ou peu après.
Les autres journaux choisis sont des quotidiens suisses...
Le Petit Parisien Cliquez sur l'image pour lire le contenu |
A noter que Le Figaro n'a pas consacré une seule ligne à l'événement pas plus que L'Humanité (beaucoup trop préoccupée par ce qu'il se passe en Allemagne nazie et en URSS) ou La Croix (un journal d'extrême-droite à cette époque, très hostile aux "métèques" que sont ces artistes argentins supposés de mauvaise vie, et pour lequel l'actualité principale du moment est le voyage du cardinal Verdier, archevêque de Paris, à Prague où il est légat du pape au premier congrès eucharistique européen).
Le Monde et Libération n'existent pas encore. Et d'ailleurs ces journaux nationaux qui ont parlé de la disparition de Carlos Gardel ont tous disparu au cours de la guerre ou peu après.
Le Temps, du 26 juin 1935. Le seul quotidien parisien qui met l'info en page 2 Cliquez sur l'image pour lire le texte |
Les autres journaux choisis sont des quotidiens suisses...
Le
24 juin, le chanteur est à environ trois semaines de la fin de cette
éprouvante et trop longue tournée, qu'il est bien décidé à ne
plus répéter. Sa mère, en vacances dans sa famille à Toulouse,
s'apprête à quitter son frère et ses neveux pour retourner à
Buenos Aires où son fils et elle prévoient de se retrouver dans
leur maison de la rue Jean Jaurès aujourd'hui transformé en musée,
le Museo Casa Carlos Gardel.
Ce
lundi, Carlos Gardel quitte Bogotá où il a chanté la veille au
soir, dans un concert retransmis en direct à la radio, et s'envole
pour Calí où il est attendu dans la soirée. C'est seulement son
deuxième voyage en avion et le moins qu'on puisse dire est qu'il
n'est guère rassuré. Il faut dire qu'en 1935, il faut être
diablement audacieux pour prendre un tel coucou et voyager dans des
conditions d'inconfort dont nous n'avons plus aucune idée. L'avion
que son agent a affrété pour lui et ses collaborateurs et
partenaires doit faire une escale technique à Medellín, sur un
aérodrome où soufflent des rafales de vent imprévisibles redoutées
par les aviateurs. Et c'est ce qui va se passer à un moment où deux
avions vont se croiser sur la piste, arrivant l'un et l'autre en sens
inverse. Les deux appareils ont fait le plein de carburant, le choc
déclenche aussitôt un incendie que les pompiers colombiens ne
pourront maîtriser qu'au bout de plusieurs heures.
Carlos
Gardel n'avait pas encore 45 ans. Son parolier Alfredo Le Pera, avec
qui il travaillait depuis trois ans, les plus féconds de sa courte
carrière, n'avait que 35 ans. Ils furent tous enterrés le lendemain
à Medellín et, grâce aux pressions diplomatiques et à l'émotion
populaire, le corps de Gardel put être rapatrié à Buenos Aires dès
l'année suivante (2), pour être enterré en février 1936 au
cimetière de la Chacarita.
Le
24 juin, pendant l'escale à Medellín, il a été reconnu par les
rares voyageurs qui choisissent la voie des airs. Des photos ont été
prises. Elles le montrent fatigué (il y a de quoi après des mois de
travail intensif et un premier vol éprouvant dans le climat
colombien auquel l'Argentin n'est pas habitué). Sur quelques unes,
on le devine préoccupé (l'avion lui fait peur). Sur la plupart, il arbore malgré tout ce
sourire éclatant qui a tant fait pour sa légende...
Comme
le redisent nos bons auteurs qui lui rendent hommage de nos jours, il "entre dans l'immortalité".
Dans
La última tentación de Gardel, où il identifie l'artiste au Christ
de Gethsémani (tel qu'il avait été revu et corrigé par le film La
dernière tentation du Christ), le poète Alejandro Swarcman se
souvient de ces photos émouvantes et de cet accident mythique quand
il écrit dans la seconde strophe :
Quisiera
alguna vez
dejar
de ser Gardel (3)
huir
de mí...
Tal
vez no ser eterno
Envejecer...
(4)
Cantar
peor que ayer, (5)
bajarme
del avión
y
nunca más partir.
Alejandro Swarcman
J'eusse
aimé l'une ou l'autre fois
cesser
d'être Gardel (3)
fuir
loin de moi...
peut-être
n'être pas éternel
Vieillir...
(4)
Chanter
moins bien qu'hier (5)
descendre
de l'avion
et
ne plus jamais partir.
Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos
argentins, p 212)
Pour
aller plus loin :
vous
pouvez tout d'abord, en français, consulter les bons livres comme on
dit vulgairement (j'en ai publié quelques uns, dusse ma modestie en
souffrir)
et
si vous lisez l'espagnol, vous lirez avec intérêt le très complet dossier disponible sur Todo Tango, avec un article sur ce qu'il s'est
passé à Medellín dû à la plume du regretté poète gardélien et
uruguayen Ricardo Otsuni.
(1)
Il s'agit en fait de sa nationalité de naissance car il s'était
fait naturalisé argentin en 1924. Certes avec des documents
falsifiés (mais il n'avait pas d'autre solution viable) et les
papiers qu'il portait sur lui à sa mort était des papiers
authentiquement délivrés par un consulat argentin. Il avait grandi
en Argentine depuis l'âge de 2 ans et demi. Avant son succès de
1924, Carlos Gardel n'avait reçu de la France que le mépris que les
bonnes gens réservaient alors aux enfants naturels et aux filles
mères. C'était un pays qui la traitait très mal que Berthe Gardés
avait quitté avec son bébé dans les bras en s'embarquant à
Bordeaux en février 1893.
(2)
A cette époque, la loi colombienne interdisait le transfert des
corps pendant plusieurs années après la première inhumation pour
des raisons que les conditions géographiques et climatiques propres
à ce pays permettent de comprendre à une époque où les techniques
sont encore insuffisantes pour que ces opérations soient réputées
sans danger sanitaire pour la population.
(3)
Il y a là un jeu de mot. En Argentine, ser Gardel, cela veut dire "être parfait".
(4)
Souvenir littéraire de Milonga para Gardel, que l'on trouve à la
page 203 de Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins
(Editions du Jasmin).
(5)
Un dicton populaire portègne (et argentin plus largement) dit de
Gardel que Cada día canta mejor – "de jour en jour, il chante de
mieux en mieux". Les Argentins apprécient d'autant plus son talent
que le temps passe, un peu comme ce qu'il nous est arrivé à nous,
en français, avec les artistes du Grand Siècle qui impriment leur
marque sur toute notre histoire esthétique.