samedi 15 novembre 2014

Décès d'un grand historien antipéroniste [Actu]

Tulio Halperín Donghi, que de nombreux historiens argentins considèrent comme un maître à penser, est décédé hier, à Berkeley, en Californie, où il vivait et où il a enseigné à partir de 1972. Après une formation à Buenos Aires, à Turin et à Paris et un début de carrière en Argentine, qu'il avait quittée en 1966 pour fuir un énième coup d'Etat militaire, il avait enseigné à Oxford avant de rejoindre la célèbre université californienne.

Il venait d'avoir 88 ans et restait dans la pleine possession de ses moyens intellectuels. Il a été l'un des historiens et l'un des intellectuels argentins les plus en vue, notamment du fait de cet exil aux Etats-Unis qui lui a donné un grand prestige mais n'a pas pour autant fécondé en retour (1) la recherche historique dans le pays : ce secteur des sciences humaines y est demeuré très enfermé dans ses frontières linguistiques et dans celles du continent, avec très peu de contacts un tant soit peu soutenus avec l'Espagne et un niveau d'échange très insuffisant avec les pays d'autres langues (comparé aux échanges universitaires qui existaient déjà à la même époque dans les pays industrialisés).

Chose étonnante : alors que Tulio Halperín Donghi a toujours été viscéralement antipéroniste et que cette position politique lui a inspiré des phrases passablement scandaleuses (2), sa mémoire est saluée aujourd'hui de tous les côtés, y compris dans les colonnes de Página/12 qui lui consacre une nécrologie développée et un billet d'opinion très élogieux, alors que La Nación et La Prensa traitent l'information de manière si discrète qu'il faut vraiment chercher l'article dans leurs sites Internet respectifs. C'est d'autant plus inattendu que l'on s'attendrait à ce que l'idéologie libérale du disparu corresponde plutôt au marbre de ces rédactions.

Par ailleurs, ce respect que manifestent les adversaires idéologiques de Halperín Donghi est à marquer d'une pierre blanche : le phénomène est rare en Argentine, surtout pour une personnalité qui a autant revendiqué que lui le caractère polémique de ses prises de position. Je ne reviens pas sur l'étrangeté que constitue pour un Européen le fait qu'un historien se réclame ouvertement d'une idéologie X ou Y, puisque c'est incompatible avec l'attitude scientifique : mes lecteurs savent qu'en Argentine, pour l'heure et pour de longues décennies sans doute, l'histoire n'est pas encore sortie de la gangue de l'historiographie ou peine toujours beaucoup à s'en extirper.

Pour ma part, j'avoue humblement que je n'ai jamais pu lire un ouvrage de cet auteur : ses livres me sont toujours tombés des mains. Je ne parviens pas à apprécier son style. Je suis donc fort mal placée pour en parler (3). Je préfère donc vous renvoyer aux journaux et aux autres témoignages qui parlent de lui aujourd'hui, certains avec une affection marquée.

Pour en savoir plus :
lire la nécrologie de Página/12 (la plus longue dans la presse du jour)
lire le billet d'opinion publié par ce journal
lire l'interview de Tulio Halperín Donghi par Felipe Pigna, historien ultra-médiatique et compagnon de route du péronisme (sur le site El historiador, qu'il anime)
lire le communiqué de l'éditeur Siglo XXI, qui est l'un de ceux de l'historien (la photo ci-dessus a été empruntée à ce communiqué)



(1) C'est toujours comme ça avec les intellectuels argentins qui s'exilent, surtout s'ils partent vivre en Amérique du Nord. L'intelligentsia argentine a tendance à s'en gargariser mais il n'y a aucun bénéfice pour le pays, dont les écoles et les universités ont pourtant formé ces personnes. C'est une réalité politique que je trouve désolante, car elle maintient le pays dans une forme de néo-colonisation intellectuelle et personne ne devrait pouvoir se réjouir d'une telle injustice culturelle.
(2) Un de ses propos les plus politiquement incorrects dans l'univers intellectuel argentin a été de minorer la signification des pertes en vies humaines pendant le coup d'Etat militaire contre Perón en septembre 1955 : plus de 300 citoyens argentins ont péri sous les bombardements de Buenos Aires le jour où Perón, président constitutionnellement élu, a été déposé dans une opération montée avec l'aide presque ouverte de la CIA, c'est-à-dire avec l'ingérence d'un pays étranger dans les affaires intérieures d'un pays souverain membre de l'ONU. C'est tout de même particulier de la part d'un historien.
(3) Ce n'est toutefois pas la raison pour laquelle je ne respecte pas ma coutume de ne publier aucun autre article que l'hommage au disparu aujourd'hui dans Barrio de Tango. C'est que ce soir c'est la Noche de los Museos et que je ne peux pas faire l'impasse sur l'actualité culturelle du jour. Notamment lorsque je constate le peu de place que les journaux accordent ce matin à cette disparition.