Depuis
vendredi dernier, Clarín tire à boulets rouges sur Raúl Zaffaroni,
ex-membre de la Cour suprême argentine qui s'en est retiré volontairement à 75 ans il y a six mois et dont la candidature est
présentée au poste vacant à la Cour Inter-américaine des droits
de l'Homme (dépendant de l'Organisation des Etats Américains), à
côté de quatre autres candidats respectivement présentés par le
Chili, le Costa Rica, l'Equateur et l'Uruguay.
La
Nación et La Prensa soutiennent eux aussi la polémique contre le
juge argentin, mais plusieurs décibels en dessous.
Clarín
et La Nación titrent comme si l'attaque argentine correspondait à
une procédure judiciaire portée devant l'OEA, ce qui est une
tactique classique de manipulation de l'opinion publique dont ils
sont de plus en plus familiers depuis cinq ou six ans : Dans
leurs titres respectifs, ils utilisent tous deux, l'un au passé
simple, l'autre au présent, le verbe impugnar qui signifie à la
fois tout simplement "réfuter" (dans un raisonnement) et "présenter un
recours contre" dans un contexte judiciaire (or on parle ici d'un juge
et d'un tribunal international).
Entretien avec Raúl Zaffaroni en 2005 Lecciones y Ensayos, UBA, n° 81, p 369 cliquez sur l'image pour lire le texte (et voir ci-dessous le lien vers l'intégralité de l'interview) |
Le 12 juin, Clarín a ressorti de ses
archives un bon vieux procès d'intention qu'un sénateur UCR, qui se
double d'un piètre historien (1) et d'un violent polémiste, Rodolfo
Terragno, avait fait au juge en 2003 au moment de sa nomination à la
Cour suprême (par le défunt Président péroniste Néstor
Kirchner) : Clarín ressort un vieux livre, qu'il avait fait
paraître, avec un autre spécialiste du droit, en 1980, où les deux
co-auteurs analysent le code pénal des Armées. Un code qui
autorisait les forces armées à prendre le pouvoir en cas de menace
pour l'intégrité du pays, prévoyait la cour martiale à prononcer
la peine de mort et interdisait, sous peine de graves sanctions, les
relations homosexuelles dans les rangs (car elles étaient de nature
à entamer la réputation des unités). Ces analyses sont
interprétées aujourd'hui comme un soutien au coup d'Etat de 1976.
Les rares et très courts extraits que l'on peut en lire dans le tout
premier article paru dans Clarín le 12 juin, dont aucun ne dépasse
la taille d'un paragraphe et dont l'un est simplement un remerciement
à un documentaliste et un juriste gradés, relèvent d'une simple
analyse doctrinale. Il ne s'agit de rien de plus qu'un exposé
purement technique (ce qu'en droit on appelle de la dogmática dans
le monde hispanophone). Et bien entendu, un certain nombre de règles
contenues dans ce vieux code militaire, qui n'est plus en vigueur,
sont en totale contradiction avec la vision du droit pénal que le
juge défend et
promeut depuis des années.
Aujourd'hui,
l'Assemblée générale de l'OEA se réunit pour choisir le nouveau
juge. La polémique est donc montée en flèche avec une attaque
virulente en provenance d'une ONG argentine, Usina de Justicia. Cette
association, pleine de personnalités très en vue, a été fondée
en novembre 2014 par des victimes de faits de violence et des
partisans d'une politique répressive contre l'insécurité, un grand
thème rabâché depuis douze ans par la droite qui joue sur la peur
des électeurs.
Usina
de Justicia compte dans ses rangs l'historienne Ema Cibotti (dont je
vous avais parlé à l'occasion du Bicentenaire du combat de San Lorenzo et de celui de l'Assemblée de l'An XIII) (2), le journaliste
de La Nación Santiago
Kovadloff (qui soutenait encore il y a peu et soutient peut-être
encore Sara Garfunkel, la mère de Alberto Nisman, partenaire de son
défunt fils dans plusieurs des malversations de ce dernier) et la
philosophe Diana Cohen Agrest (3), dont il ne faut pas être grand
clerc pour comprendre qu'elle milite elle aussi dans cette mouvance
institutionnelle juive hyper-politisée, qui utilise ses fonctions
représentatives confessionnelles pour lutter contre le Gouvernement.
Or qui dit hostilité au Gouvernement, dit hostilité à Zaffaroni,
puisque Zaffaroni est soutenu par le dit Gouvernement, qu'il soutient
par ailleurs le travail de la procureure Viviana Fein (en charge de
l'affaire Nisman) et qu'il a ouvertement critiqué, comme tant et
tant d'autres juristes en Argentine, les réquisitoires délirants
préparés par Nisman à la mi-janvier contre la Présidente Cristina
Kirchner (et rejetés successivement par trois niveaux indépendants
les uns des autres de la Justice argentine). Tout ce beau monde de
l'opposition s'allie donc pour tenter de torpiller la candidature
argentine à l'un des tribunaux internationaux qui jugent en dernière
instance l'application des conventions internationales des droits de
l'Homme sur le continent.
Depuis
le début des attaques, le juge Zaffaroni s'est montré très serein.
Il a dénoncé à plusieurs reprises la manipulation de l'information
par Clarín et consorts. Il estime payer ici le prix de son vote à
la Cour suprême en faveur de la loi sur les médias, qui garantit la
pluralité de l'information et donc des médias et interdit par
conséquent la constitution et le maintien d'oligopoles dans ce
domaine, une loi que Clarín combat par tous les moyens, sans
discontinuer depuis environ cinq ans (le groupe Clarín est le
principal oligopole en Argentine et à ce tire il doit être
restructurer pour se conformer à la loi). Rien de bien nouveau pour
Raúl Zaffaroni, qui réagit donc peu et laisse dire.
“Estábamos
demostrando que con el código de justicia militar, si se aplicaba
racionalmente, no podían justificar ninguna de las atrocidades que
se estaban cometiendo” [...] “Lo que me tocó vivir, lo viví.
Fui juez en gobiernos militares, sí. Muchos fuimos. El problema es
qué hicimos. Nos tocó vivir en épocas tumultuosas”.
Raúl
Zaffaroni, Radio Del Plata (12 juin 2015)
"Nous
nous attelions à démontrer qu'avec le code de justice militaire,
s'il était appliqué rationnellement, on ne pouvait justifier aucune
des atrocités qui se commettaient alors" […] "Ce que j'ai eu à
vivre, je l'ai vécu. J'ai été juge sous des gouvernements
militaires, c'est un fait. Nous avons été nombreux dans ce cas. Le
problème, c'est ce que nous avons fait. Il nous a été donné de
vivre dans des époques tumultueuses."
(Traduction
©
Denise Anne Clavilier)
Une
autre ONG, fondée en 1975, qui bénéficie d'un statut consultatif
auprès de l'ONU à New York et Genève, Asociación Americana de
Juristas (AAJ), et à laquelle appartient d'ailleurs Raúl Zaffaroni,
vient de monter en ligne pour soutenir la candidature du collègue
ainsi que sa lutte cohérente et sans relâche pour les droits de
l'Homme et la démocratie (4). Le communiqué démonte point par
point les arguments dont font état les auteurs de ces attaques ad
hominem complaisamment publiées par la presse d'opposition
argentine.
La
déclaration de l'AAJ a été relayée ce matin par Página/12.
Pour
aller plus loin :
lire
l'article initial de Clarín le 12 juin 2015
lire
l'article de Clarín ce matin
lire
l'éditorial accusatoire de Diana Cohen Agrest dans Clarín ce matin
lire
l'article de La Nación ce matin
lire
la dépêche de Télam le 12 juin (rapportant les explications de
Raúl Zaffaroni)
lire
le communiqué de AAJ, daté du 14 juin et co-signé par trois des
dirigeants de l'institution, vivant respectivement à Buenos Aires, à
Quito et à New York
lire
l'interview de Raúl Zaffaroni, en 2005, au début de son mandat
comme juge à la Cour suprême, dans la revue de la faculté de droit
de l'Université de Buenos Aires, Lecciones y Ensayos, n° 81 (en
pdf)
Usina
de Justicia ne dispose pas de page Web (en tout cas, je n'en ai
trouvé aucune).
(1)
Depuis qu'en 1980, il a trouvé au fin fond de l'Ecosse un document
surnommé Plan Maitland, qui décrit la stratégie préconisée par
Maitland pour que le Royaume-Uni s'empare de l'empire colonial
espagnol, il en a tiré des théories très approximatives d'un point
de vue scientifique, transformant le grand héros de l'indépendance
nationale et continentale, le général José de San Martín, en
agent à la solde de Sa Gracieuse Majesté. Il a publié sur cette
ligne invraisemblable plusieurs ouvrages, dont un très racoleur
Diario Intimo de San Martín, qui a fait couler beaucoup d'encre et a
participé à brouiller encore un peu plus la lecture que les
Argentins peuvent faire de leur histoire.
(2)
C'est elle qui présentait cette interprétation stupéfiante de la
mort du capitaine Bermúdez (février 1813) qui serait décédé de
désespoir plutôt que d'encourir les reproches de son chef redouté
(le colonel San Martín) pour ses quelques minutes de retard lors de
l'assaut à cheval dont il lui avait confié le commandement. Il se
trouve que le jeune officier a été blessé sur le champ de
bataille, à la suite de quoi, il a dû être amputé d'une jambe.
Vous imaginez si en 1813, un amputé, qui plus est père d'un
nourisson, est mort parce qu'il a préféré cette fin tragique à
essuyer les reproches de son chef (un risque qui n'existe que dans
l'imagination de l'auteur, San Martín n'ayant a aucun moyen émis la
moindre critique sur son subordonné, se contentant de déplorer son
manque d'expérience à laquelle il attribuait cette erreur tactique
qui lui avait coûté la vie et à la veuve de laquelle il fit
attribuer une généreuse pension). L'explication de Cibotti n'est ni
de droite ni de gauche, elle ne tient tout simplement pas la route.
Et tout cela parce qu'à droite, il faut montrer en San Martín un
homme inflexible, impitoyable et perpétuellement redouté de ses
hommes, une image que transmet traditionnellement l'école depuis
Bartolome Mitre (un intellectuel de grande envergure mais un piètre
général), une image d'Epinal à l'opposé de la réalité
historique, qui est celle d'un humaniste chaleureux, plein de
tendresse et d'humour, tel que nous le montre aujourd'hui encore la
lecture de sa correspondance. D'ailleurs, s'il avait été l'odieux
personnage à la Napoléon que la République Conservatrice
(1860-1880) a si durablement forgé, il n'aurait pas pu gagner la
confiance des révolutionnaires argentins : inconnu à Buenos
Aires, il arrivait de l'armée royale espagnole doté d'un grade si
inusité à son âge (lieutenant-colonel à 34 ans) que cela suscitât
sur le champs une profonde méfiance chez les colonisés en pleine
rébellion. Pour surmonter de tels obstacles, il a bien fallu qu'il
ait une empathie hors du commun, un profond respect pour les hommes
autant qu'un immense charisme.
(3)
Ema Cibotti et Diana Cohen Agrest ont toutes deux perdu un enfant de
18 et 26 ans dans des faits de violence de rue. Elles sont
viscéralement hostiles à la prévention pour laquelle milite Raúl
Zaffaroni au détriment de la répression pure et simple qu'elles
appellent de leurs vœux, comme tant et tant de victimes qui dans
leur malheur confondent justice et vengeance. Leur douleur de mère,
fort respectable au demeurant, ne leur confère aucune compétence
particulière pour juger ni du bien-fondé de la candidature du
juriste argentin ni de ses faits et gestes sous la Dictature.
(4)
Une action continue qui est largement reconnue en Europe, où le juge
est régulièrement invité, notamment dans les universités
allemandes, pour conduire des séminaires très pointus et dont
plusieurs peuvent être visionnées en ligne dans leur intégralité
(en espagnol).