mardi 16 juin 2015

La polémique autour de Zaffaroni atteint un paroxysme [Actu]

Depuis vendredi dernier, Clarín tire à boulets rouges sur Raúl Zaffaroni, ex-membre de la Cour suprême argentine qui s'en est retiré volontairement à 75 ans il y a six mois et dont la candidature est présentée au poste vacant à la Cour Inter-américaine des droits de l'Homme (dépendant de l'Organisation des Etats Américains), à côté de quatre autres candidats respectivement présentés par le Chili, le Costa Rica, l'Equateur et l'Uruguay.

La Nación et La Prensa soutiennent eux aussi la polémique contre le juge argentin, mais plusieurs décibels en dessous.
Clarín et La Nación titrent comme si l'attaque argentine correspondait à une procédure judiciaire portée devant l'OEA, ce qui est une tactique classique de manipulation de l'opinion publique dont ils sont de plus en plus familiers depuis cinq ou six ans : Dans leurs titres respectifs, ils utilisent tous deux, l'un au passé simple, l'autre au présent, le verbe impugnar qui signifie à la fois tout simplement "réfuter" (dans un raisonnement) et "présenter un recours contre" dans un contexte judiciaire (or on parle ici d'un juge et d'un tribunal international).


Entretien avec Raúl Zaffaroni en 2005
Lecciones y Ensayos, UBA, n° 81, p 369
cliquez sur l'image pour lire le texte
(et voir ci-dessous le lien vers l'intégralité de l'interview)

Le 12 juin, Clarín a ressorti de ses archives un bon vieux procès d'intention qu'un sénateur UCR, qui se double d'un piètre historien (1) et d'un violent polémiste, Rodolfo Terragno, avait fait au juge en 2003 au moment de sa nomination à la Cour suprême (par le défunt Président péroniste Néstor Kirchner) : Clarín ressort un vieux livre, qu'il avait fait paraître, avec un autre spécialiste du droit, en 1980, où les deux co-auteurs analysent le code pénal des Armées. Un code qui autorisait les forces armées à prendre le pouvoir en cas de menace pour l'intégrité du pays, prévoyait la cour martiale à prononcer la peine de mort et interdisait, sous peine de graves sanctions, les relations homosexuelles dans les rangs (car elles étaient de nature à entamer la réputation des unités). Ces analyses sont interprétées aujourd'hui comme un soutien au coup d'Etat de 1976. Les rares et très courts extraits que l'on peut en lire dans le tout premier article paru dans Clarín le 12 juin, dont aucun ne dépasse la taille d'un paragraphe et dont l'un est simplement un remerciement à un documentaliste et un juriste gradés, relèvent d'une simple analyse doctrinale. Il ne s'agit de rien de plus qu'un exposé purement technique (ce qu'en droit on appelle de la dogmática dans le monde hispanophone). Et bien entendu, un certain nombre de règles contenues dans ce vieux code militaire, qui n'est plus en vigueur, sont en totale contradiction avec la vision du droit pénal que le juge défend et promeut depuis des années.

Aujourd'hui, l'Assemblée générale de l'OEA se réunit pour choisir le nouveau juge. La polémique est donc montée en flèche avec une attaque virulente en provenance d'une ONG argentine, Usina de Justicia. Cette association, pleine de personnalités très en vue, a été fondée en novembre 2014 par des victimes de faits de violence et des partisans d'une politique répressive contre l'insécurité, un grand thème rabâché depuis douze ans par la droite qui joue sur la peur des électeurs.
Usina de Justicia compte dans ses rangs l'historienne Ema Cibotti (dont je vous avais parlé à l'occasion du Bicentenaire du combat de San Lorenzo et de celui de l'Assemblée de l'An XIII) (2), le journaliste de La Nación Santiago Kovadloff (qui soutenait encore il y a peu et soutient peut-être encore Sara Garfunkel, la mère de Alberto Nisman, partenaire de son défunt fils dans plusieurs des malversations de ce dernier) et la philosophe Diana Cohen Agrest (3), dont il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu'elle milite elle aussi dans cette mouvance institutionnelle juive hyper-politisée, qui utilise ses fonctions représentatives confessionnelles pour lutter contre le Gouvernement. Or qui dit hostilité au Gouvernement, dit hostilité à Zaffaroni, puisque Zaffaroni est soutenu par le dit Gouvernement, qu'il soutient par ailleurs le travail de la procureure Viviana Fein (en charge de l'affaire Nisman) et qu'il a ouvertement critiqué, comme tant et tant d'autres juristes en Argentine, les réquisitoires délirants préparés par Nisman à la mi-janvier contre la Présidente Cristina Kirchner (et rejetés successivement par trois niveaux indépendants les uns des autres de la Justice argentine). Tout ce beau monde de l'opposition s'allie donc pour tenter de torpiller la candidature argentine à l'un des tribunaux internationaux qui jugent en dernière instance l'application des conventions internationales des droits de l'Homme sur le continent.

Depuis le début des attaques, le juge Zaffaroni s'est montré très serein. Il a dénoncé à plusieurs reprises la manipulation de l'information par Clarín et consorts. Il estime payer ici le prix de son vote à la Cour suprême en faveur de la loi sur les médias, qui garantit la pluralité de l'information et donc des médias et interdit par conséquent la constitution et le maintien d'oligopoles dans ce domaine, une loi que Clarín combat par tous les moyens, sans discontinuer depuis environ cinq ans (le groupe Clarín est le principal oligopole en Argentine et à ce tire il doit être restructurer pour se conformer à la loi). Rien de bien nouveau pour Raúl Zaffaroni, qui réagit donc peu et laisse dire.

Estábamos demostrando que con el código de justicia militar, si se aplicaba racionalmente, no podían justificar ninguna de las atrocidades que se estaban cometiendo” [...] “Lo que me tocó vivir, lo viví. Fui juez en gobiernos militares, sí. Muchos fuimos. El problema es qué hicimos. Nos tocó vivir en épocas tumultuosas”.
Raúl Zaffaroni, Radio Del Plata (12 juin 2015)

"Nous nous attelions à démontrer qu'avec le code de justice militaire, s'il était appliqué rationnellement, on ne pouvait justifier aucune des atrocités qui se commettaient alors" […] "Ce que j'ai eu à vivre, je l'ai vécu. J'ai été juge sous des gouvernements militaires, c'est un fait. Nous avons été nombreux dans ce cas. Le problème, c'est ce que nous avons fait. Il nous a été donné de vivre dans des époques tumultueuses."
(Traduction © Denise Anne Clavilier)

Une autre ONG, fondée en 1975, qui bénéficie d'un statut consultatif auprès de l'ONU à New York et Genève, Asociación Americana de Juristas (AAJ), et à laquelle appartient d'ailleurs Raúl Zaffaroni, vient de monter en ligne pour soutenir la candidature du collègue ainsi que sa lutte cohérente et sans relâche pour les droits de l'Homme et la démocratie (4). Le communiqué démonte point par point les arguments dont font état les auteurs de ces attaques ad hominem complaisamment publiées par la presse d'opposition argentine.
La déclaration de l'AAJ a été relayée ce matin par Página/12.

Pour aller plus loin :
lire l'article initial de Clarín le 12 juin 2015
lire l'article de Clarín ce matin
lire la dépêche de Télam le 12 juin (rapportant les explications de Raúl Zaffaroni)
lire le communiqué de AAJ, daté du 14 juin et co-signé par trois des dirigeants de l'institution, vivant respectivement à Buenos Aires, à Quito et à New York
lire l'interview de Raúl Zaffaroni, en 2005, au début de son mandat comme juge à la Cour suprême, dans la revue de la faculté de droit de l'Université de Buenos Aires, Lecciones y Ensayos, n° 81 (en pdf)
Usina de Justicia ne dispose pas de page Web (en tout cas, je n'en ai trouvé aucune).



(1) Depuis qu'en 1980, il a trouvé au fin fond de l'Ecosse un document surnommé Plan Maitland, qui décrit la stratégie préconisée par Maitland pour que le Royaume-Uni s'empare de l'empire colonial espagnol, il en a tiré des théories très approximatives d'un point de vue scientifique, transformant le grand héros de l'indépendance nationale et continentale, le général José de San Martín, en agent à la solde de Sa Gracieuse Majesté. Il a publié sur cette ligne invraisemblable plusieurs ouvrages, dont un très racoleur Diario Intimo de San Martín, qui a fait couler beaucoup d'encre et a participé à brouiller encore un peu plus la lecture que les Argentins peuvent faire de leur histoire.
(2) C'est elle qui présentait cette interprétation stupéfiante de la mort du capitaine Bermúdez (février 1813) qui serait décédé de désespoir plutôt que d'encourir les reproches de son chef redouté (le colonel San Martín) pour ses quelques minutes de retard lors de l'assaut à cheval dont il lui avait confié le commandement. Il se trouve que le jeune officier a été blessé sur le champ de bataille, à la suite de quoi, il a dû être amputé d'une jambe. Vous imaginez si en 1813, un amputé, qui plus est père d'un nourisson, est mort parce qu'il a préféré cette fin tragique à essuyer les reproches de son chef (un risque qui n'existe que dans l'imagination de l'auteur, San Martín n'ayant a aucun moyen émis la moindre critique sur son subordonné, se contentant de déplorer son manque d'expérience à laquelle il attribuait cette erreur tactique qui lui avait coûté la vie et à la veuve de laquelle il fit attribuer une généreuse pension). L'explication de Cibotti n'est ni de droite ni de gauche, elle ne tient tout simplement pas la route. Et tout cela parce qu'à droite, il faut montrer en San Martín un homme inflexible, impitoyable et perpétuellement redouté de ses hommes, une image que transmet traditionnellement l'école depuis Bartolome Mitre (un intellectuel de grande envergure mais un piètre général), une image d'Epinal à l'opposé de la réalité historique, qui est celle d'un humaniste chaleureux, plein de tendresse et d'humour, tel que nous le montre aujourd'hui encore la lecture de sa correspondance. D'ailleurs, s'il avait été l'odieux personnage à la Napoléon que la République Conservatrice (1860-1880) a si durablement forgé, il n'aurait pas pu gagner la confiance des révolutionnaires argentins : inconnu à Buenos Aires, il arrivait de l'armée royale espagnole doté d'un grade si inusité à son âge (lieutenant-colonel à 34 ans) que cela suscitât sur le champs une profonde méfiance chez les colonisés en pleine rébellion. Pour surmonter de tels obstacles, il a bien fallu qu'il ait une empathie hors du commun, un profond respect pour les hommes autant qu'un immense charisme.
(3) Ema Cibotti et Diana Cohen Agrest ont toutes deux perdu un enfant de 18 et 26 ans dans des faits de violence de rue. Elles sont viscéralement hostiles à la prévention pour laquelle milite Raúl Zaffaroni au détriment de la répression pure et simple qu'elles appellent de leurs vœux, comme tant et tant de victimes qui dans leur malheur confondent justice et vengeance. Leur douleur de mère, fort respectable au demeurant, ne leur confère aucune compétence particulière pour juger ni du bien-fondé de la candidature du juriste argentin ni de ses faits et gestes sous la Dictature.
(4) Une action continue qui est largement reconnue en Europe, où le juge est régulièrement invité, notamment dans les universités allemandes, pour conduire des séminaires très pointus et dont plusieurs peuvent être visionnées en ligne dans leur intégralité (en espagnol).