vendredi 12 juin 2015

Quand TVE s'en mêle [ici]

Si l'info-spectacle vous branche, alors l'émission diffusée hier sur la deuxième chaîne de télévision publique espagnole (TVE) au sujet de l'affaire Nisman est pour vous.

Capture d''écran

Le réalisateur José Antonio Guardiola la traite en bon film d'espionnage tout ce qu'il y a de plus haletant. S'il effectue bien une synthèse de la complexité de l'affaire et de la radicalité, pour ne pas dire de la violence, des thèses qui s'affrontent entre les partisans de l'assassinat (1) et ceux du suicide (plus nombreux et surtout plus sérieux, même s'il leur accorde beaucoup moins de temps de parole), il le fait en recourant à toute la panoplie du divertissement télévisuel basé sur un fait divers réel façon Faites entrer l'accusé (en pire) : il ne lésine ni sur la musique (qui envahit d'émotion le cerveau du téléspectateur en induisant une ambiance western), ni sur les phrases-clés balancées en ouverture sans identification du locuteur (des accusations-choc), les plans d'action avec bagnoles blanches lancées à fond de train dans une Buenos Aires nocturne zébrée d'éclairage public, les plans fixes projetés en accéléré, les photos dégoulinant d'hémoglobine "pour de vrai" et les images reconstituées où l'on voit des acteurs sans visage manipuler, sous nos yeux ébahis, les supposées archives de l'instruction sur l'attentat de l'AMIA (dont on nous dit qu'elles sont surprotégées dans un bunker de l'armée, qui aurait laissé opérer une équipe de télévision, qui plus est étrangère ? Bizarre, bizarre !). Bref, tous les ingrédients sont réunis pour faire 40 minutes d'un bon spectacle qui tienne le téléspectateur en haleine et hors d'état de penser par lui-même au sujet d'une ancienne colonie traitée avec cette arrogance que les Argentins reprochent toujours à leur ancien colonisateur.

Capture d'écran

Le téléspectateur est-il en capacité de décrypter a minima le travail de dramatisation opéré par le cadrage, les effets sonores et visuels et le montage, il pourra conserver l'esprit clair en regardant ce numéro de En Portada (à la une). Dans ce cas et dans ce cas seulement, le documentaire retrace de manière assez fidèle le déroulé des faits et surtout les interprétations hystériques dans une société argentine divisée et malade d'une information en très grande partie téléguidée par des intérêts économiques occultés, quoique parfaitement identifiables et identifiés (il y a en Argentine et dans toute l'Amérique du Sud une hégémonie de quelques acteurs médiatiques appuyés sur des lobbies affairistes qui manipulent l'actualité, et ce de façon ouverte depuis au moins un lustre).
En revanche, si ce téléspectateur se laisse happer par le traitement feuilletonnesque du documentaire, celui-ci est alors diablement partial : il laisse en effet entendre qu'il n'y a pas de fumée sans feu (ce qui est faux la plupart du temps), que Nisman avait donc bien trouvé quelque chose de compromettant et de dangereux sur le présent gouvernement autour de l'attentat contre l'AMIA en 1994, alors que rien, absolument rien des arguments qu'il a avancés ne peut constituer le début d'un commencement de preuve, ce que la Justice argentine a affirmé et argumenté à trois reprises consécutives (voir mes articles à ce sujet en cliquant sur le mot-clé Affaire Nisman dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus), et que les faits de corruption qui ont été découverts dans sa vie personnelle relèvent d'une opération du Gouvernement pour manipuler l'opinion publique et discréditer la victime du crime (alors que l'existence du compte aux Etats-Unis a été révélée par la partie civile et reconnue par les co-titulaires et l'existence d'une vie dissolue reconnue par l'ex-épouse qui n'ignorait rien des escapades bunga bunga du père de ses filles).

Or le simple fait d'omettre de mentionner le non lieu prononcé à trois reprises en faveur de la Présidente et de son entourage politique (2), alors qu'il est expressément dit par la voix off que le documentaire a été bouclé cinq mois après les événements (à cette date, ces conclusions judiciaires sont déjà largement connues), relève pour le moins d'un manque d'honnêteté de la part de l'équipe de En Portada. Je passe sur l'accusation d'incompétence qu'un journaliste de La Nación ose en comparant les procéduriers de la police fédérale au sergent García des séries de Zorro et sur les critiques portées par le commentateur contre les lenteurs de l'analyse des appareils informatiques de la victime, lenteurs dues à l'obstruction positive de la partie civile ou son absence de réaction dans les délais impartis par le code de procédure (sur cette origine du dysfonctionnement, à nouveau pas un mot pour expliquer quoi que ce soit).

Aux images d'archives empruntées à différentes chaînes de télévision argentines privées (les seuls remerciements du générique vont à TN, du groupe Clarín), qui montrent entre autres un animateur vedette d'une chaîne Clarín (Jorge Lanata) faire s'esclaffer le public à propos de cette affaire, que par ailleurs il fait mine de prendre au tragique, qui nous font entendre l'exécrable diction du défunt procureur sur la toute fin de sa vie (la diction embarrassée des Argentins qui tâchent d'adopter l'accent de la grande bourgeoisie castillane), la 2 de TVE ajoute pêle-mêle des plans tournés sur place en plein été (mais peut-être pas cette année), des vues satellitaires légendées et surtout des interviews contrastées mais à chaque fois trop courtes pour que les arguments soient développés de manière compréhensible. Bref, mieux vaut avoir bien suivi les péripéties de cette affaire pour prendre la mesure des partis-pris du reportage qui se contente de mentionner, sans s'y attarder, les vices du procureur que l'enquête judiciaire a mis à jour et qui démontrent son niveau inouï de corruption et le peu de scrupule que lui et sa famille après lui (mère et ex-épouse) éprouvent à employer à des fins privées l'argent public destiné à l'instruction de l'attentat contre l'AMIA (je renvoie à ce propos mes lecteurs l'ensemble de mes articles sur la question).

L'équipe espagnole a aussi fait appel à l'un des criminologues les plus en vue du paysage médiatique argentin, qui a saturé de ses hypothèses éclairés les radios et télévisions du pays dès la découverte du corps. Le professionnalisme de l'homme et son expérience télévisuelle étaient sans doute pour le réalisateur la garantie d'un résultat bien télégénique. Il est le seul intervenant dont le discours permette d'évaluer les arguments techniques présentés par les tenants de l'une ou l'autre hypothèse.

L'équipe espagnole a aussi pu obtenir la collaboration de deux ex-chefs des services d'espionnage argentins (l'un en 1989-1990, l'autre en 2002-2003, c'est-à-dire juste avant l'entrée en fonction du président Néstor Kirchner, inutile donc de vous dire qu'ils ne le portent pas dans leur cœur), celle de Patricia Bullrich, députée d'opposition, membre du groupe parlementaire du PRO à la Chambre au niveau fédéral (3), et une interview de l'informaticien Diego Lagomarsino, propriétaire de l'arme qui a tiré le coup de feu mortel et unique inculpé à l'heure qu'il est pour la mort du procureur (il l'est à titre principal, pour lui avoir prêté une arme lui appartenant et sans doute aussi à titre secondaire pour la détention d'arme sans autorisation, son port d'arme ayant expiré depuis de nombreuses années). Il est présenté comme un homme très jeune pour lequel il est facile d'éprouver de l'empathie, ce que le journaliste souligne d'emblée, relevant qu'il lui est apparu encore sous l'emprise du procureur défunt (disparu le 18 janvier 2015). Une nouvelle fois, Lagomarsino raconte ici l'un de ces petits détails qui peignent le caractère despotique et arrogant de Nisman (écoutez-le raconter comment le juge parlait à ses gardes du corps et vous comprendrez pourquoi ceux-ci ont commis la faute d'hésiter si longtemps avant de monter voir ce qu'il se passait dans l'appartement dont leur protégé ne sortait pas, en cette soirée d'été du 18 janvier).
Sur la fin, vous entendrez une nouvelle version de l'homicide, émise par Patricia Bullrich : celle de l'intervention du chef d'Etat-Major, le général Milani, un officier supérieur qui a été nommé il y a peu de temps (par Cristina Kirchner) et qui a fait l'objet d'attaques frontales de la part de l'opposition aussitôt connue cette promotion (4).
Le seul intervenant de l'émission qui n'avalise pas les théories de l'opposition est l'ex-juge de la Cour suprême Raúl Zaffaroni et encore, le voit-on à peine quelques minutes en tout et pour tout. Et le seul qui soit positivement kirchneriste (une large majorité dans la population argentine aujourd'hui) est le syndicaliste et homme de gauche Luis D'Elia, qui figurait au nombre des mis en cause par Nisman. Pas un journaliste de Página/12, personne de Racio Nacional ou de TV Pública, pas la moindre interview des juges qui ont prononcé l'un ou l'autre non lieu en faveur des mis en cause par Nisman (et pourtant ils ne refusent pas les micros qui se tendent vers eux). Le panel d'intervenants n'est donc pas équitable.

Dans l'ensemble, le reportage vous montrera un visage très réaliste du centre ville de Buenos Aires, détaché des clichés (ça nous changera du reportage plein de facilités en tout genre, y compris dans l'esthétisation des cadrages, du documentaire d'hier soir, dans Complément d'enquête, sur France 2, au sujet du Pape François où tout a été abordé mais sans beaucoup de rigueur (6), avec une monstrueuse méconnaissance de l'Argentine, de l'Eglise, de ses dogmes et de ses traditions et avec des raccourcis complotistes façon Da Vinci Code).

A noter un tout petit détail qui en dit long sur l'ignorance institutionnelle des journalistes espagnols : le commentateur confond bonaerense (habitant de la Province de Buenos Aires) et porteño (habitant de Buenos Aires). Cette séparation politico-administrative dure depuis 1880.

Avant de cliquer sur play, sachez qu'il y a parfois au cours de l'émission, et ça commence aussitôt après le générique de début, des passages assez répugnants avec apparition à l'écran des documents photographiques non floutés de la scène de crime (5), puisque c'est ainsi qu'on l'appelle en droit pénal même en cas de suicide avéré (ce qui n'est pas encore le cas en cette étape finale de l'enquête de première instance, car il y aura appel, quelle que soit la décision de la juge Viviana Fein, les jours prochains). Il faut donc que le téléspectateur ait le cœur bien accroché. Il est vrai que la télévision espagnole est, sur ce point, beaucoup moins pudique que ses homologues belges, françaises et suisses. Les standards de l'exploitable en matière de crime de sang changent visiblement selon que l'on se trouve d'un côté ou de l'autre des Pyrénées.

Regarder l'émission sur le site Web de TVE qui permet d'activer des sous-titres en espagnol (ce qui facilite la compréhension des Argentins qui parlent vite).

Clarín se fait l'écho ce matin de cette émission que le journal traite à son habitude comme une nouvelle pièce au dossier. C'est ainsi qu'avait procédé Alberto Nisman lui-même lorsqu'il a mis dans son dossier contre la Présidente des articles de journaux en guise de preuves ! L'article de Clarín inclut la vidéo complète de l'émission.
La Nación me semble plus circonspecte, comme c'est souvent le cas.
L'agence nationale de presse Télam (Argentine) revient elle aussi sur l'émission et son contenu dans un bref entrefilet consacré à la conclusion, une hypothèse émise par Diego Lagomarsino : le juge aurait pu se tuer en jouant à la roulette russe ou en s'amusant à manipuler l'arme dans sa salle de bain (une hypothèse qui colle mal avec ce que savent les spécialistes de l'importance du miroir et de la salle de bain chez les suicidaires par arme à feu).
Quant à Página/12, la rédaction a préféré s'intéresser à une autre affaire criminelle : l'enquête sur l'accident de la Germanwings. L'article indique que la justice française est sur le point d'incriminer la direction de Lufthansa qui aurait été au courant depuis plusieurs semaines ou mois du déplorable état de santé de son pilote suicidaire.

Pour avoir un récapitulatif beaucoup plus objectif, dressé par de vrais spécialistes et en français par-dessus le marché, lisez donc cet article de Espaces Latinos, une revue éditée à Lyon.

Ajout du 13 juin 2015 :
lire l'article publié par Página/12 sur l'hypothèse émise par Lagomarsino (c'est d'ailleurs ce qui a le plus retenu l'attention de la presse argentine).



(1) Il n'en reste pas moins que les explications données par les partisans de l'assassinat sont toujours aussi tirées par les cheveux, même vues de Madrid, c'est-à-dire prétendument assez loin des enjeux électoraux en cours en Argentine.
(2) Je rappelle ce que j'ai eu l'occasion de dire dans ces colonnes à propos de cette affaire et des autres scandales dans lesquels la presse d'opposition cherche à impliquer Cristina Kirchner : si la magistrature argentine n'a pas peur du gouvernement en place, et c'est le cas puisqu'elle ne cesse d'engager contre lui des actions judiciaires, pourquoi le fait-elle sur des chefs d'accusation qui ne tiennent pas la route ou ne débouchent jamais sur ce que, paraît-il, tout le monde sait ? S'il existe des actes de corruption, de concussion, voire de trahison des intérêts supérieurs de la Nation au profit de puissances étrangères (en l'occurrence ici l'Iran), connus de tous, comment se fait-il que les magistrats ne mettent en cause les politiques au pouvoir (démocratiquement élus par ailleurs) que sur des affaires qui sont pour les unes cousues de fil blanc (comme la mort de Nisman et son invraisemblable réquisitoire contre la présidente) et pour les autres impossibles à prouver comme semble bien l'être la double comptabilité supposée de Hotesur, une société hôtelière de Patagonie où le couple Kircnher a investi un partie de son patrimoine privé pour le développement touristique de cette région auquel il est sentimentalement attaché (c'est son droit) et dont Néstor Kirchner (mort en octobre 2010) était natif ? Quand des délits ou des crimes sont effectivement commis, il suffit d'une enquête convenablement menée par des professionnels compétents pour les découvrir pour autant que l'instruction y mette les moyens, or il n'y a aucun doute que les moyens sont mis tant en hommes qu'en budget, dans ce pays où le ministère public n'est pas subordonné au Gouvernement et exerce librement ses fonctions – et même parfois dans une immense solitude (ce qui n'est pas le cas en France où les procureurs sont subordonnées au ministre de la Justice).
(3) Il est vrai qu'à ce jour, la majorité en Espagne est très hostile à l'Argentine. D'abord parce que le pays austral a exproprié à deux reprises des sociétés de capitaux espagnols, Marsans lorsque l'Etat a repris le contrôle de la compagnie Aerolineas Argentinas, et Repsol, lorsqu'il a repris celui de l'exploitation des gisements d'hydrocarbures et des installations pétrolières d'YPF. De plus, c'est encore le PP qui gouverne en Espagne (peut-être plus pour très longtemps) et ce parti de droite est loin d'être sur la même longueur d'ondes idéologique que la gauche souverainiste argentine du Frente para la Victoria.
(4) Sous la dictature, encore tout jeune sous-lieutenant, il aurait livré aux bourreaux un jeune appelé qui lui servait d'ordonnance. Une enquête est en cours, elle n'a encore rien donné et, à ce stade, l'accusation paraît être plutôt fantaisiste (silence total du commentateur sur l'existence de cette instruction). Cette fois-ci, l'attaque contre un officier supérieur vient de la droite, qui s'est pourtant traditionnellement appuyée sur l'Armée pour faire régner son ordre en Argentine.
(5) TVE ne livre aucun scoop. Tous ces éléments d'enquête ont été exhibés, contre toute déontologie, il y a plusieurs semaines sur une chaîne privée argentine (Canal 13), à l'instigation, a-t-on pu penser alors, de l'ex-épouse du procureur décédé, qui s'acharne à faire valoir qu'il y a eu assassinat. Le commentateur madrilène n'hésite pas à parler d'obstruction systématique à l'enquête lorsqu'il qualifie sa manière d'agir en qualité partie civile, alors qu'elle est elle-même juge de profession et, qui plus est, au niveau fédéral.
(6) Une des pires erreurs de l'émission aura été de répéter à deux reprises que Buenos Aires est une mégalopole de 13 millions d'habitants pour désigner le territoire de l'archidiocèse dont était responsable Jorge Mario Bergoglio. Buenos Aires ne compte que 3 millions d'habitants tandis que le Gran Buenos Aires, c'est-à-dire l'ensemble capitale fédérale + banlieue à 60 km à la ronde, réunit environ 11 millions de personnes. Or le Gran Buenos Airees est loin de constituer une seule et même zone urbanisée en continuité, c'est un bassin de vie de plus en plus rural dès qu'on a dépassé les dix premiers kilomètres de ceinture. Par ailleurs, l'archidiocèse de Buenos Aires correspond exactement aux limites de la Ville Autonome du même nom, qui est politiquement, juridiquement et administrativement séparée de sa banlieue, qui appartient, elle, à la Province de Buenos Aires (la capitale fédérale est aujourd'hui gouvernée à droite, la Province à gauche). Le découpage canonique et pastoral de l'Eglise catholique recouvre exactement le découpage institutionnel. L'erreur de l'équipe française est la même que celle des Espagnols, lorsqu'ils confondent les bonaerenses et les porteños.