Photo Mario García pour Los Andes Si la photo a été prise dans le studio de Radio Nacional, on peut s'étonner de voir un écriteau marqué Radio Nihuil |
Le 31 août dernier, alors
que je sillonnais la Province de Mendoza, l'ONG Abuelas de Plaza de
Mayo annonça l'identification du cent-dix-septième adulte recherché
au nombre des cinq-cents enfants volés à leurs parents sous la
dictature pour des motifs politiques. Il se trouve que cette personne
était la fille d'un couple mendocin et que ses deux grands-mères,
toujours en vie, étaient parmi les militantes de Abuelas dans la
province. Quelle n'a pas été ma surprise de sentir une hostilité
sourde envers leur cause et l'association elle-même parmi les
Mendocins en général et encore plus parmi tant de ces admirateurs
de San Martín au milieu desquels je naviguais un peu partout (1). La
contradiction me paraissait et me paraît toujours patente puisque
San Martín a mené, dans cette même ville de Mendoza et sur cette
terre (2), le labeur d'y implanter le principe des droits de l'homme,
de la liberté politique individuelle, du respect des personnes et de
la vérité entre 1814 et 1816 au point d'en marquer à jamais
l'identité mendocine ! Or tous ces sanmartiniens voient bel et
bien cela en San Martín, je n'ai vu aucun d'entre eux le prendre
pour un partisan du régime dictatorial comme cela peut arriver
ailleurs en Argentine, notamment à Buenos Aires...
Et c'est encore ce que
cette hostilité, plus marquée que sourde, que l'on voit surgir
aujourd'hui dans les commentaires des lecteurs en ligne de Diario
Uno, le second quotidien régional...
Hier, aux côtés de ses
deux grand-mères, dans les studios de Radio Nacional Mendoza,
Claudia Domínguez Castro, qui a retrouvé son patronyme de
naissance, comme le veut la loi argentine, a tenu une première
conférence de presse. Toutes les trois vivent dans la Province de
Mendoza.
En août dernier, la jeune
femme avait tenu à conserver l'anonymat et n'avait pas voulu
rencontrer immédiatement sa famille de naissance, ce qu'elle fit
cependant quelques jours plus tard. Pourtant, elle a reconnu hier
avoir toujours su qu'elle était une enfant adoptée, une situation
plutôt rare parmi les adultes déjà identifiés. Elle a aussi
remercié ses parents adoptifs qui ont su selon toutes apparences
l'aimer avec tendresse et l'ont élevé avec respect, ce qui est de
plus en plus le cas pour les petits-enfants identifiés depuis
quelques années. Probablement parce que ceux qui ont été confiés
à des sbires du régime qui savaient donc d'où venait l'enfant ont
été éduqués dans une atmosphère d'hostilité plus ou moins
ouverte et ont traversé un conflit psychologique qu'ils ont pu
surmonter en peu d'années lorsqu'ils se posaient des questions sur
leur identité et les conditions de leur venue au monde. De leur
côté, ceux qui sont identifiés maintenant déclarent souvent avoir
été aimés par leur famille d'adoption. Ils est donc probable
qu'ils ont hésité plus longtemps, sachant que s'ils s'avéraient
être des enfants volés, leurs parents auraient à subir des
poursuites judiciaires. Et c'est sans doute le cas de cette personne
qui s'est toujours su adoptée. En effet, il s'agit d'une instruction
en droit pénal, elle peut donc conduire ces parents adoptifs
derrière les barreaux si le juge démontre qu'ils avaient
connaissance de la falsification de l'état-civil du bébé. Ces
parents qui ont adopté à l'issue d'une procédure frauduleuse, on
parle d'ailleurs à leur propos d'apoderadores (ou voleurs
d'enfants), sont actuellement en prison ou viennent d'achever leur
peine et c'est ce qui est arrivé autour des premiers identifiés,
dont plusieurs ne cachent pas le ressentiment, voire la haine qu'ils
éprouvent maintenant envers eux.
Los Andes de ce matin L'information est à la une, en bas Juste au dessus, un problème lié à la gestion des déchets dans la proche banlieue de Mendoza |
Comme il reste environ 400
personnes à retrouver sur le demi-millier recherché, il se pourrait
que seule une minorité des enfants volés aient été confiés à
des sbires du régime et que la grande majorité ait été recueilli
par des couples de bonne foi à travers des voies qui avaient toute
l'apparence de la normalité, comme c'est le cas du petit-fils n°
116 qui a raconté qu'il avait été confié quelques heures ou jours
après sa naissance, en très mauvaise santé, à un orphelinat où
le pédiatre en titre l'a soigné puis adopté, sans imaginer que les
deux jeunes gens civils qui avaient laissé le bébé pouvaient être
liés au régime dictatorial en place.
La jeune femme qui a
montré son visage hier à Mendoza est la fille d'un couple de
militants léninistes, une minorité parmi les persécutés du
régime, la majorité des 30 000 disparus ayant été des péronistes
de différentes obédiences. Un mois et demi après avoir appris la
vérité, elle se félicite de ce qu'elle vit et est apparue
radieuse, dans une relation très affecteuse envers ses deux
grands-mères, qu'elle a la chance de pouvoir rencontrer, à 37 ans !
La une de Página/12 du 1er septembre 2015 |
C'est un fait que
l'association Abuelas de Plaza de Mayo fait tout ce qui est possible
pour respecter le délai dont la personne a besoin pour digérer
psychologiquement ce qui lui arrive, sans lui faire violence.
Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12 d'aujourd'hui
lire l'article de Página/12 du 1er
septembre, que je m'étais contenté de partager sur ma page Facebook sans avoir le temps de la commenter sur ce blog
lire l'article de Clarín
(au ton nettement moins hostile qu'il le fut il y a quelques années)
A Mendoza même :
(1) La seule explication
que j'ai pu recevoir est que ces retrouvailles opposent les Argentins
les uns aux autres et creusent à nouveau des fossés entre eux à
chaque fois que les plaies semblaient sur le point de se cicatriser.
Ce n'est pas faux. C'est aussi ce qui nous est arrivé, à nous, en
Europe, après l'Occupation nazie, la collaboration et la résistance
armée contre l'occupant. Il nous a fallu plus de cinquante ans pour
pouvoir analyser avec un peu de sérénité ces événements
tragiques de notre histoire. Puis, nous, en France et en Belgique,
nous avons connu un nouveau traumatisme, pire en France qu'en
Belgique, avec la décolonisation et l'arrivée précipitée en
métropole de nos ressortissants qui fuyaient les massacres en
Algérie et au Congo. Là encore, il nous aura fallu un demi-siècle
pour surmonter les souffrances et reconnaître la légitimité des
revendications opposées des deux partis. J'espère que les
Argentins, surtout s'ils admirent, avec juste raison, un personnage
comme José de San Martín, sauront prendre patience et accepter
qu'il faut donner du temps au temps.
(2) Il est vrai aussi que Mendoza
occupe une position géostratégique très différente de Buenos
Aires. Mendoza vit de très près et de façon très concrète le
voisinnage, pas toujours facile, avec le Chili. La population locale
en connaît les bons côtés mais aussi les inconvénients. Les
Mendocins perçoivent beaucoup mieux que les Portègnes les rivalités
territoriales entre les deux pays, les enjeux de développement local
de part et d'autre de la frontière, qui parasitent sur le terrain le
beau rêve de l'union continentale poursuivi par l'UNASUR et le
MERCOSUR, et ces enjeux antinomiques ne datent pas d'aujourd'hui.
Mendoza a été au premier rang pour constater que le Chili avait des
vues sur la Patagonie argentine à plusieurs reprises au XIXe
et XXe siècle. Mendoza est donc plus militariste que
Buenos Aires, l'armée y a bien meilleure réputation qu'à Buenos
Aires, y compris dans les milieux intellectuels et artistiques. C'est
dans sa chair que Mendoza a expérimenté l'importance des forces
armées alors qu'à Buenos Aires, l'expérience de l'Armée est
dominée par le traumatisme des nombreux coups d'Etat, qui ont tous,
depuis 1930, eu lieu dans la capitale fédérale où, à chaque fois,
ils ont fait de nombreux morts civils dans la rue et causé des
dommages matériels aux habitations des gens ordinaires.