Le 4 janvier 1870, le général Bartelomeo Mitre (1821-1906) fondait le quotidien La Nación, un journal toujours très important dans le paysage médiatique argentin contemporain.
Mitre, héros des guerres étrangères et civiles qui suivirent l’Indépendance, venait de quitter les fonctions de Chef de l’Etat qu’il avait exercées de 1862 à 1868. Auparavant, il avait lui-même été chroniqueur au quotidien El Progreso, le journal (disparu depuis) fondé par un autre grand homme politique, Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888), qui, bien que son aîné, devait lui succéder à la Casa Rosada.
Les deux présidents ont pour point commun d’avoir tous les deux été hommes de lettres, journalistes, officiers, d’avoir oeuvré successivement pour l’avancée sociale et intellectuelle du pays à l’imitation des pays européens et dans la ferme dénégation, inconsciente cela va sans dire, des spécificités culturelles sud-américaines (1). L’un fut historien et il a raconté dans les colonnes de La Nación la guerre d’Indépendance argentine, l’autre fut un ingénieur et un scientifique particulièrement brillant.
Mitre voulait faire de son quotidien un journal de fond, ce qu’il appelait une tribuna de doctrina, autrement dit ce que nous appellerions aujourd’hui un organe idéologique. Lui-même était libéral, militant du Partido Colorado uruguayen (2), il était profondément attaché aux valeurs démocratiques, au développement social du pays et de sa population et avait une conception centraliste de l’Etat. Il n’accepta la Constitution de 1853, qui faisait de l’Argentine un Etat fédéral, qu’un an avant sa propre élection à la Présidence, en 1861, après avoir remporté (probablement sans combat) la bataille de Pavón contre l’instigateur de cette constitution, Justo José Urquiza, qui avait chassé Rosas du pouvoir portègne en février 1852. En 1890, lorsque la classe moyenne de Buenos Aires se souleva contre la corruption et le népotisme du Gouvernement de Juárez Celman (Gouvernement dit Generación del Ochenta), Mitre prit rang dans le parti Unión Cívica, un rassemblement de citoyens démocrates qui voulaient obtenir la fin de la gouvernance de la Generación del Ochenta (génération de 1880) mais qui n’y parvint pas, en tout cas dans ces années-là (3). La Unión Cívica s’est dissoute au bout d’un an quand elle s’est divisée en deux groupes idéologiquement irréconciliables, dont le plus important est la Unión Cívica Radical, un parti de gauche, qui prône l’interventionnisme d’Etat et qui traverse de nos jours une crise majeure, dont on ne sait pas s’il pourra sortir vivant (4).
Le premier numéro de La Nación, le 4 janvier 1870, a été tiré à 1000 exemplaires, dans une capitale argentine qui ne comptait alors que 308 000 habitants. Quelques années plus tard, la grande vague d’immigration allait faire exploser cette démographie non seulement dans la ville et sur toute la côte du Río de la Plata jusqu’à la côte Atlantique à Mar del Plata (+ 370 % d’habitants à Buenos Aires stricto sensu entre 1870 et 1895). Un an seulement après cette première édition de La Nación, presque jour pour jour, commençait à Buenos Aires une épidémie de fièvre jaune qui allait presque décimer une capitale qu’on appelait encore La Gran Aldea (le gros village). 7,3% des Portègnes moururent pendant ce terrible été 1871 (de janvier à mai).
Dans l’histoire intellectuelle et politique de l’Argentine, La Nación a été un formidable vecteur d’innovations. En cela, elle a participé à donner du "Cône Bleu" (Cono Azul) l’image d’un pays moderne, comparable à un pays européen. Elle a donc rempli la mission que lui avait assignée son fondateur. C’est La Nación qui a publié le premier article sportif argentin sur une course de chevaux (comme dans un journal britannique) dès mars 1870. La Nación a eu son propre correspondant en Europe dès 1879, a introduit la photo dans ses colonnes dès 1900 et publié son premier reportage depuis l’étranger sur un match de football en 1903 (c’est vous dire ce que représente ce sport si, dès 1903, même La Nación s’y intéresse au point d’envoyer un reporter sur place suivre un match !).
Il y a un siècle, La Nación avait salué le Centenaire de l’Argentine en publiant une faramineuse édition spéciale de 700 pages le 25 mai 1910.
La Nación est sur Internet depuis 1995.
Pour aller plus loin : lire l’article que La Nación consacre à son anniversaire dans l’édition de ce jour.
(1) Dans ces années-là, personne, dans l’élite exerçant le pouvoir, ne pouvait concevoir le progrès, qu’il soit économique, social ou technique, autrement que comme une exacte réplique de ce qui se passait en Europe. Nul ne pouvait imaginer un quelconque intérêt à développer une culture qui ne fût pas européenne. Seuls les jésuites avaient tenté de et réussi à cultiver une identité locale, au 17ème et au 18ème siècles, mais encore était-ce dans les Missions, dites aussi Réductions, territoires concédés durant quelques décennies par le Roi d’Espagne pour l’évangélisation des Indiens, dans une région aujourd’hui à cheval entre Argentine, Paraguay et Bolivie. Une des provinces du nord de l’Argentine porte encore ce nom de Misiones et la population, largement rurale, y cultive toujours cet esprit d’acculturation insufflé par les jésuites avant la décolonisation. L’idée d’une culture proprement argentine, qui avait bel et bien existé sous Rosas, dans une Province de Buenos Aires encore très métissée, très agricole et essentiellement rurale, a émergé à nouveau au tournant du siècle. Elle fut à la fois une réaction de rejet contre la Generación del Ochenta, sa corruption abyssale et son népotisme éhonté et le fruit de la grande vague d’immigration : les ouvriers fraîchement débarqués d’Europe, parmi lesquels se trouvaient de nombreux idéologues anarchistes et socialisants, ont presque tous très vite pris conscience que l’infrastructure technique du pays était entièrement au pouvoir de capitaux anglais qui de fait le colonisaient. La revendication d’une culture propre, l’élaboration progressive et obstinée de cette culture propre, dont la genèse et le développement du tango est l’une des plus éclatantes manifestations, est donc aussi celle d’une indépendance effective du pays, sur les plans économique, politique et stratégique, alors que l’imitation de l’Europe, tant vantée par Mitre et Sarmiento, avait eu l’effet inverse à celui recherché : livrer l’Argentine pieds et poings liés au pouvoir de la Grande-Bretagne victorienne et post-victorienne, qui eut vis-à-vis de l’Argentine une conduite très largement impérialiste.
(2) Mitre avait dû s’exiler en Uruguay pendant le gouvernement fédéraliste de Juan Manuel de Rosas qui gouverna Buenos Aires de 1835 à 1852.
(3) La Generación del 80 quittera le pouvoir en 1916 avec l’élection, pour la première fois au suffrage universel (masculin) et à bulletin secret, du président radical Hipólito Yrigoyen (1852-1933).
(4) c’est le parti de l’actuel Vice-Président, Julio Cleto Cobos.
(2) Mitre avait dû s’exiler en Uruguay pendant le gouvernement fédéraliste de Juan Manuel de Rosas qui gouverna Buenos Aires de 1835 à 1852.
(3) La Generación del 80 quittera le pouvoir en 1916 avec l’élection, pour la première fois au suffrage universel (masculin) et à bulletin secret, du président radical Hipólito Yrigoyen (1852-1933).
(4) c’est le parti de l’actuel Vice-Président, Julio Cleto Cobos.