mercredi 13 janvier 2010

Les assiettes volent bas à la Casa Rosada [Actu]

C’est un vrai brol (1), comme disent les Bruxellois, un invraisemblable remue-ménage, comme disent les Français, un séisme cataclysmique, comme clamerait Cyrano de Bergerac, que vient de déclencher à la tête du Cône Bleu (2) un juge de New-York (toujours les yankis !) qui a gelé les avoirs en dollars que la Banque Centrale argentine (Banco Central) a déposé aux Etats-Unis. Cette décision, prise à la demande de débiteurs détenteurs de titres d’emprunt d’Etat argentins et las de renégocier sans cesse l’échéancier de remboursement, intervient au beau milieu d’un psychodrame politique majeur, arrivé à point en janvier pour secouer la torpeur de l’été. Les quotidiens argentins en sont remplis depuis une semaine. L’affaire concerne la politique économique et financière de la Présidente, Cristina Fernández de Kirchner.

Je ne vous en avais pas parlé encore parce que Barrio de Tango, ce blog, n’a pas vocation à passer en revue toute l’actualité politique argentine (il y a d’autres sites qui s’en occupent). En fait, je n’en parle ici que dans la mesure où les soubresauts de la vie publique du pays influencent la vie concrète des Argentins, leur vie au jour le jour, elle qui constitue le terreau où pousse le tango, art profondément politique et social, comme l’est n’importe quel art authentique dans les pays où les nécessités vitales ne sont pas garanties à de trop nombreux habitants et où le politique est alors bien légitimement au coeur des préoccupations de tous... Je vous résume donc la situation...

Il y a une semaine, la Présidente a destitué le Gouverneur de la Banque Centrale qui refusait de livrer au Gouvernement tout ou partie de sa réserve en dollars US avec laquelle elle entend éponger la dette publique contractée par l’Argentine avant le krach de décembre 2001, essentiellement sous les présidences ultra-libérales de Carlos Menem et Fernando de la Rúa. En effet, le Gouverneur, Martín Redrado, estime que ces réserves constituent une garantie de stabilité (relative mais bien réelle) de la monnaie argentine et qu’il est responsable de cette stabilité, toute relative qu’elle soit, lui qui peut présenter un bilan de gestion de la crise internationale actuelle que beaucoup de banques centrales lui envient et qui, par là même, a donc contribué à redresser l’image de son pays sur les marchés internationaux. Redrado a donc fait appel de la décision qui le limogeait. Il a eu gain de cause deux jours après et a donc repris ses fonctions, dans la situation difficile que vous pouvez imaginer. La juge qui l’a rétabli dans ses fonctions analyse que c’est au Congrès de démettre le titulaire de ce poste alors la Présidente considérait que le vote du Congrès sur ce point n'était qu’une formalité consultative. Elle a fait appel de la décision judiciaire et le Congrès a mis en tête de son ordre du jour l’examen de la destitution du haut fonctionnaire.

Tous les députés et sénateurs sont donc rentrés dare-dare de leurs villégiatures diverses et variées pour siéger à Buenos Aires, au coeur de l’été, sous la chaleur accablante et dans les orages météo qui s’abattent en ce moment sur la Capitale. Le débat parlementaire qui s’est instauré entre opposition et majorité est d’autant plus acharné qu’il n’y a plus de majorité en tant que telle dans le nouveau Congrès, renouvelé le 10 décembre dernier, avec le départ des sortants en fin de mandat et l’arrivée des élus des législatives nationales du 28 juin 2009 (voir mon article sur ce scrutin).

De surcroît, les lecteurs de la première heure de Barrio de Tango (le blog, pas le bouquin, qui n’est pas encore sorti) se souviennent que la Présidente et le Vice Président, qui est aussi de jure président du Sénat, sont en froid, c’est le moins qu’on puisse dire, depuis juillet 2008, lorsque le Vice Président, Julio Cobos, a voté contre un projet gouvernemental d’indexation de taxes agricoles sur les exportations de matière première, notamment le soja (lire mon article sur ce vote, c’était le premier de ce blog, et cet autre article sur les retrouvailles frisquettes des deux partenaires de formule après le vote en question).
Ajoutez à cela que la Présidente est péroniste et le Vice Président radical, c’est-à-dire qu’ils appartiennent chacun à des formations politiques qui se concurrencent et s’opposent depuis une soixantaine d’années sur des enjeux politiques similaires, à la fois sociaux et nationalistes (développer le potentiel économique argentin avec de la technologie et des capitaux nationaux), mais par des méthodes de gouvernement et des alliances différentes.

Après la décision du juge états-unien, l’affaire de la destitution-restauration du Gouverneur de la Banque Centrale a pris une tournure ubuesque (3) : la Présidente accuse Julio Cobos d’ourdir un processus de destitution à son encontre. Il voudrait, pense-t-elle, et son mari avec elle, devenir calife à la place du calife, comme on dit dans Iznougoud (4). Julio Cobos jure ses grands dieux que pas du tout, qu’il restera à sa place dans la formule présidentielle jusqu’à la fin du mandat actuel, c’est-à-dire jusqu’aux élections qui doivent avoir lieu en 2011 (on voit mal ce qu’il pourrait dire d’autre, soit dit en passant). Or il y a belle lurette (depuis juillet 2008) que les esprits bien intentionnés prêtent au Vice Président l’intention de se présenter lui-même à la magistrature suprême à la prochaine échéance électorale.

L’année du bicentenaire vient tout juste de commencer. Que va-t-elle bien pouvoir nous réserver partie comme elle est ?

Tous les journaux de ce matin sont pleins des rebondissements jarriens de cette affaire. Je vous laisse juger par vous même en quels termes et sur quel ton...

Pour la gauche :
Lire l’article de une de Página/12
Lire l’article de Página/12 consacré au soutien qu’apporte à la Présidente son ministre de l’Economie, Amado Boudou, qui fut auparavant le fringant Directeur Général de l’ANSeS, la Sécurité Sociale argentine.
Lire l’article de Clarín consacré aux accusations de Cristina Fernández contre Cobos
Lire l’article de Clarín consacré aux protestations de loyauté de Julio Cobos

Pour la droite (opposition nationale) :
Lire l’article de La Nación sur le procès d’intention de Cristina contre Cobos
Lire l’article de La Prensa sur le même sujet
Lire l’article de La Prensa consacré à la décision du juge nord-américain
Lire l’article de La Prensa consacré aux dénégations endolories de Cobos et à l’huile que Mauricio Macri, chef ultra-libéral du Gouvernement de la Ville autonome de Buenos Aires, verse sur le feu à grandes rasades...

Enfin, si après tout cela vous avez envie de prendre un peu de hauteur (ce serait bien naturel), immergez-vous donc dans l’interview que l’historien et écrivain Horacio Salas a accordée à La Nación au sujet des moeurs politiques qui règnent dans le pays...

Vous pouvez aussi vous (re)plonger dans l’interview récente (et encore téléchargeable) du dramaturge et metteur en scène Alfredo Arias sur Télérama Radio où il parle (en français) du grand chaos qu’est son pays natal et de tous ces hommes politiques qui passent leur temps à escroquer leurs concitoyens (lire mon article au sujet de cette interview).

(1) brol : terme populaire bruxellois qui signifie grand désordre (chambard, bazar, souk, en français de France).
(2) Cono azul, surnom de l’Argentine, comme la France est l’Hexagone ou la Belgique le Plat Pays (même s’il y a des montagnes à l’est). C’est un mélange entre la forme du territoire continental et la couleur du drapeau.
(3) adjectif tiré du nom du personnage principal d’une pièce sur l’absurdité du pouvoir dictatorial : Ubu roi, d’Alfred Jarry. L'adjectif sert à désigner des situations ou des décisions grotesques et irrationnelles sans aucune solution, encombrées de raisonnements absurdes et ridicules. Pour ceux que l'histoire de cet adjectif passionne, je renvoie à cette émission courte (6 minutes et 8 secondes), en français, récemment mise en ligne par Canal Académie et téléchargeable depuis le site de station, Grâce à Alfred Jarry, Ubu devient notre compagnon, de Bertrand Gallimard Flavigny.
(4) Rappelez-vous que René Goscinny, scénariste de ces légendaires albums de bande dessinée, a passé toute son enfance à Buenos Aires ! Il a dû lui en rester quelque chose une fois de retour en pays gaulois (el país galo, c’est comme ça qu’on surnomme la France en maintes contrées hispanophones, dont l’Espagne et l’Argentine)...